À la question de savoir comment sauvegarder le soin psychique dans un contexte social de casse des services publics, je répondrais simplement : en permettant aux professionnels du soin de se réapproprier le pouvoir d’organisation qui a été confisqué par la technocratie.
Cette dépossession des professionnels de l’organisation sociale de leurs missions est le fait social le plus pathognomonique de la civilisation néolibérale des moteurs. Tous les métiers sont impactés. Ken Loach, réalisateur de génie écrit dans Défier le récit des puissants :
« Avec le temps, ça a été de plus en plus contrôlé. Plus les années ont passé, plus le format de ce qui marchait, en termes d’audience, s’est développé et rigidifié. Tout s’est bureaucratisé, hiérarchisé et, comme dans toute industrie, la pression sur la production s’est fortement intensifiée. La tendance est à la réduction des équipes et à la multiplication des manageurs qui, pour justifier leur position, se doivent d’intervenir dans tous les domaines, du scénario au casting. Dans les années 1960, ils ne vous disaient pas quel acteur vous deviez engager. Aujourd’hui, l’équipe de comédiens doit être approuvée par les représentants des maisons de production, par ceux de la BBC ou d’ITV, par le responsable du département, par le responsable de la chaîne…(1)Ken Loach, Défier le récit des puissants (2014), Indigène éditions, 2017, p. 27. ».
Sauvegarder le soin psychique suppose que nous puissions nous donner les moyens d’une lutte sociale qui permette de nous réapproprier la puissance d’un acte de création confisquée par le pouvoir normatif des managers, faire en sorte que la substance de nos métiers ne soit pas altérée, colonisée par la violence technocratique. En prescrivant les conditions formelles de nos actes professionnels, comme le fait par exemple Olivier Véran pour les psychologues, en prescrivant des conditions formelles normatives, la technocratie modifie nos métiers, taylorise ceux qui les exercent. A la place de notre capacité de penser et de créer le technocrate dont Gilles Deleuze disait qu’il était l’ami du dictateur, le technocrate installe ses habitus dans nos structures mentales.
Je sais que le temps nous est compté, c’est même de cette manière que toute bureaucratie installe de nos jours ses armes de destruction massive de l’éthique et de la politique des métiers du soin et de l’éducation. Il faut faire vite pour mieux rentabiliser les actes de soin et d’éducation, les convertir en données numériques, en langage de machines, langue commune à ce que j’appelle la rationalité pratico-formelle, c’est-à-dire à la pensée des affaires et du Droit. On se souvient de l’heureuse et terrible formule de Jean-François Lyotard : « Dans un univers où le succès est de gagner du temps, penser n’a qu’un défaut, mais incorrigible : d’en faire perdre.(2) Jean-François Lyotard, Le postmoderne expliqué aux enfants, Paris : Galilée, 1988-2005, p 60.»
Au moment où la guerre meurtrit l’Europe avec ses technologies de pointe, sa violence immonde, nue, le Droit et les affaires redécouvrent l’arrière-fond dont ils émergent. Le darwinisme social d’Herbert Spencer nous avait alertés, il arrive un moment où la concurrence de tous contre tous, qu’il appelle de ses vœux pour sélectionner les meilleurs, n’emprunte plus la voie de la lutte armée, mais celle de la compétitivité économique. Et réciproquement. Il y a une parenté entre l’éloge de la force dans sa version militaire et l’éloge de la force dans sa version marchande. Simone Weil nous avait avertis, les deux concourent à cadavériser le vivant.
C’est parce que la lutte armée et la concurrence économique débridée appartiennent au même « foyer d’expérience », à la même matrice subjective et symbolique qu’aujourd’hui nous pouvons tenir des Assises citoyennes du soin psychique au moment même où à quelques heures de Paris les horreurs de la guerre enténèbrent notre devenir. Le pouvoir ne se confond pas nécessairement avec la violence, mais la violence est toujours en arrière-fond du pouvoir. Michel Foucault écrit sur cette relation des sujets au pouvoir : « Est-ce que cela veut dire qu’il faille chercher le caractère propre aux relations de pouvoir du côté d’une violence qui en serait la forme primitive, le secret permanent et le recours dernier – ce qui apparaît en dernier lieu comme sa vérité, lorsqu’il est contraint de jeter le masque et de se montrer tel qu’il est ?(3) Michel Foucault, 1982, Le sujet et le pouvoir, Dits et écrits, IV, op. cit., p 236.»
