Invitée à l’université d’été du RCD, organisée les 22 et 23 octobre dernier à Alger, Caroline Fourest a animé une conférence sur le thème « Quelle alternative face aux autoritarismes ? » Dans cet entretien, elle explique avec le détail cette problématique et suggère des solutions pour parvenir au changement des régimes dans la région du Maghreb. Les nouvelles technologies de l’information et de la communication sont, affirme-t-elle, des moyens efficaces pour démasquer les pratiques des régimes autoritaires.
Propos recueillis par Madjid Makedh et publiés dans le journalEl Watan
En finir avec les régimes autoritaires est l’une des questions qui revient à chaque fois dans les pays du Maghreb. Les luttes des partis d’opposition et les mouvements autonomes se sont, depuis l’avènement des indépendances, avérées vaines. Y a-t-il une solution pour mettre un terme à l’autoritarisme dans la région ?
Caroline Fourest : Les pays du Maghreb sont pris entre deux fléaux autoritaires de nature différente. Quand on dit autoritaire, on pense souvent à une structure coercitive étatique, mais en réalité il y a des régimes et des mouvements autoritaires. Il y a toujours une troisième voie qui permet d’éviter le choix entre un régime autoritaire et un mouvement autoritaire, voire totalitaire, que sont les intégristes. Les Maghrébins paient le prix de ce cercle infernal depuis trop longtemps. Je me suis toujours demandée ce que je ferai si je vivais dans un régime autoritaire ou si je devais affronter un mouvement totalitaire. Je travaille depuis douze ans sur les mouvements extrémistes : j’ai commencé par enquêter sur l’extrême-droite, comme le Front national en France, puis je me suis spécialisée dans l’étude des mouvements intégristes comme les anti-avortement en France ou la droite religieuse américaine. Mais ce n’est que depuis que je travaille sur l’islamisme que je mesure l’ampleur du courage qu’il faut pour affronter à la fois les régimes autoritaires et les mouvements totalitaires comme les intégristes.
Les mouvements autonomes et démocratiques sont souvent empêchés et interdits d’action dans les régimes autoritaires. Pensez-vous qu’une troisième voie est possible dans ce genre de situation ?
Cette troisième voie existe internationalement et au-delà des frontières. Si tout le monde avait la possibilité de se mettre autour d’une table et de réfléchir au mode de société qui rendrait le plus grand nombre de personnes heureuses, cette troisième voie gagnerait largement l’élection. Le problème est que tout est fait pour que cette délibération à l’issue d’un débat de qualité soit impossible. Cela n’empêche ni la solidarité ni la délibération par delà les frontières depuis l’avènement des nouvelles technologies, je pense aux réseaux sociaux comme Facebook ou Twitter. On a vu, par exemple, ce qui s’est passé en Iran et qui est plein d’enseignements. Pendant les révoltes contre la fraude électorale qui a porté une nouvelle fois Ahmadinejad au pouvoir, on a vu à quel point les gens étaient connectés et à quel point la censure du régime n’a pas pu étouffer cette colère parce que le monde entier observait ce qui se passait via Twitter et Facebook. Je ne suis pas sûre que cela aurait pu avoir lieu dix ans auparavant. Aujourd’hui, la mort de la jeune Neda ne laisse personne indifférent. Ce qui ne change pas, en revanche, c’est le cynisme de certains décideurs européens par rapport au Maghreb et au Monde arabe. Certains adoptent une position qui consiste à se dire que les opinions publiques arabes méritent, sans doute, ces régimes autocratiques qu’elles laissent perdurer. C’est une idée que je réfute catégoriquement.
Justement, ne pensez-vous pas que les occidentaux soutiennent les régimes autoritaires au Maghreb et dans le Monde arabe pour défendre leurs propres intérêts économiques ?
Les régimes occidentaux font avec ce qu’il y a. On ne peut pas leur reprocher à la fois d’être dans une forme de néocolonialisme s’ils s’emmêlent trop, et en même temps de ne pas assez s’en mêler pour changer les choses. En revanche, le gouvernement français n’était certainement pas obligé de féliciter le président algérien pour sa réélection avec autant de chaleur, quand on sait que le scrutin est contesté et qu’il s’est déroulé dans des conditions contestables.Les Etats-Unis ont su faire preuve de plus de réserve… Au niveau des intellectuels, il faut aussi combattre ce fatalisme aboutissant à ne pas être solidaire des opposants à la fois démocrates et laïcs sous prétexte qu’ils ne sont pas représentatifs de l’opinion publique arabe. Personnellement, je ne me pose pas la question de savoir qui il faudrait pour l’Europe à la tête de l’Algérie. Je me demande pour qui j’aimerais voter si j’étais citoyenne algérienne. Le fait qu’un homme, comme Saïd Sadi, dont j’apprécie le courage et l’intégrité, tienne bon malgré toutes les épreuves, c’est important. Le monde et l’enthousiasme que j’ai vus lors de ces universités d’été du RCD prouvent que ni les autoritaires ni les totalitaires ne sont parvenus à tuer le rêve d’une Algérie à la fois démocrate et laïque, qui respecte la liberté de conscience de chacun et se préoccupe de la justice sociale pour tous.
