Il ne faudrait pas se méprendre sur cet ouvrage qui dresse un tableau sombre de la gauche française d’aujourd’hui. Certes, Anatomie d’une trahison(1)Éditions de l’Observatoire, avril 2022, 18 euros. se veut lucide. Mais on ne lit pas un livre désespéré. La gauche d’aujourd’hui ne se réduit pas aux renoncements à la justice sociale et aux services publics ni à l’abandon de l’humanisme universaliste et de l’école laïque. Le livre manifeste une confiance en la capacité de la gauche à se ressaisir et à se refonder.
On ne trouvera pas non plus un livre polémique et sans nuances contre une gauche qui s’est sabordée. Très engagé, le livre se veut également précis et même mesuré, soucieux d’éviter les explications trop simples. Dély épargne au lecteur le récit rétrospectif d’une gauche qui aurait couru de défaites inévitables en échecs inéluctables, comme si l’histoire était soumise à un déterminisme strict, sans contingence ni marges de liberté. L’auteur veut comprendre — et expliquer — comment une partie de la gauche s’est elle-même dévoyée au point de reprendre à son compte des idéologies politico-religieuses liberticides et inégalitaires.
Si Dély récuse les outrances verbales des néo-gauchistes autosatisfaits jusqu’à la caricature, ce n’est pas pour pratiquer une brutalité verbale à rebours. Il conteste le simplisme en s’affrontant à la complexité de réel. Militer pour l’universalisme laïque et républicain et refuser un mode de discours réducteur procèdent pour Dély du même engagement rationaliste et humaniste. Là est sans doute l’aspect le plus intéressant de l’ouvrage. L’engagement laïque de son auteur ne l’amène pas à limiter ses scrupules rationnels et son sens de la complexité du réel. Renaud Dély a la vive conscience de l’implication réciproque de la laïcité et de la rationalité.
Sans doute y a-t-il lieu également d’éviter un malentendu auquel pourraient prêter le titre et le sous-titre du livre Anatomie d’une trahison. La gauche contre le progrès, comme si la gauche devait s’identifier à une foi sans faille en un progrès inéluctable. Si Dély rattache la gauche à l’idée de progrès, ce n’est pas pour perpétuer certaines illusions des deux siècles passés ni pour dénier les urgences climatiques. Son progressisme mobilise une confiance de principe en la perfectibilité humaine qui vient des Lumières et faisait dire à Ferdinand Buisson, l’un des fondateurs de la laïcité française, qu’il y a toujours un lendemain pour l’humanité. La dénonciation par Renaud Dély d’une « gauche contre le progrès » vise la démagogie qui a porté une partie d’entre elles à cautionner les antivax, au mépris des préconisations des scientifiques. Au-delà, Dély pointe les compromissions avec des idéologies réactionnaires qui portent la gauche à tourner le dos à ses fondamentaux historiques. Il vise le négativisme d’une gauche apocalyptique dont la logorrhée radicale et le sectarisme masquent une impuissance à fédérer durablement pour changer la réalité.
La gauche convertie au macronisme a participé à l’affaiblissement spectaculaire des droits sociaux et des services publics. Elle a clairement tourné le dos à la gauche historique et paraît d’ailleurs avoir renoncé à s’en réclamer. C’est sans doute la raison pour laquelle l’ouvrage, dont l’objet est de traiter de l’état de la gauche française aujourd’hui, ne s’y attarde pas. Il n’en est pas de même de la gauche communautariste qui se présente comme la seule gauche véritable. Mais cette gauche-là a abdiqué devant les difficultés de sa tâche historique d’éducation populaire. Par aveuglement, intérêt ou lâcheté et, désormais, par habitude, elle est complaisante à l’égard de l’islamisme politique. Elle a perdu de vue la profonde dialectique qui unit la confiance en l’idéal humaniste et la reconnaissance des contraintes du réel. Dély cite une des belles formules de Jaurès selon laquelle le courage consiste à aller à l’idéal et à comprendre le réel. Ce courage est celui de Renaud Dély qui apporte par sa méticuleuse pugnacité sa pierre à la nécessaire renaissance de la gauche par la laïcité et de la laïcité par la gauche.
La laïcité n’est certes pas toute la gauche. Mais la première se racornit sans la seconde, en se privant de sa sève sociale. Et la seconde se saborde sans la première, en se dépossédant de son universalisme.
La laïcité, écrit Dély, c’est la gauche. Pas seulement elle, bien sûr, mais c’est forcément la gauche. La gauche sans la laïcité n’est plus la gauche, car elle se détourne de la marche du progrès et abandonne son ambition émancipatrice.
Notes de bas de page
↑1 | Éditions de l’Observatoire, avril 2022, 18 euros. |
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