Il a été rappelé avec raison que, trois ans après la décapitation de Samuel Paty le 16 octobre 2020, l’assassinat de Dominique Bernard confirmait que le pays n’était pas dans « l’après-Paty »(1)Sur ces deux Affaires, on peut utilement se reporter au texte très analytique et richement documenté de Catherine Kintzler, « Les bons sentiments et les saintes-nitouches armées d’un coutelas» : https://www.mezetulle.fr/le-sbonsentiments-et-les-saintes-nitouches/. Dans les deux cas, le crime est politique, l’islamisme ayant ciblé, à travers ces deux professeurs cultivés et dévoués à leurs élèves, l’école républicaine française chargée d’instruire, de former à l’esprit critique et de faire partager les valeurs de la République parmi lesquelles l’égalité des hommes et des femmes – autant d’ambitions auxquelles l’islamisme mondialisé voue fanatiquement une haine absolue.
Nul à ce jour n’a osé contester l’enseignement remarquable du professeur Dominique Bernard, professeur de lettres à la cité scolaire Gambetta-Carnot d’Arras, poignardé à mort par un islamiste le 13 octobre 2023. S’agissant de Samuel Paty, en revanche, les omissions, les approximations, les insinuations malveillantes et les inexactitudes sur son cours du matin du 5 octobre 2020 sont encore de mise(2)Les livres de David di Nota, J’ai exécuté un chien de l’enfer. Rapport sur l’assassinat de Samuel Paty, 2022, et de Stéphane Simon, Les derniers jours de Samuel Paty. Enquête sur une tragédie qui aurait dû être évitée, 2023 ont pourtant établi que la mort de Samuel Paty aurait pu être évitée si la haute administration et l’administration intermédiaire avaient entendu les multiples appels de détresse circonstanciés et dépourvus d’ambiguïtés qui lui furent adressés.. La reconnaissance de la vérité des faits – sur le contenu de ce cours, le comportement du père de l’élève menteuse qui a lancé l’affaire et la responsabilité de l’administration – n’est pas à ce jour la chose en France la mieux partagée(3)Ni le rectorat de Versailles, où était implanté le collège de Paty, ni le ministère de l’Éducation nationale n’ont à ce jour reconnu leur responsabilité dans la mort de Samuel Paty. Ainsi, la rectrice de Versailles, en responsabilité au moment des faits, a adressé ses excuses institutionnelles dans Le Parisien du 24 septembre 2023 à la famille du collégien qui s’est donné la mort en 2023 à la suite d’un harcèlement scolaire. Mais elle n’en a pas fait de même à propos de Samuel Paty qui subit pourtant à partir du 5 octobre 2020 un harcèlement maximal qui monta en puissance jusqu’à sa décapitation onze jours plus tard. Ce silence politique est assourdissant.
Il faut, à l’inverse, saluer la courageuse entreprise de Mickaelle Paty, sœur de Samuel Paty, pour que soit enfin reconnue officiellement la responsabilité de l’État dans la mort du professeur. Ce cours ne relevait pas d’une apologie naïve et simpliste de la liberté d’expression, mais d’un sérieux travail pédagogique longuement mûri, offrant aux élèves la possibilité de réfléchir aux enjeux et aux « dilemmes » de la liberté d’expression. On est à mille lieues de l’inutile version hautaine de François Héran selon laquelle Samuel Paty « croyait sincèrement pouvoir se fier au matériel pédagogique qu’il avait utilisé » (François Héran, Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression, La Découverte, 2021, p. 46). Voir à ce sujet : https://www.publicsenat.fr/actualites/parlementaire/direct-suivez-a-15h00-laudition-de-mickaelle-paty-par-la-commission-denquete-du-senat-sur-les-agressions-denseignants).
Ainsi trouve-t-on sur le site du Collège de France, le plus prestigieux établissement supérieur public d’enseignement et de recherche français, la Lettre aux professeurs d’histoire-géographie que François Héran leur a adressée le 30 octobre 2020(4)Source : https://laviedesidees.fr/Lettre-aux-professeurs-d-histoire-geo-Heran. Ce texte s’appuie sur deux citations de Jules Ferry, présentées par F. Héran comme vérité d’Évangile et censées cautionner la contestation du cours de Samuel Paty.
On se propose ici d’éclairer ces formules de Ferry à partir de leur contexte, et de fournir des éléments propres à juger en connaissance de cause l’usage qu’en fait F. Héran à propos de l’Affaire Paty.
