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Recension de La destruction de l’État de Maroun Eddé

La destruction de l’État de Maroun Eddé (Bouquins Essai, 2023, 21 euros.) est le livre qu’il fallait écrire. Publié en septembre 2023, il est devenu encore plus actuel du fait qu’il recoupe largement les préoccupations mises en avant par la candidate à Matignon que s’est choisie le NFP. Par son parcours de normalien, passé par HEC, tour à tour consultant, chargé de mission à l’Institut Montaigne, responsable de divers organismes et projets à vocation économique, environnementale et sociale, Maroun Eddé est bien placé pour savoir de quoi il parle sans pouvoir être taxé de parti pris. Son livre offre un panorama et un bilan systématique de l’entreprise de démolition de l’État mise en œuvre en France, tous gouvernements confondus, depuis quarante ans.

L’ouvrage s’ouvre sur un constat : le malaise qui envahit les agents de l’État, confrontés à l’impression de ne plus pouvoir servir le bien public, parce que « c’est l’État lui-même qui organise son propre délitement » (p. 7), bradant ses fleurons industriels, dépouillant les services publics de leurs moyens et dessaisissant de leurs moyens d’action ses grands corps d’ingénieurs et d’administrateurs. Ce « sabotage » (p. 23) le résultat d’un mouvement qui a son origine dans la doctrine du « trop d’État » martelée par le courant néolibéral reagano-thatchérien : dans les années 1980-1990, à l’opposé du modèle planificateur soviétique, dans l’illusion de « la fin de l’histoire », il s’agissait de restreindre le plus possible les moyens de l’État et de lui appliquer les règles de gestion du secteur privé, dans le cadre de la marchandisation de tous les biens et services. D’où le thème de la « réforme de l’État » et de la réduction des coûts. Cette doctrine du « New Public Management » a essaimé depuis les pays anglo-saxons en Europe, où les gouvernements successifs, Chirac, Jospin, Sarkozy ou Hollande, jusqu’à Emmanuel Macron, l’ont appliquée avec obstination. Les dégâts sont là, bien visibles : pénurie d’enseignants, scandale des maisons de retraite, crise de l’hôpital public, pour ne citer que ceux-là.

Dans une première partie est retracé le démantèlement de tout ce qui faisait et rendait palpable la puissance de l’État, à commencer par le démantèlement des services publics, sommés d’être rentables, paralysés par les restrictions budgétaires et les « dysfonctionnements imposés (p. 28) », de façon à justifier ensuite la privatisation, présentée comme la « seule option possible » (p. 28). Maroun Eddé souligne l’absurdité de cette course à la rentabilité immédiate, car le coût des services publics doit être mis en regard avec les bénéfices, non moins réels, quoique difficiles à chiffrer, pour la collectivité comme pour les citoyens, qu’il s’agisse d’éducation, de santé, de sécurité, de transport ou de services postaux. Et inversement il rappelle les coûts « infiniment supérieurs » (p. 34) qui peuvent résulter, pour la collectivité, de suppression purement comptable des dépenses, puis de l’externalisation et de la privatisation : c’est ce qu’il appelle « le coût exorbitant des économies budgétaires ».

L’auteur retrace ensuite le démantèlement de la puissance industrielle française, développée avec le soutien de la politique « volontariste du général de Gaulle visant à garantir notre indépendance vis-à-vis des États-Unis (p. 67) », et illustrée par des réussites technologiques telles que le TGV, les ordinateurs Thomson ou les centrales nucléaires (quoi qu’on puisse penser par ailleurs de ces choix sur le plan écologique ou social). A ce tableau, succède à partir des années 1990-2000, dans un monde mondialisé et financiarisé, la marche de la France à la désindustrialisation, au nom de l’idéal mythique d’une « France sans usines (p. 70) », autre avatar de la « fin de l’histoire ». Dans ce mouvement, la gauche partage les responsabilités avec la droite, en même temps que le Parti socialiste achevait de divorcer de sa base populaire pour « se concentrer sur des revendications postindustrielles et sociétales » (p. 75). C’est ignorer que la puissance appartient à ceux qui détiennent les moyens de production concrets (p. 77). C’est ce que Maroun Eddé appelle « la revanche de Marx » (p. 77), face à quoi le mot d’ordre macronien de la « start-up nation » ne représente qu’un mythe.

Cette première partie analyse ensuite le phénomène des privatisations, qui mettent « l’État au service de la rente privée » (p. 100). Le dernier chapitre retrace « la déroute énergétique » (p. 124), avec notamment le démantèlement d’EDF, pour obéir aux dogmes libéraux de Bruxelles, l’alignement sur l’Allemagne des prix de l’électricité et finalement la dévitalisation du service public de l’électricité.

La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée à la démolition de l’administration de l’État par ses dirigeants mêmes. L’exemple emblématique choisi dans le premier chapitre est « la mise à mort du ministère de l’Équipement », sacrifié au nom de « la sacro-sainte Révision générale des politiques publiques », qui imposait la réduction drastique des fonctionnaires et ingénieurs de l’État et le transfert au secteur privé des grands projets et de grandes infrastructures que, mû par le profit à court terme, il n’était pas à même de réaliser. Les conséquences en sont, outre la détresse des fonctionnaires, accusés de ne servir à rien et cantonnés dans la rédaction de rapports, le gonflement des coûts dus à leur remplacement par les cabinets et bureaux d’étude privés (p. 175) et la dégradation des services due à l’émiettement des prestataires (p. 176).