L’art et le soin sont peu de chose, filles de la vulnérabilité, enfants de la « misère et du soleil », ils permettent, pour reprendre l’expression de Walter Benjamin, de « dépasser la négativité du monde par le désespoir de notre imagination. » Il n’y a pas de pensée sans imagination. Or, c’est l’imagination que la technocratie empêche, récuse dans et par ses évaluations fallacieuses qui convertissent nos actes en scores quantitatifs, en indicateurs quantitatifs de performance.
Chaque société a la pathologie qu’elle mérite et la psychiatrie qui lui convient. La psychopathologie a une histoire, elle est, disait encore Michel Foucault, « un fait de civilisation ». La transformation des souffrances psychiques, exprimées dans des symptômes, en catalogue de « troubles du comportement », est un des vecteurs les plus puissants de la civilisation néolibérale des mœurs. La notion vaseuse et trouble de « troubles » n’a aucune consistance épistémologique, elle est un mode de gouvernementalité des conduites qui permet le quadrillage le plus serré des populations. Elle est un choix des pouvoirs qui, avec le consentement d’une partie des professionnels, assoit une conception épidémiologique de la souffrance psychique et sociale, c’est-à-dire réduit le sujet à un « segment de population statistique ». Il s’en est suivi progressivement une transformation des diagnostics et des traitements, transformant toujours davantage la diagnose humaniste des soins psychiques en traitement populationnel et actuariel des risques psycho-sociaux.
L’évolution de nos sociétés disciplinaires vers des sociétés totalitaires de contrôle des informations combinée à l’émergence des nouvelles technologies a fait le reste. L’instrumentalisation perverse des neurosciences invitées à participer à une « neuro-pédagogie » et à une « neuro-thérapie » ne change rien à l’affaire. Cette instrumentalisation perverse des sciences participe de la société du spectacle, de la propagande et de la publicité pour mieux vendre une nouvelle figure politique et anthropologique, celle d’un humain « neuro-économique ». C’est chez l’historien camerounais Achille Mbembe que je trouve la définition la plus puissante de cette nouvelle anthropologie sur laquelle je travaille depuis plus de vingt ans : « Une forme inédite de la vie psychique adossée à la mémoire artificielle et numérique et à des modèles cognitifs relevant des neurosciences et de la neuro-économie se fait jour. Automatismes psychiques et automatismes technologiques ne formant plus qu’un seul et même faisceau, la fiction d’un sujet humain nouveau, « entrepreneur de soi-même », plastique et sommé de se reconfigurer en permanence en fonction des artefacts qu’offre l’époque, s’installe.(4) Achille Mbembe, 2013, Critique de la raison nègre, Paris, La Découverte Poche, 2015, p 13 ; cf. aussi notre ouvrage de 2008 (Roland Gori, Marie-José Del Volgo, Exilés de l’intime, réédition Paris, LLL, 2020) où nous nommions « sujet neuro-économique » cette fiction anthropologique qui hante nos imaginaires sociaux et qui prend ses marques dans le développement d’une science nouvelle, la neuro-économie, située au croisement des sciences économiques, essentiellement expérimentales, et des neurosciences.»
Cette fiction anthropologique d’un sujet neuro-économique se trouve corrélée à des dispositifs de contrôle et de suivi numériques des personnels des services publics, en particulier du soin et de l’éducation. Le New Public Management passe par le Web. Les subjectivités comme ce qui les gouverne se dissolvent dans le numérique, ils sont en interconnexion. L’un ne va pas sans l’autre. Il y a une homologie structurale de cette révolution symbolique et épistémologique d’un sujet neuro-économique avec la politique de gestion des personnels soignants et enseignants, leurs nouvelles contraintes et leurs nouvelles missions. La structure de cette nouvelle neuro-politique et de ses réformes s’emboitent les unes avec les autres grâce à la domination de l’information-contrôle. L’information assume la mise au pas, la mise en ordre de l’ensemble des dispositifs de transmission, de soin et d’éducation depuis le patient ou l’élève jusqu’au PU-PH de psychiatrie en passant par le psychologue, l’infirmier ou l’interne en médecine. Les mailles du filet numérique sont enchevêtrées les unes aux autres pour mieux emprisonner les individus et les populations dans des dispositifs de contrôle et de normalisation. Ce dispositif d’emboîtement des structures ressemble à s’y méprendre aux processus de colonisation.
