« Six jeunes alsaciennes en résistance »
Cette bande dessinée, réalisée et écrite par Etienne Gendrin(1)Né à Mulhouse en 1981., d’après un récit d’Alice Daul(2)Alice Gillig, née Daul le 19 juillet 1916 à Strasbourg, et morte le 11 novembre 2011 dans la même ville, est une ancienne cheftaine des Guides de France. Figure féminine de la résistance française, elle participe pendant la Seconde Guerre mondiale à l’Équipe Pur-Sang, un réseau de passeurs. Elle est militante de La Vie Nouvelle et de l’Union féminine civique et sociale (UFCS)., est l’occasion de démonter un cliché selon lequel il y aurait eu une adhésion globale de la population régionale à l’idéologie nazie ou du moins une certaine passivité. La réalité, comme pour l’ensemble de la France et des Français, n’est ni dans l’adhésion ni dans la résistance. En effet, les faits indiquent qu’une minorité avait collaboré soit par conviction idéologique, soit pour conserver une position dominante sur le plan économique dans la société et, à l’inverse, une autre minorité était entrée en résistance dès la trahison avérée du Maréchal Pétain lors de la rencontre de Montoire. Entre ces deux attitudes, une majorité demeurait dans une certaine passivité qui n’empêchait pas des aides ponctuelles pour aider et cacher des personnes recherchées par la Gestapo ou la police de Vichy parce que juifs ou résistants ou les deux.
En tant qu’instituteur, chaque année à l’école publique Célestin Freinet de Wittenheim, je faisais lire à mes élèves un livre intitulé Les Pas Malgré Nous ou Les dix de Ballersdorf qui évoquait la situation tragique des jeunes Alsaciens qui devaient accepter d’être intégrés dans la Reichsarbeitsdienst (RAD), service du travail obligatoire au sein du Reich puis, en 1942, incorporés de force dans la Wehrmacht voire des compagnies SS(3)Les « malgré-nous » sont des Alsaciens et Mosellans qui ont été forcés à intégrer l’armée allemande lors de la Seconde Guerre mondiale. En 1940, l’Allemagne annexe l’Alsace et la Moselle. Les deux territoires sont alors soumis à la conscription — l’inscription au service militaire — obligatoire. Pourtant, il ne s’agissait au début que d’une simple propagande incitant les Alsaciens et les Mosellans à s’engager. Voyant que les efforts ne trouvaient aucun résultat, le gouvernement allemand décide d’accélérer le pas : le 25 août 1942, le responsable de l’Alsace pour le parti nazi, Robert Wagner, publie une ordonnance obligeant les jeunes Alsaciens et Mosellans, mais aussi les Luxembourgeois et les Belges, à se soumettre au service militaire de la Wehrmacht, l’armée régulière allemande. Au total, ce sont plus de 130 000 Alsaciens et Mosellans qui ont été incorporés de force. Une grande partie des malgré-nous » est enrôlée dans la Wehrmacht ou dans la Waffen-SS dont les unités subissent de très lourdes pertes sur le front de l’Est. Près de 50 000 malgré-nous sont tués ou portés disparus dans les combats contre l’Armée rouge.
En cas d’insoumission, des représailles menaçaient les familles et les proches : exécution des déserteurs, internement des parents et des proches au camp de Schirmeck voire dans le camp de concentration de Natzweiler-Struthof, déportation ou « transplantation » en Pologne voire en Russie. Nombreux furent les réfractaires qui, suite à des opportunités diverses, rejoignirent soit l’Armée rouge dont les chefs, ne comprenant pas leur situation, les prenaient pour des Allemands, les internèrent souvent, soit les Alliés au moment du débarquement, soit se cachèrent lors de permission pour ne plus retourner au front. Cette dernière situation fut celle de mon beau-père. Quant « Aux dix de Ballersdorf », ils réussirent à rejoindre la Suisse malgré les menaces. Nous pouvons imaginer le choix cornélien que ce fut pour eux.
