Site icon ReSPUBLICA

La laïcité en mauvais état dans un lycée en mauvais état

Le mot "Laïcité" symbolisé sur un tableau d'école

En cette période d’intenses luttes sociales, la laïcité paraît passer au second plan, comme si elle allait de soi. Elle s’impose implicitement, nul ne se préoccupant dans la commune contestation du projet de loi sur les retraites de savoir qui est juif, athée, luthérien, musulman, agnostique, etc., qui appartient à telle ethnie, qui est de telle origine. En cette période d’oxygénation laïque, les communautaristes de gauche mettent en sourdine leur musique wokiste. À notre connaissance, ils n’instrumentalisent pas des sections syndicales en leur faisant porter des revendications religieuses. Ils n’organisent pas des ateliers « en non-mixité raciale ». De leur côté, les identitaires d’extrême droite se tiennent en embuscade, persuadés qu’ils seront les bénéficiaires d’un éventuel échec de ce mouvement social[1].

Mais, dans le même temps, les enjeux laïques en proie à de vives tensions et à des clivages avérés n’ont pas disparu. La récente enquête du syndicat majoritaire des personnels de direction de l’Éducation nationale (SNPDEN-UNSA) sur les atteintes à la laïcité à l’école publique nous le rappelle.

Les résultats de cette enquête dévoilés à la presse le 8 mars par ce syndicat sont à eux seuls intéressants. Ils recoupent surtout d’une façon inquiétante les résultats de l’étude de l’IFOP publiée le 6 décembre 2022 sur les enseignants face à l’expression du fait religieux à l’école[2]. Dans les deux cas, les atteintes à la laïcité sont énormes.

Ainsi 72 % des proviseurs de lycée font état d’élèves entrés au lycée en « tenues vestimentaires dites culturelles, mais qui peuvent être utilisées dans le cadre d’une pratique religieuse ». Il s’agit principalement des abayas (robes longues pour femmes) et des qamis (tuniques longues pour hommes)[3].

Un deuxième chiffre est tout aussi éloquent : par crainte de ne pas être soutenus par leur hiérarchie et d’être stigmatisés pour avoir « fait des vagues », près de 40 % des proviseurs ne remontent pas ces cas à la hiérarchie. Ce chiffre est considérable, même s’il n’atteint pas celui des professeurs qui s’autocensurent à 56 %, notamment par crainte de ne pas être soutenus par leur proviseur et leur inspecteur[4].

Un proviseur peut ignorer une contestation d’enseignement et une agression d’un professeur. Il peut également imputer ces incidents à l’incompétence de l’enseignant. Il n’en va pas de même des abayas et des qamis qui sautent aux yeux à l’entrée de l’établissement. Le port de ces tenues relève administrativement de la responsabilité professionnelle directe du chef d’établissement.

On comprend donc que le SNPDEN attende du ministre de l’Éducation nationale qu’il clarifie la situation s’agissant des abayas et des qamis. Escomptant passer entre les gouttes, Pap Ndiaye use et abuse depuis la rentrée scolaire d’une stratégie d’évitement. Tout en rappelant que la loi du 15 mars 2004 prévoit de sanctionner toute forme de contournement de la loi[5], il déclare ne pouvoir publier d’interminables catalogues fixant la longueur des abayas. L’astuce prêterait à sourire s’il ne s’agissait pas d’une offensive concertée d’infiltration de l’école laïque par des islamistes experts en manipulation des réseaux sociaux[6]. Ainsi, les établissements scolaires semblent se retrouver dans une situation comparable à celle qui a prévalu entre 1989 et 2004, contraints qu’ils étaient de décider au cas par cas si le voile islamique était ou non licite.

Il convient toutefois de ne pas forcer l’analogie entre les deux situations. Le pays dispose aujourd’hui de la loi du 15 mars 2004 qui a remis sur ses pieds la laïcité scolaire déstabilisée par la loi du 10 juillet 1989[7]. Le SNPDEN ne tombe pas dans le piège qui consisterait à réclamer une nouvelle loi. Il estime à raison qu’une circulaire ferme qui mentionnerait sans circonvolutions le statut des abayas-qamis et qui formulerait des consignes claires, devrait suffire.