La lettre de Ferry du 17 novembre 1883
Voici ce qu’écrit F. Héran dans sa Lettre aux professeurs d’histoire-géographie :
Retour aux textes. Premier conseil : faire découvrir aux élèves des textes ‘républicains’ restés un peu dans l’ombre ces derniers temps. Plus souvent citée que lue, la lettre de Jules Ferry aux instituteurs posait des limites à l’enseignement de la morale : ‘Demandez-vous si un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe et vous écoutant, pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce qu’il vous entendrait dire. Si oui, abstenez-vous de le dire ; sinon, parlez hardiment’ (17 novembre 1883)(5)Nous soulignons..
1. Cette « citation » de Jules Ferry fut utilisée par l’administration du rectorat de Versailles contre Samuel Paty qui ne se serait pas conformé à la neutralité et à la laïcité. S’agissant du malheureux Paty, ce n’est donc pas cette formule de Ferry qui resta « dans l’ombre », mais la protection fonctionnelle qui ne vint pas.
2. Jules Ferry présume la « bonne foi » du père de famille auquel l’instituteur devrait songer lorsqu’il s’adresse à ses élèves. Or, en cette occurrence, le père fut un activiste visiblement nuisible, extrême dans ses propos, son comportement et ses exigences insensées. Sauf à être crédule comme un enfant naïf (et comme François Héran ?), rien n’indique donc que le père de l’élève menteuse puisse être assimilé à un paisible papa trompé par sa fille ordinairement sage et gentille, notamment à l’école.
3. La recommandation de Ferry citée par Héran doit être rapportée à un autre conseil de Jules Ferry dans cette même Lettre : transmettre « les principes mêmes de la morale, j’entends simplement cette bonne et antique morale que nous avons reçue de nos pères et mères ». Hautement problématique dans la France de 1882, cette invitation n’est aujourd’hui ni suffisante ni satisfaisante. Héran omet d’ailleurs de signaler que ces formules de Ferry furent contestées notamment par Jaurès et Durkheim et qu’elles sont en conséquence révélatrices des tensions qui traversent la laïcité depuis ses origines. Ainsi, la considération du contexte d’origine de l’injonction de Jules Ferry comme la prise en compte de la situation du collège de Paty entre le 5 et le 16 octobre 2020 montrent qu’à l’évidence, ces mots de Ferry ne sont nullement applicables à l’Affaire Paty.
La séance au Sénat du 11 mars 1882
Voyons maintenant en quels termes, seconde citation de Ferry à l’appui, le professeur Héran s’adresse aux professeurs d’histoire-géographie : « En pleine discussion de la loi sur l’obligation scolaire et la laïcité de l’école primaire publique, Ferry était allé plus loin encore : ‘ Si un instituteur public s’oubliait(6)F. Héran omet de signaler avoir fait disparaître la locution conjonctive « par conséquent » prononcée par Jules Ferry qui a dit, d’après l’édition Robiquet : « Si, par conséquent, un instituteur s’oubliait… » assez pour instituer dans son école un enseignement hostile, outrageant pour les croyances religieuses de n’importe qui, il serait aussi sévèrement et rapidement réprimé que s’il avait commis cet autre méfait de battre ses élèves ou de se livrer contre eux à des sévices coupables’ (11 mars 1882). Vous avez bien lu : outrager les croyances religieuses des élèves, c’est aussi grave que de leur infliger des châtiments corporels ou abuser d’eux »(7)Nous soulignons.. J’ai bien lu : les hussards noirs des années 2020 savent ce qu’ils ont à faire pour ne pas commettre des actes aussi graves que des actes pédocriminels : ils ne doivent pas outrager les croyances religieuses des élèves. Autrement dit : ils ne doivent pas commettre de délits de blasphème.
À lire Héran, cette phrase de Ferry condamne par anticipation et sans appel l’enseignement de Paty. Je suis allé regarder dans l’édition de référence Robiquet Opinions et Discours de Jules Ferry le compte rendu de la séance parlementaire du 11 mars 1882 d’où Héran extrait cette phrase prononcée par Ferry(8)Voir : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6215697w.image, p. 205-228.. Je me borne ici à quelques éléments de mise en contexte, afin de voir à quoi correspond précisément cette phrase prononcée par Jules Ferry et si elle est opposable avec pertinence à l’enseignement de Samuel Paty.