J’ai consacré mon dernier essai à cette question des nouveaux esclaves de la modernité pris dans leurs chaînes numériques. Cet asservissement occulte est de la pire espèce, Bertolt Brecht écrivait : « Rien n’est pire que l’asservissement occulte. Car si l’asservissement est manifeste, s’il est reconnu comme tel, il existe – au moins en idée – un autre état : celui de la liberté. Mais si l’esclavage effectif est appelé par tous : liberté – la liberté n’est même plus pensable : non seulement l’asservissement devient un état naturel, mais la liberté devient un état non naturel.(5)Bertolt Brecht, 1967, Écrits sur la politique et la société, Paris, L’Arche Éditeur, 1970, p. 48.»
Je pense qu’au cours de nos journées plusieurs d’entre nous feront référence aux réformes Véran, prolétarisant toujours davantage les psychologues pour masquer les pénuries de postes dans les établissements hospitaliers, installant des dispositifs d’Uber Care pour les patients les plus pauvres, voués à la chaîne de réparation automatique de soins standardisés réduits à leur portion technique. Bien sûr le Ministre ne manquera pas de s’appuyer sur le rapport de l’Académie de Médecine de janvier 2022 dévalorisant la psychothérapie psychanalytique. L’arsenal de destruction massive de nos métiers est bien rôdé, il installe partout les mêmes dispositifs techniques et juridiques pour produire ses mirages récurrents. Ces dispositifs visent à ne réserver la relation humaine, le dialogue thérapeutique qu’aux plus riches, et à proposer aux plus pauvres des machines algorithmiques ou leur équivalent. Ces coups d’État bureaucratiques sont accomplis avec la bénédiction des « experts », « experts » rigoureusement sélectionnés pour être solubles dans des réformes déjà engagées.
Ces réformes qui hantent les pratiques de soin et d’éducation impactent l’ensemble des métiers, en particulier des services publics, qui traitent de la vulnérabilité humaine conçue moins comme un déficit instrumental que comme une revendication d’humanité, de justice et de dignité. Entendons-nous bien, je ne présuppose aucune causalité spécifique de ces souffrances, je dis simplement que leur prise en charge requiert du soin, du care, et que le soin se distingue des techniques sanitaires. Le soin est incompatible avec la taylorisation des tâches à laquelle la gouvernementalité des conduites aujourd’hui tend à contraindre les professionnels. C’est bien pourquoi le soin, avec l’art, doit être un des axes primordiaux de nos luttes sociales, une revendication de dignité, une pratique de « marronnage » qui nous permet de fuir la langue utilitaire des négriers.
Aujourd’hui dans tous nos métiers, le pouvoir installe des fabriques de servitude qui participe de ce qu’Achille Mbembe nomme « le devenir nègre du monde » et qui a constitué le cœur de mes derniers travaux. Il écrit : « Pour la première fois dans l’histoire humaine, le nom Nègre ne renvoie plus seulement à la condition faite aux gens d’origine africaine à l’époque du premier capitalisme […]. C’est cette fongibilité nouvelle, cette solubilité, son institutionnalisation en tant que nouvelle norme d’existence et sa généralisation à l’ensemble de la planète que nous appelons le devenir-nègre du monde.(6)Achille Mbembe, 2013, Critique de la raison nègre, Paris,La Découverte Poche, 2015, p 16-17.» C’est ce devenir-nègre du monde que nous devons combattre par tous les moyens de création dans le soin, en renouant avec l’art de soigner.
Notes de bas de page
↑1 | Ken Loach, Défier le récit des puissants (2014), Indigène éditions, 2017, p. 27. |
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↑2 | Jean-François Lyotard, Le postmoderne expliqué aux enfants, Paris : Galilée, 1988-2005, p 60. |
↑3 | Michel Foucault, 1982, Le sujet et le pouvoir, Dits et écrits, IV, op. cit., p 236. |
↑4 | Achille Mbembe, 2013, Critique de la raison nègre, Paris, La Découverte Poche, 2015, p 13 ; cf. aussi notre ouvrage de 2008 (Roland Gori, Marie-José Del Volgo, Exilés de l’intime, réédition Paris, LLL, 2020) où nous nommions « sujet neuro-économique » cette fiction anthropologique qui hante nos imaginaires sociaux et qui prend ses marques dans le développement d’une science nouvelle, la neuro-économie, située au croisement des sciences économiques, essentiellement expérimentales, et des neurosciences. |
↑5 | Bertolt Brecht, 1967, Écrits sur la politique et la société, Paris, L’Arche Éditeur, 1970, p. 48. |
↑6 | Achille Mbembe, 2013, Critique de la raison nègre, Paris,La Découverte Poche, 2015, p 16-17. |