Exposé des faits et arrêt du Conseil d’État
Conseil d’État du 21 juin 2022-464648. C’est un arrêt, le dernier à ce jour sur la question du burkini dans les piscines, qui fait suite à une décision du conseil municipal de Grenoble en ayant autorisé le port de ce vêtement.
Le Préfet de l’Isère a saisi le tribunal administratif de Grenoble (en sa formation des référés) aux fins d’obtenir la suspension de l’exécution de la délibération du Conseil municipal de Grenoble du 16 mai 2022 autorisant le port de certaines tenues de bain, dont le burkini qui n’était pas désigné nommément, mais dont tout le monde avait bien compris qu’il était au centre des débats.
Par une ordonnance du 25 mai 2022, le juge des référés du tribunal administratif de Grenoble a suspendu l’exécution des dispositions litigieuses.
La commune de Grenoble, partie perdante à l’instance, a donc formé un recours contre cette décision et demandé au juge des référés du Conseil d’État d’annuler l’ordonnance rendue par le tribunal administratif, de rejeter la demande de suspension du Préfet et de mettre à la charge de l’État la somme de 5000 € au titre des frais d’instance.
Arguments présentés par les représentants de la commune de Grenoble
La commune soutient, notamment, que le tribunal administratif a estimé à tort que la délibération portait une atteinte grave au principe de neutralité du service public eu égard, en premier lieu, aux larges marges de manœuvres dont bénéficie le gestionnaire d’une piscine municipale pour définir les conditions de fonctionnement de ce service public et, en deuxième lieu, au principe d’égalité d’accès des usagers au service public et, en dernier lieu, à l’acception du principe de neutralité du service public.
D’autre part, elle avance que c’est à tort qu’il est reproché aux usagers l’exercice de leur liberté personnelle de se vêtir comme bon leur semble pourvu que le choix adopté ne porte pas atteinte à l’ordre public, au fonctionnement du service et aux droits des autres usagers ? S’appuyant sur ces éléments, elle estime donc que le Conseil municipal pouvait se fonder sur l’intérêt général qui s’attache à un plus grand accès des usagers au service public pour adapter son règlement des piscines municipales.
Elle estime encore que la délibération contestée ne méconnaît pas le principe de neutralité du service public et vise au contraire à conforter ce principe, dès lors que, d’une part, les objectifs qu’elle poursuit sont en lien avec l’intérêt du service et témoignent de la volonté de ne porter qu’un regard distancié sur les tenues de bain simplement limité à la prise en compte des exigences d’hygiène et de décence et, d’autre part, en désignant une tenue non près du corps et moins longue que la mi-cuisse les dispositions litigieuses adoptent une rédaction neutre qui ne renvoie pas nécessairement au port d’un vêtement à connotation religieuse.
Si l’on suppose que la disposition critiquée désigne un vêtement religieux, l’analyse du tribunal apparaît doublement erronée en ce que la délibération ne modifie ni la nature des prestations offertes aux usagers ni ne leur offre des prestations supplémentaires, en considération de leur religion. Il semble que ni le principe de laïcité ni celui de neutralité ne font par eux-mêmes obstacle à ce que l’administration puisse proposer aux usagers des aménagements tenant compte de leur profil ou de leurs habitudes.
Enfin, la commune soutient que la délibération contestée n’a pas été adoptée en réponse à de prétendues pressions d’une association, mais a été discutée et débattue en Conseil municipal avec pour but de permettre à toute personne de se vêtir comme elle le souhaite au sein des piscines municipales et que ni le principe de neutralité du service public ni le principe de laïcité ne font obstacle à ce que les usagers puissent exercer, au sein du service, leur liberté d’exprimer leurs opinions et convictions ainsi que leur liberté personnelle en se vêtant de la manière dont ils l’entendent.
Positionnements de la Ligue des droits de l’homme et de l’Alliance citoyenne
La Ligue des droits de l’homme ainsi que l’association Alliance citoyenne, parties intervenantes au procès, ont déposé chacune un mémoire concluant à ce qu’il soit fait droit au recours de la commune de Grenoble.
Évidemment, par un mémoire en défense du 9 juin 2022, le Préfet de l’Isère conclut au rejet de la requête.
Par un mémoire en intervention, la Ligue du droit international des femmes demande au juge des référés du Conseil d’État de rejeter la requête et s’associe aux écritures du Préfet de l’Isère.
Motivation du Conseil d’État
Considérant que « le représentant de l’État peut assortir son recours d’une demande de suspension. Il est fait droit à cette demande si l’un des moyens invoqués paraît, en l’état de l’instruction, propre à créer un doute sérieux quant à la légalité de l’acte attaqué ».
Que par délibération du 16 mai 2022, le Conseil municipal de Grenoble a approuvé un nouveau règlement intérieur des quatre piscines municipales dont la commune est gestionnaire. L’article 10 de ce règlement, dans sa rédaction issue de cette délibération, pose problème en ce que le Préfet de l’Isère a demandé au tribunal administratif de Grenoble de suspendre l’exécution de ces dispositions en se prévalant de l’atteinte portée aux principes de laïcité et de neutralité des services publics.