La BD fourmille de faits historiques qui décrivent le calvaire vécu par les Alsaciens
Infirmière dans l’Armée française, Alice, le personnage réel principal, est démobilisée à Pau et retourne en Alsace. Elle arrive à Strasbourg annexée par le Reich et est accueillie comme tous les passagers de retour par la propagande allemande qui affirme que la France les a abandonnés. Ils sont obligés de faire le salut nazi et de clamer « Sieg heil » (Sieg signifie « victoire » et heil « salut »). Dans la rue, elle remarque, étonnée, les regards méfiants et fuyants. Elle aperçoit la synagogue brûlée. Sa famille l’informe des changements : hors de la maison, il faut parler allemand ou alsacien, ne plus demander la « Place Kléber », mais la « Karl Roos Platz »(4)Karl Roos est un autonomiste qui s’est consacré à la lutte contre la francisation de l’Alsace au lendemain de la Première Guerre mondiale. Durant l’annexion entre 1871 et 1914-18, il soutenait une thèse selon laquelle il s’élevait contre l’influence française qui abâtardissait selon lui, l’âme alsacienne et il se félicitait de la voir reculer dans les jeunes générations au profit de l’Allemand.. Les expulsions se multiplient, la moitié de la ville est vidée de ses habitants et les places vides sont prises par des Bâdois(5)Allemands du pays de Bâde, région voisine de l’Alsace.. Il faut se méfier des voisins qui pourraient être les premiers à dénoncer les attitudes francophiles. Son père lui annonce que la distillerie dans laquelle il travaille appartient à des Israélites qui ont dû fuir et que le maire allemand l’a nommé, malgré sa réputation de francophile, « Administrateur séquestre » (Kommissarisher verwalter). Pour éviter l’expulsion, il a accepté et précise « Je travaille pour les Allemands, mais mon équipe est alsacienne et s’engage à rendre aux Stein l’entreprise à la fin de la guerre. » Cela sous-entend qu’il est convaincu de la défaite, tôt ou tard, de l’Allemagne. Toutes les « Unions de jeunesse d’Alsace » sont dissoutes au profit des « jeunesses hitlériennes » (Hitlerjungen). La jeune Alice récupère le matériel scout et organise la reconstitution clandestine de sa section. L’auteur relate un fait qui montre la francophilie importante qui règne parmi les Alsaciens : les dizaines de milliers de prisonniers de guerre français mal nourris par les occupants reçoivent du ravitaillement des civils alsaciens qui les couvrent de cadeaux tout en criant « Vive la France ! ». L’équipe scoute reconstituée met en place des filières de passage à travers les Vosges et vers la Suisse pour les prisonniers français surtout, mais aussi polonais qui s’évadent. Le nombre 11 apparaît à certains endroits, sur les murs, dans les compartiments des voitures de voyageurs… En allemand, 11 se dit « elf » et pour les Alsaciens cela devient E.L.F. et l’acronyme pour « Es lebe Frankreich » ou en français « Vive la France ! ».
La Rose et le Réséda
Lorsque j’étais secrétaire de la cellule de Wittenheim du PCF, cellule très critique vis-à-vis du système soviétique et du goulag, de l’affirmation faite par Georges Marchais lors des JO d’été de 1980 à Moscou qui établissait un « bilan globalement positif » du socialisme des pays de l’Est, j’ai eu l’occasion de parler avec un mineur retraité, militant CGT et communiste, de la période de la Seconde Guerre mondiale. Il fut arrêté par la Gestapo et interné au camp de Schirmeck dans le Bas-Rhin.
Ces histoires qui reviennent à la lecture de cette BD me font penser au poème de Louis Aragon, « La Rose et le Réséda », qui illustre parfaitement d’un côté les héroïnes très pieuses et de l’autre le militant athée et communiste. Tous agirent pour la Liberté, celles et ceux qui croyaient au ciel et celles et ceux qui n’y croyaient pas.
Celui qui croyait au ciel
Celui qui n’y croyait pas …Qu’importe comment s’appelle
Cette clarté sur leur pas
Que l’un fût de la chapelle
Et l’autre s’y dérobât …Fou qui fait le délicat
Fou qui songe à ses querelles
Au cœur du commun combat …Et leur sang rouge ruisselle
Même couleur même éclat …
Il coule il coule il se mêle
A la terre qu’il aima
Pour qu’à la saison nouvelle
Mûrisse un raisin muscat
Notes de bas de page
↑1 | Né à Mulhouse en 1981. |
---|---|
↑2 | Alice Gillig, née Daul le 19 juillet 1916 à Strasbourg, et morte le 11 novembre 2011 dans la même ville, est une ancienne cheftaine des Guides de France. Figure féminine de la résistance française, elle participe pendant la Seconde Guerre mondiale à l’Équipe Pur-Sang, un réseau de passeurs. Elle est militante de La Vie Nouvelle et de l’Union féminine civique et sociale (UFCS). |
↑3 | Les « malgré-nous » sont des Alsaciens et Mosellans qui ont été forcés à intégrer l’armée allemande lors de la Seconde Guerre mondiale. En 1940, l’Allemagne annexe l’Alsace et la Moselle. Les deux territoires sont alors soumis à la conscription — l’inscription au service militaire — obligatoire. Pourtant, il ne s’agissait au début que d’une simple propagande incitant les Alsaciens et les Mosellans à s’engager. Voyant que les efforts ne trouvaient aucun résultat, le gouvernement allemand décide d’accélérer le pas : le 25 août 1942, le responsable de l’Alsace pour le parti nazi, Robert Wagner, publie une ordonnance obligeant les jeunes Alsaciens et Mosellans, mais aussi les Luxembourgeois et les Belges, à se soumettre au service militaire de la Wehrmacht, l’armée régulière allemande. Au total, ce sont plus de 130 000 Alsaciens et Mosellans qui ont été incorporés de force. Une grande partie des malgré-nous » est enrôlée dans la Wehrmacht ou dans la Waffen-SS dont les unités subissent de très lourdes pertes sur le front de l’Est. Près de 50 000 malgré-nous sont tués ou portés disparus dans les combats contre l’Armée rouge. |
↑4 | Karl Roos est un autonomiste qui s’est consacré à la lutte contre la francisation de l’Alsace au lendemain de la Première Guerre mondiale. Durant l’annexion entre 1871 et 1914-18, il soutenait une thèse selon laquelle il s’élevait contre l’influence française qui abâtardissait selon lui, l’âme alsacienne et il se félicitait de la voir reculer dans les jeunes générations au profit de l’Allemand. |
↑5 | Allemands du pays de Bâde, région voisine de l’Alsace. |