Le chapitre suivant analyse « le piège de la décentralisation » qui, contrairement à son objectif affiché, a mené au délaissement des collectivités locales sans que l’État central cesse d’être omniprésent (p. 180). Le résultat est l’« inflation bureaucratique » (p. 188) et l’absence de communication entre Paris et le terrain (p. 191). Un chapitre spécial est consacré à la politique d’Emmanuel Macron, qui, formé à l’idéologie libérale de l’auto-régulation du monde par les forces du marché, poursuit la désintégration de l’État, moyennant privatisations et précarisation, et en s’attaquant à la spécialisation des corps de la haute fonction publique au détriment des compétences (p. 209). Privé d’un appareil efficace et expérimenté, le président est alors seul (p. 215), réduit à « empiler les rapports » (p. 216) et à multiplier les annonces qui risquent de ne pas être tenues.

Non moins accusatrice, preuves à l’appui, la dernière partie, « Coup d’État au sein des élites ». C’est d’abord « le détournement des formations » : les grandes écoles destinées à la formation des fonctionnaires et hauts fonctionnaires de l’État, Sciences Po, Polytechnique, l’ENS-Ulm, voient leur vocation réorientée vers la formation de cadres du privé, de financiers ou de spécialistes de lobbying ou de consulting, tandis que leurs élèves qui souhaitaient s’engager pour servir l’État en sont dégoûtés. Dans l’autre sens, les grandes écoles de commerce deviennent aussi aptes à former les cadres de l’État, puisque celui-ci est désormais considéré comme « une entreprise comme les autres » (p. 241). Tout cela, joint à la hausse exorbitante des frais d’inscription, permet « la revanche des héritiers » (p. 244) sur le système méritocratique hérité du XIXe siècle (quelles qu’aient pu être ses insuffisances que l’auteur reconnaît volontiers), et la formation d’une caste(1)Voir Laurent Mauduit, La Caste, La Découverte, 2018. de décideurs partageant entre eux les modes de pensée et de gestion du privé.

C’est cette uniformisation que décrit le chapitre suivant, « La déconnexion de la haute fonction publique », à travers le dévoiement de l’ENA, devenue « accélérateur de carrière pour de jeunes cadres du privé » (p. 253), puis le projet d’Emmanuel Macron de la remplacer par l’INSP (Institut National du Service Public, appellation probablement ironique), allant donc encore plus loin dans l’indifférenciation entre fonctionnaires, ce qui déconnecte encore plus l’administration de la réalité du terrain. L’État ayant été ainsi privé de compétences réelles, il ne lui reste plus qu’à faire appel aux consultants. C’est ce que dénonce le chapitre suivant, « Les consultants au cœur de l’État » (p. 269), avec notamment le scandale McKinsey. Maroun Eddé montre à ce propos de façon savoureuse comment les cabinets de consulting, rémunérés à prix d’or, formés à la gestion et à la gestion des chiffres enrobées d’une communication flatteuse, ne peuvent pas fournir une analyse nuancée en rapport avec les nécessités de fond, et font perdre leur temps aux agents de l’État en même temps qu’ils découragent les compétences. L’État (c’est l’objet du dernier chapitre) se retrouve ainsi « capturé », investi par une « nouvelle élite managériale » rétrécie, pour qui privé et public se confondent, et persuadée de savoir ce qui est bon pour la population, sans alternative possible comme le disait Margaret Thatcher.

Dans l’épilogue, l’auteur recense néanmoins les raisons d’espérer. Tirant les leçons de l’entreprise néolibérale, il est possible à l’État, à condition de le vouloir, de retrouver sa fonction de stratège et de moteur, innovateur et à la fois investisseur et client, conditions nécessaires à la cohésion sociale.

Voilà donc un livre salutaire, à la fois dense et précis, satirique et polémique à l’occasion, mais toujours appuyé sur les faits, détaillé, mais ne perdant jamais de vue les leçons à tirer. Pour résumer, on en retirera trois :

1. Une conséquence : l’explosion des inégalités, le délaissement de territoires et de catégories entières de la population, tandis que les décideurs sont préservés et se retrouvent entre eux, l’ascenseur social ayant été mis en panne.

2. Un paradoxe : l’explosion des dépenses, contrairement aux objectifs affichés par les gouvernements, avec la multiplication des niveaux de décisions, l’inflation des contrôles, des rapports, les recours au consulting, tandis que l’action de l’État se voit paralysée.

3. Une illusion : la croyance dans un État qui pourrait n’être qu’un vague stratège sans avoir de troupes, cela en référence à une vision mal comprise des USA, où en réalité l’État a joué un rôle essentiel dans les développements de l’industrie et de la recherche (l’iPhone, la Silicon Valley, par exemple, p. 91-92). En regard de cette illusion, Maroun Eddé rappelle obstinément que seul l’État peut mener les grands projets dont le retour sur investissement se situe à long terme (moyens de communication, énergie, santé, etc.), ce qui donne à ses opérateurs le rôle de « bâtisseurs d’arrière-plan » (p. 156).

Notes de bas de page[+]

Notes de bas de page
1 Voir Laurent Mauduit, La Caste, La Découverte, 2018.
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