Par une ordonnance du 25 mai 2022, dont la commune de Grenoble relève appel, le juge des référés du tribunal administratif de Grenoble a suspendu l’exécution de l’article 10 du règlement des piscines de Grenoble en tant qu’il « autorise l’usage de tenues de bains non près du corps, moins longues que la mi-cuisse ».
Le Conseil d’État se fonde sur les articles suivants pour prendre sa décision : l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi » ; les trois premières phrases du premier alinéa de l’article 1er de la Constitution : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. » ; l’article 1er de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises et de l’État : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public » ; l’article 2 de la même loi : « La République ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte ».
Il déduit de ces textes les principes de droit suivants :
1. Égalité de traitement
Le gestionnaire d’un service public est tenu, lorsqu’il définit les règles d’organisation et de fonctionnement de ce service, de veiller au respect de la neutralité du service et notamment de l’égalité de traitement des usagers. Il est loisible, au gestionnaire d’un service public, pour satisfaire à l’intérêt général qui s’attache à ce que le plus grand nombre puisse accéder effectivement au service public, de tenir compte, au-delà des dispositions légales et réglementaires qui s’imposent à lui, de certaines spécificités du public concerné. De même, si les principes de laïcité et de neutralité du service public ne font pas obstacle, par eux-mêmes, à ce que ces spécificités correspondent à des convictions religieuses, ce gestionnaire n’est en principe pas tenu de tenir compte de telles convictions et les usagers n’ont aucun droit qu’il en soit ainsi.
De fait, les dispositions de l’article 1er de la Constitution interdisent à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers.
Cependant, lorsqu’il prend en compte pour l’organisation du service public les convictions religieuses de certains usagers, le gestionnaire de ce service ne peut procéder à des adaptations qui porteraient atteinte à l’ordre public ou qui nuiraient au bon fonctionnement du service. Il peut être considéré, par exemple, que le caractère fortement dérogatoire par rapport aux règles de droit commun et sans réelle justification rendrait plus difficile le respect de ces règles par les usagers ne bénéficiant pas de la dérogation ou se traduirait par une rupture caractérisée de l’égalité de traitement des usagers, et donc méconnaîtrait l’obligation de neutralité du service public.
2. Règlement intérieur
La commune de Grenoble, ainsi qu’il ressort de ses écritures et de ses déclarations à l’audience publique, soutient avoir introduit l’adaptation du règlement intérieur des piscines qu’elle gère au motif de permettre aux usagers qui le souhaiteraient de pouvoir davantage couvrir leur corps, quelle que soit la raison de ce souhait.
Cependant, d’une part, au regard des modifications apportées et du contexte dans lequel il y a été procédé, tel que rappelé à l’audience, l’adaptation exprimée par l’article 10 du nouveau règlement doit être regardée comme ayant pour seul objet d’autoriser les costumes de bain communément dénommés « burkinis ».
D’autre part, il résulte de l’instruction que cette dérogation à la règle commune, édictée pour des raisons d’hygiène et de sécurité, de port de tenues de bain près du corps, est destinée à satisfaire une revendication de nature religieuse.
Ainsi, il apparaît que cette dérogation très ciblée répond en réalité au seul souhait de la commune de satisfaire à une demande d’une catégorie d’usagers et non pas, comme elle l’affirme, de tous les usagers.
Si, ainsi qu’il a été rappelé au point précédent, une telle adaptation du service public pour tenir compte de convictions religieuses n’est pas en soi contraire aux principes de laïcité et de neutralité du service public, d’une part, elle ne répond pas au motif de dérogation avancé par la commune, d’autre part, elle est, par son caractère très ciblé et fortement dérogatoire à la règle commune, réaffirmée par le règlement intérieur pour les autres tenues de bain, sans réelle justification de la différence de traitement qui en résulte.
Il s’ensuit qu’elle est de nature à affecter tant le respect par les autres usagers de règles de droit commun trop différentes, et ainsi le bon fonctionnement du service public, que l’égalité de traitement des usagers.
Il résulte de ce qui vient d’être dit qu’en procédant à l’adaptation en litige du règlement intérieur des piscines qu’elle gère, la commune de Grenoble a méconnu les conditions, rappelées ci-dessus, qui président à la faculté du gestionnaire d’un service public d’adapter ce service, y compris pour tenir compte de convictions religieuses. Dans ces conditions, la commune de Grenoble n’est pas fondée à soutenir que c’est à tort que le juge des référés du tribunal administratif de Grenoble, qui, ce faisant, n’a pas statué au-delà des conclusions dont il était saisi, a estimé que les dispositions litigieuses portaient gravement atteinte au principe de neutralité des services publics.
Il résulte de ce qui précède que la requête de la commune de Grenoble doit être rejetée. Tel est l’avis du Conseil d’État.