Ce livre de deux économistes, paru au Seuil en septembre 2022, peut être lu dans le prolongement d’un précédent ouvrage de Thomas Coutrot, Libérer le travail (2018), pour ce qui est du propos politique de l’auteur : trouver des marges de manœuvre face au capitalisme néolibéral et aux formes renouvelées du management. C’est le sens du sous-titre du présent ouvrage « Une aspiration révolutionnaire » dont nous discuterons la portée.
Mais il s’agit d’abord d’une utile description d’un phénomène dont la visibilité s’est récemment accrue avec les démissions en masse.
Au-delà de la médiatisation, l’ouvrage apporte des éléments d’analyse qualitative précieux, sous forme d’extraits d’entrevues et d’enquêtes statistiques « Conditions de travail » menées régulièrement par la Dares. En comparant les données de 2013 et 2016, on voit ainsi que la probabilité de changer d’emploi chez les salariés hors CDD et intérim est impactée en premier lieu par un « faible sens du travail », que la « forte intensité du travail » et le « manque de soutien hiérarchique » suivent, tandis que le facteur « pas bien payé » vient en dernier.
Le compromis fordiste ébranlé
Ce compromis signifie que les travailleurs ont accepté de ne discuter que des aspects quantitatifs des relations salariales, en échange de la promesse dorée de la consommation. On voit ce qu’il en subsiste.
Le Big Quit (ou Great Resignation, Great Reshuffle) est apparu aux États-Unis au début de 2021, en France à la fin de la même année.(1)Fin 2021 et début 2022, le nombre de départs volontaires dans notre pays a atteint plus de 500 000 par trimestre, dans la plupart des cas de la part de salariés en CDI. Mais ce taux de démission élevé peut en partie s’expliquer par le dynamisme du marché du travail : sur 10 personnes ayant démissionné d’un CDI au second semestre 2021, 8 étaient à nouveau en emploi dans les 6 mois qui ont suivi. Si le lien avec la pandémie du Covid-19 est clair, en particulier dans le domaine de la santé ou en raison du développement du télétravail, si l’inflation et la stagnation des salaires expliquent la montée de l’insatisfaction, des facteurs de plus longue portée doivent être invoqués.
Parmi les facteurs poussant à désirer changer de travail, l’argument écologique — le sentiment de faire un « sale boulot », polluant ou détruisant la nature — est plus récent et moins étudié. Les auteurs soulignent que le rapprochement des syndicats et des écologistes est tardif et les conflits portant sur la protection de l’environnement rares (voir le cas récent de la papeterie de la Chapelle-Darblay); ils en prédisent le développement.
Mais c’est bien la question de l’organisation du travail, du management, qui est au cœur de l’analyse des auteurs :
« Nous allons montrer que les recettes rigides du lean management [production allégée] ou du new public management, implantées avec constance depuis trente ans, visent à réduire la part vivante [NDLR – celle de la création humaine irréductible aux prescriptions] du travail et sont à l’origine de sa perte de sens. »
Cette démonstration se déploie dans le chapitre du livre consacré au « management par le chiffre », celui des objectifs imposés, qui recouvre diverses formes selon les secteurs :
- Avec la financiarisation de l’économie, la pression des actionnaires et des agences de notation s’est accrue, particulièrement dans les grandes entreprises. Si le toyotisme a pu représenter un progrès par rapport au taylorisme, avec un progrès de l’autonomie au travail dans les années 1990, les marges de manœuvre des salariés ont décliné depuis.
- Quant au « management désincarné », il s’illustre surtout dans le secteur public avec le NPM (new public management) copié du secteur privé. Qu’on pense à l’hôpital.
- Dans le secteur marchand et associatif, c’est la sous-traitance qui caractérise l’absence de sentiment d’utilité et de possibilité de développement des compétences des salariés.