1. La séance du 11 mars 1882 au Sénat est consacrée à l’une des dernières discussions du projet de loi qui deviendra la grande loi du 28 mars 1882(9)La séance du 11 mars 1882 à laquelle renvoie François Héran se déroule non « en pleine discussion » du projet de loi sur l’instruction obligatoire, mais à la toute fin des discussions en vue de la séparation de l’Église et de l’école, déjà approuvée par le Sénat, et qui avaient duré deux années. Il s’agissait seulement pour le Gouvernement de consentir ou non à ce que certains amendements soient discutés et votés. sur « l’enseignement primaire obligatoire »(10)Et non sur « l’obligation scolaire », comme l’écrit fautivement Héran.. Cette discussion mène à son terme le processus de séparation de l’Église et de l’école initié par le vote de la loi du Conseil supérieur de l’Instruction publique (1880) et de celle sur la gratuité (1881). Cependant, le contexte global est celui du Concordat auquel Ferry déclare se conformer(11)Il ne sera mis fin au Concordat qu’avec la loi du 9 décembre 1905..
2. En début de séance, le protestant Jules Simon propose un amendement au projet de loi : « Les maîtres enseigneront à leurs élèves leurs devoirs envers Dieu et envers la patrie » afin, selon lui, de contrecarrer la tendance de la société à céder à l’athéisme. Ferry s’oppose frontalement à cet amendement, reprochant à Simon d’oublier la loi sur la liberté de la presse votée l’année précédente(12)Il s’agit de la loi du 29 juillet 1881 qui s’inscrit dans le droit fil de l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 qui proclame que « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme ; tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi ». Incompréhensiblement, la Lettre d’Héran sur la liberté d’expression ignore cet article de la Déclaration de 1789., qui avait fait disparaître « l’article qui frappait de pénalités sévères l’outrage à la moralité religieuse ». Il obtint du Sénat son rejet après avoir fait observer à Simon que celui-ci avait lui-même estimé qu’on « ne protège pas les croyances par des jugements et des arrêts de tribunaux ». On voit que, contrairement à ce suggère F. Héran, la pensée de Jules Ferry en matière de délit de blasphème ne se résume pas à la formule qu’il cite.
3. Une fois l’amendement de Simon rejeté, la séance du 11 mars 1882 se poursuit par la demande insistante, émanant cette fois de divers secteurs catholiques, d’autoriser l’instruction religieuse dans l’enceinte de l’école en dehors des heures d’enseignement. Ferry monte à nouveau au créneau. Si l’on veut vraiment la séparation de l’Église et de l’école, c’est-à-dire si l’on veut une école « affranchie », « neutre », « laïque »(13)Ces trois termes sont présentés par Jules Ferry comme inséparables voire comme synonymes., une solution nette s’impose : les locaux doivent également demeurer séparés. Lors de cette discussion, Jules Ferry rappelle être un « partisan des conciliations »(14)Une « conciliation » sera trouvée à propos des « devoirs envers Dieu » : ils ne figureront pas dans la loi, mais ne seront pas retirés des programmes, pour ne disparaître qu’en 1923., mais que, dans ce cas, une conciliation introduirait une confusion préjudiciable aux fondements de ce qui deviendra la loi du 28 mars 1882.
4. C’est très précisément dans ce contexte que Ferry prononcera le 11 mars 1882 les mots cités par Héran. Ferry mit en pratique son sens du compromis et de l’équilibrisme politiques. Aux ennemis irréductibles de la loi à venir, Ferry refuse l’examen de leurs amendements, tandis qu’il s’attache à rassurer ceux qui sont globalement favorables au processus de séparation de l’Église et de l’école, mais s’inquiètent d’un possible endoctrinement antireligieux. À ceux-là, il leur promet la neutralité et « par conséquent » l’interdiction d’outrager les croyances religieuses des élèves. Ferry leur assure que la neutralité de l’école laïque est à double face : elle affranchit l’école de l’endoctrinement religieux en même temps qu’elle préserve l’élève d’un endoctrinement antireligieux. Les mots de Jules Ferry cités par Héran ne peuvent donc valoir comme une injonction opposable à Samuel Paty. Dans son cours où il traita le programme de façon réfléchie et problématique, Paty n’a en aucune manière cherché à « instituer dans son école un enseignement hostile aux religions ». Ainsi, la mise en perspective des deux citations de Ferry par F. Héran ne révèle pas une position de principe à prétention universelle de la part du ministre de l’Instruction publique. Elles apparaissent en outre à contre-emploi s’agissant du cours du 5 octobre 2020 dispensé par le professeur Samuel Paty. Mais ce n’est pas du Collège de France que viendront la Vérité et la Justice que la République doit à Samuel Paty. Dans la France de 2023, le Collège de France soutient opiniâtrement par la voix du professeur Héran que l’outrage des croyances religieuses serait un acte gravement répréhensible. Incompatible avec la laïcité, cette position, qui limite a priori l’exercice du libre examen au nom des croyances religieuses, revient à ruiner le rationalisme.