Mais ne croyez-vous pas que si les régimes arabes continuent à se maintenir au pouvoir, c’est grâce à la connivence avec des régimes occidentaux ?
Il faut dissocier différents niveaux pour ne pas tomber dans l’amalgame. Il y a, d’un côté, les pouvoirs économiques comme les entreprises qui se satisfont très bien des régimes autoritaires avec lesquels ils peuvent faire des affaires, et puis il y a les gouvernants qui peuvent être soit sensibles aux opinions publiques de leur pays (plutôt solidaires des démocrates), soit sensibles aux intérêts de leurs entreprises (plutôt favorables aux autocrates). L’enjeu est de donner la parole aux démocrates, y compris en Europe, pour que les opinions publiques fassent pression sur les gouvernants au détriment des entreprises. Ce n’est pas simple. Mais soyons clairs, personne, pas même l’Europe, et sûrement pas la France, ne pourra faire bouger les choses à la place du peuple algérien. La seule chose que peuvent faire les démocrates laïcs européens, c’est de rester connectés et solidaires des démocrates laïcs du maghreb. Par exemple, lorsque le Maroc interdit à deux militantes du Mouvement alternatif pour les libertés individuelles (MALI) de sortir du territoire marocain pour venir donner une conférence à Paris à l’invitation du Manifeste des libertés, nous avons pu leur donner la parole quand même, en direct, via une connexion internet avec une web cam… C’est un échange qui marche dans les deux sens. Nous avons besoin de l’expérience des laïcs marocains ou algériens pour résister au danger islamiste qui monte en Europe. Il séduit parfois les enfants d’Algériens ayant fui le FIS ou le GIA pour trouver refuge en Europe ! J’admire le courage, la patience et l’abnégation des démocrates laïcs algériens. J’apprends beaucoup d’eux pour savoir comment éviter que ce mal ne rattrape les enfants d’immigrés en France.
A votre avis, qui sont les plus dangereux, les régimes autoritaires ou les mouvements autoritaires ?
Je crois qu’ils ne représentent pas des dangers de même nature. Aujourd’hui, le régime autoritaire est dans un état de décrépitude et de déliquescence. On est face à un comportement de type mafieux, sans en avoir la force coercitive. On est devant une impasse et un immense gâchis qui ne peut qu’encourager la montée d’une alternative totalitaire. Le pouvoir envoie ses propres enfants chez les Pères blancs ou dans de bonnes écoles à l’étranger, mais il a choisi de casser totalement l’éducation publique en Algérie pour s’assurer de tuer l’esprit critique des futurs citoyens. La « confessionalisation » de l’école, le fait que les futurs citoyens algériens apprennent à réciter par cœur à partir de textes religieux au lieu d’apprendre à penser par eux-mêmes, permet aux mouvements totalitaires de remplir leurs cerveaux avec de la propagande. Au fond, les autoritaires et les totalitaires s’entendent sur le dos des démocrates laïcs. Je crois que le tournant a eu lieu avec les événements d’octobre 1988, quand on a refusé d’entendre la rage de la jeunesse contre les inégalités et le manque des libertés et que l’on a préféré acheter la paix sociale en négociant avec les intégristes. Il s’est noué un pacte infernal qui a donné l’horreur que l’on sait et qui reprend depuis quelques années. Les recettes pour sortir de cette spirale infernale existent. Entre la Turquie, le Maroc, l’Algérie et la Tunisie, on voit bien que ceux qui s’en sortent bien, sont ceux qui ont sécularisé avant de démocratiser. Si vous démocratisez sans séculariser, comme l’Algérie en 1991, vous donnez les clefs à un régime totalitaire qui ne les rendra jamais. A l’inverse, si vous sécularisez sans démocratiser, comme en Turquie ou en Tunisie, vous nourrissez aussi une alternative religieuse… Mais elle est moins dangereuse qu’en Algérie. L’AKP au pouvoir, ce n’est pas le FIS au pouvoir. Le gouvernement tunisien devrait comprendre qu’il est temps de démocratiser… Pendant ce temps, l’Algérie, qui n’a ni démocratisé ni sécularisé, se trouve dans une impasse totale. Dont le pouvoir et les intégristes portent l’écrasante responsabilité.