Fausses solutions et perspectives d’espoir
Un chapitre décapant est consacré aux tentatives des entreprises de donner un objectif honorable et motivant à leur activité : la responsabilité sociale et environnementale (RSE), avec cabinets de conseil et organismes de certification pour appâter les investisseurs soucieux d’éthique et rassurer les consommateurs ou les pouvoirs publics. Des exemples de fumisterie sont énumérés : General Electric, La Poste, Volkswagen, Orpea… sans même parler du secteur financier, et il est montré que les salariés des entreprises se prévalant de la RSE ne s’en trouvent pas plus satisfaits ni motivés.
Et les entreprises « à mission d’intérêt social ou environnemental », créées avec un caractère facultatif et non contraignant par la loi PACTE de 2019, ne semblent pas promises à un meilleur développement.
Quant à la « libération » managériale du travail, malgré ses intentions humanistes, elle a des aspects paradoxaux. Voulant faire accéder les salariés à une autonomie professionnelle, des entreprises vont jusqu’à abandonner les objectifs chiffrés et le commandement hiérarchique ; ce fut la démarche de Michelin en 2013, avec des équipes semi-autonomes. Mais les auteurs montrent le caractère limité — et réversible — de cette libération.
Il semble aussi que ce qui est gagné en sens du travail a pour revers une intensification de celui-ci sous l’effet de nouveaux contrôles : autocontrôle, contrôle par les pairs, les experts ou les clients… Et bien sûr, la volonté du « plein emploi des compétences » restera limitée au champ de celles-ci, définies par le management, et pas au-delà.
C’est pourquoi l’ouvrage donne ensuite la parole aux initiatives « venues d’en bas ».
Concernant le rôle des syndicats, tout en reconnaissant que « ayant négligé longtemps la question du sens du travail, les syndicats ont aujourd’hui du mal à se saisir du mal-être et de l’indignation causés par les conflits éthiques » (d’où le succès des coordinations « inter- »), les auteurs analysent l’expérimentation de « recherches-actions » développées avec des chercheurs par plusieurs organisations ou fédérations. Si ces expérimentations produisent des effets positifs pour les syndicats aux élections professionnelles, elles ne suffisent pas à remettre en cause les structures de pouvoir dans l’entreprise.
La « nouvelle vague des coopératives » dont les SCIC (société coopérative d’intérêt collectif) et les CAE (coopératives d’activité et d’emploi) est ensuite scrutée sans masquer les contradictions (en particulier pour les CAE qui tendent à réaliser un salariat sans subordination) pour déboucher sur la question fondamentale de la démocratie sociale.
La « socialisation du capital » est évoquée rapidement p. 91 à 93. Elle est entendue par les auteurs comme une « codétermination » qui ouvre le contrôle de l’entreprise à l’ensemble des parties prenantes : salariés et apporteurs de capitaux, clients ou usagers, associations de défense de l’environnement, etc., et acteurs publics pour les secteurs stratégiques. La nature de la propriété au sens juridique classique d’usus, fructus et abusus s’en trouve éclatée.
On voit là qu’on s’écarte des conceptions anciennes de la socialisation des moyens de production par l’accès des travailleurs à la propriété du capital. Les discuter dépasserait le cadre de cette recension qui a surtout pour but de signaler l’émergence de pistes nouvelles de lutte pour les travailleurs. Thomas Coutrot le reconnaît dans son ouvrage précédent cité ci-dessus : tant que l’on reste dans le domaine de l’abstraction qu’est l’équivalent monétaire, c’est-à-dire le règne de la marchandise et des marchés, on ne peut que tendre à donner des outils de résistance qui puissent devenir « subversifs ». Chacun déterminera si cela est suffisant.
Notes de bas de page
↑1 | Fin 2021 et début 2022, le nombre de départs volontaires dans notre pays a atteint plus de 500 000 par trimestre, dans la plupart des cas de la part de salariés en CDI. Mais ce taux de démission élevé peut en partie s’expliquer par le dynamisme du marché du travail : sur 10 personnes ayant démissionné d’un CDI au second semestre 2021, 8 étaient à nouveau en emploi dans les 6 mois qui ont suivi. |
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