Cette revendication légitime, digne d’être soutenue, du syndicat majoritaire parmi les proviseurs serait cependant plus cohérente et plus convaincante si elle n’apparaissait pas hors-sol. L’état présent du lycée est en effet ignoré du SNPDEN. Le lycée est pourtant l’objet d’un double délitement. Le premier est la désorganisation structurelle du lycée général où la plateforme Parcoursup règne en maître dès la Seconde. Le groupe classe disparaît dès la Première. Les élèves de Terminale, quant à eux, ont quasiment terminé leur année scolaire une fois passées les épreuves de spécialité à la mi-mars, et sont assurés un mois plus tard dans leur grande majorité d’être bacheliers[8].

Le deuxième délitement du lycée est la sensible dégradation des relations sociales en son sein. Aujourd’hui, les rapports de subordination priment sur la coopération entre pairs, le pouvoir d’imposer écrase la puissance d’agir ensemble[9]. Il en résulte une dépréciation — mortifère pour l’école républicaine — de la transmission des connaissances fondamentales et une dangereuse confusion des autorités administratives, scientifiques et pédagogiques. Ce méli-mélo méconnaît complètement l’exigence républicaine, respectueuse des élèves et des familles, de disposer de professeurs solidement formés dans la discipline qu’ils enseignent.

Cette décomposition du lycée français s’explique, selon nous, par l’invasion du néo-libéralisme à tous les niveaux de la société, de la culture et des institutions publiques. Ce déferlement atteint de plein fouet le lycée français qui s’est longtemps imaginé hors de portée du New Public Management (NPM), après avoir cru quelques décennies auparavant que la laïcité allait de soi et qu’elle était irréversible. Dans une telle situation, comment faire comprendre une interdiction protectrice de la laïcité scolaire dans un lycée qui, loin de former les élèves à l’autonomie intellectuelle et personnelle, formate de futurs auto-entrepreneurs ou salariés flexibles adaptés au monde néo-libéral auquel on les assigne ?

Plus largement, les laïques devraient aujourd’hui être les mieux placés pour savoir que le déni de réalité ne fait qu’ajouter à la réalité son déni. En l’absence d’une critique de l’état présent du lycée, la laïcité scolaire court le risque d’une fragilisation supplémentaire. Si l’on s’affronte à une réalité incompatible avec les ambitions de l’école républicaine, on ne relativise pas les menaces qui pèsent sur la laïcité : on l’arme pour qu’elle surmonte les obstacles et se réassure durablement.


[1] La brutalité obstinée du macronisme n’emportera pas la conviction des contestataires de cette réforme réactionnaire. Mais elle pourrait épuiser et décourager un mouvement social qui paraît déboussolé politiquement et désarmé intellectuellement face à un tel extrémisme.

[2] Voir notre précédent article : https://www.gaucherepublicaine.org/respublica-laicite/respublica-combat-laique/les-enseignants-la-laicite-et-la-politique/7432965

[3] Il est précisé que dans certains lycées, on préfère ne pas réagir aux tenues « qui interrogent », car un trop grand nombre d’élèves les portent.

[4] Un troisième chiffre est lui aussi significatif : 28 % des proviseurs et principaux de collèges recensent des cas de refus de participer aux cours d’EPS, notamment de piscine. On signale deux établissements ayant établi des créneaux de piscine non mixtes.

[5] Voir la circulaire d’application du 18 mai 2004 qui a suivi immédiatement la promulgation de la loi : https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000000252465

[6] À elle seule, l’autocensure conjuguée des professeurs et des chefs d’établissement jette un sérieux doute sur la fiabilité des publications par le ministère de l’Éducation nationale du nombre de « cas d’atteinte à la laïcité ». La « transparence » dont se vante le ministère ressemble à de la poudre de perlimpinpin.

[7] Voir notre précédent article : https://www.gaucherepublicaine.org/respublica-laicite/la-loi-du-15-mars-2004-entre-liberte-de-conscience-et-transmission-des-connaissances-partie-1/7432658

[8] Sauf cas exceptionnels, le résultat final du baccalauréat n’a aucune incidence sur le dossier Parcoursup du lycéen, c’est-à-dire sur son avenir dans l’enseignement supérieur.

[9] L’autoritarisme et la servilité sont historiquement les deux faces d’une même pièce. Au-delà du lycée, ils impactent aujourd’hui tous les secteurs et tous les niveaux des institutions publiques. Ils minent la République. La radicalité d’Emmanuel Macron et des macronistes agit ici à plein régime.

Quitter la version mobile