Notes de bas de page
↑1 | Sur ces deux Affaires, on peut utilement se reporter au texte très analytique et richement documenté de Catherine Kintzler, « Les bons sentiments et les saintes-nitouches armées d’un coutelas» : https://www.mezetulle.fr/le-sbonsentiments-et-les-saintes-nitouches/ |
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↑2 | Les livres de David di Nota, J’ai exécuté un chien de l’enfer. Rapport sur l’assassinat de Samuel Paty, 2022, et de Stéphane Simon, Les derniers jours de Samuel Paty. Enquête sur une tragédie qui aurait dû être évitée, 2023 ont pourtant établi que la mort de Samuel Paty aurait pu être évitée si la haute administration et l’administration intermédiaire avaient entendu les multiples appels de détresse circonstanciés et dépourvus d’ambiguïtés qui lui furent adressés. |
↑3 | Ni le rectorat de Versailles, où était implanté le collège de Paty, ni le ministère de l’Éducation nationale n’ont à ce jour reconnu leur responsabilité dans la mort de Samuel Paty. Ainsi, la rectrice de Versailles, en responsabilité au moment des faits, a adressé ses excuses institutionnelles dans Le Parisien du 24 septembre 2023 à la famille du collégien qui s’est donné la mort en 2023 à la suite d’un harcèlement scolaire. Mais elle n’en a pas fait de même à propos de Samuel Paty qui subit pourtant à partir du 5 octobre 2020 un harcèlement maximal qui monta en puissance jusqu’à sa décapitation onze jours plus tard. Ce silence politique est assourdissant.
Il faut, à l’inverse, saluer la courageuse entreprise de Mickaelle Paty, sœur de Samuel Paty, pour que soit enfin reconnue officiellement la responsabilité de l’État dans la mort du professeur. Ce cours ne relevait pas d’une apologie naïve et simpliste de la liberté d’expression, mais d’un sérieux travail pédagogique longuement mûri, offrant aux élèves la possibilité de réfléchir aux enjeux et aux « dilemmes » de la liberté d’expression. On est à mille lieues de l’inutile version hautaine de François Héran selon laquelle Samuel Paty « croyait sincèrement pouvoir se fier au matériel pédagogique qu’il avait utilisé » (François Héran, Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression, La Découverte, 2021, p. 46). Voir à ce sujet : https://www.publicsenat.fr/actualites/parlementaire/direct-suivez-a-15h00-laudition-de-mickaelle-paty-par-la-commission-denquete-du-senat-sur-les-agressions-denseignants |
↑4 | Source : https://laviedesidees.fr/Lettre-aux-professeurs-d-histoire-geo-Heran |
↑5, ↑7 | Nous soulignons. |
↑6 | F. Héran omet de signaler avoir fait disparaître la locution conjonctive « par conséquent » prononcée par Jules Ferry qui a dit, d’après l’édition Robiquet : « Si, par conséquent, un instituteur s’oubliait… » |
↑8 | Voir : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6215697w.image, p. 205-228. |
↑9 | La séance du 11 mars 1882 à laquelle renvoie François Héran se déroule non « en pleine discussion » du projet de loi sur l’instruction obligatoire, mais à la toute fin des discussions en vue de la séparation de l’Église et de l’école, déjà approuvée par le Sénat, et qui avaient duré deux années. Il s’agissait seulement pour le Gouvernement de consentir ou non à ce que certains amendements soient discutés et votés. |
↑10 | Et non sur « l’obligation scolaire », comme l’écrit fautivement Héran. |
↑11 | Il ne sera mis fin au Concordat qu’avec la loi du 9 décembre 1905. |
↑12 | Il s’agit de la loi du 29 juillet 1881 qui s’inscrit dans le droit fil de l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 qui proclame que « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme ; tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi ». Incompréhensiblement, la Lettre d’Héran sur la liberté d’expression ignore cet article de la Déclaration de 1789. |
↑13 | Ces trois termes sont présentés par Jules Ferry comme inséparables voire comme synonymes. |
↑14 | Une « conciliation » sera trouvée à propos des « devoirs envers Dieu » : ils ne figureront pas dans la loi, mais ne seront pas retirés des programmes, pour ne disparaître qu’en 1923. |