« Avec tendresse et amour nous avons laissé partir… » C’est par ces mots, traduits du néerlandais, que débute le faire-part de décès de mon beau-père, « joli-papa ». Il est mort très rapidement en buvant dans le calme et la sérénité, sans hésitation, le médicament que lui a préparé le médecin. Il était entouré de son épouse, de son fils et d’un couple d’amis (et du médecin). Tout s’est bien passé. Mais reprenons.
Septembre 2007. « Joli-papa », qui vit aux Pays-Bas, vient chez nous et se perd à la gare du Nord alors qu’il connaît très bien les lieux.
Janvier 2008. Le diagnostic est une maladie neuro-dégénérative rare, la dégénérescence cortico-basale.
Avril 2008. Mon beau-père nous annonce à demi-mots qu’il envisage l’euthanasie. Pour des raisons de dignité. Une épée de Damoclès a été accrochée au dessus de nos têtes.
Fin septembre 2009. Sa femme et lui font une tournée d’adieu à la France : ils retournent sur les lieux qu’ils ont aimé et passent chez nous. Belle-maman explique à mon ami qu’ils ont rendez-vous avec le médecin en rentrant aux Pays-Bas.
La procédure est lancée. Celle-ci consiste en un premier rendez-vous avec le médecin traitant, puis un rendez-vous avec un second médecin. Il y aura ensuite une commission qui autorisera ou non l’euthanasie. La durée entre la première visite et le décès ne peut excéder deux mois. Le cas échéant, la procédure peut être recommencée.
Comment parler d’un décès prévu ? Une copine me dit que c’est la même chose avec un malade qui n’en a plus que pour deux ou trois mois. Je ne sais expliquer pourquoi ce n’est pas pareil. Plus tard, j’en parle avec un copain. Lui me dit que la décision de mon beau-père engage tout le monde.
Je sais maintenant : une personne qui n’en a plus que pour deux ou trois mois, c’est la fatalité et on s’attend à l’annonce d’une mort. Dans le cas de mon beau-père, je saurai très exactement quand il mourra.
Début novembre 2009. Nous passons une semaine chez joli-papa et belle-maman. Tous les soirs, nous trinquons. Un soir, alors que je suis sortie, joli-papa et moi nous faisons un signe de main par la fenêtre ; j’ai le sentiment que nous nous sommes dit au revoir. Belle-maman me dit qu’elle n’est pas prête et qu’elle lui a demandé de repousser à janvier. Ils doivent voir un médecin début décembre et cela leur donne un sursis.
Mi- novembre 2009. J’écris sur le site de Rue89 :
« Le refus de débat [de Roselyne Bachelot sur l’euthanasie] tient […] de la même hypocrisie qu’il y avait avant la légalisation de l’avortement : tout le monde sait que cela existe mais les acteurs sont dans l’illégalité […]. En refusant le débat sur la scène publique, on renvoie la question à la sphère du privé. En clair, faites ce que vous pouvez et ne dites surtout rien car c’est votre problème.
Aux Pays-Bas, l’euthanasie est strictement encadrée, on peut en parler, accompagner et se faire accompagner car cela pose des questions pour lesquelles nous n’avons pas de repères. De retour en France, comment en parler, car ça n’existe pas ? »
Fin novembre 2009. Ma belle-mère explique à mon ami que son père n’a plus envie de vivre. La date est fixée. Cela tombe un jour où j’enseigne, comment vais-je affronter cela ? Nous prenons nos dispositions : quand il va y aller en train, quand je le rejoins en voiture avec les enfants. C’est trop gros, il faut se rapporter à des petites choses. Il s’énerve contre cette procédure qui laisse peu de place à l’humain et n’est faite que pour protéger le médecin.
Un copain m’écrit sur le poids du christianisme pour lequel le suicide est une lâcheté. C’est tout de même assez fort, quand on y réfléchit, de cultiver l’idée que l’euthanasie, associée au suicide, est une lâcheté. Un autre copain me rappelle que dans certaines sociétés les vieux partent et vont mourir seuls.
Dimanche. Mon ami prend le train. Lundi soir je l’appelle. Ça va. Il m’explique que demain midi on posera à son père une perfusion de back-up (le médicament qu’il va boire est très puissant et peut provoquer un endormissement avant qu’il ait tout bu, le médicament en perfusion sert
dans ce cas) et que cela aura lieu le soir. Son père me dit au revoir.
Mardi midi. Je rappelle : j’ai quelque chose à dire à joli-papa avant de lui dire au revoir à mon tour. Mardi soir, je reçois un SMS de mon ami me disant de ne plus appeler ; une heure après, un SMS m’annonce le décès.
Vendredi matin. Je pars en voiture avec les enfants et une copine. Nous discutons de l’importance du cadre, de fixer des limites pour savoir où se situer. Je pense qu’à partir du moment où joli-papa a lancé la procédure, la date était fixée, ce n’était plus possible de repousser. Cette procédure, avec ses étapes, est indispensable pour préciser le terme.
Á l’arrivée, nos enfants de 5 et 3,5 ans voient leur grand-père, semblent soulagés et jouent devant lui. Ils ne pouvaient imaginer la mort. Lors de la cérémonie, pendant la lecture de textes, les enfants dessinent sur le cercueil en bois brut qui sera ensuite incinéré. Joli-papa et belle-maman l’avaient ainsi souhaité.
Je pense à toutes celles et tous ceux qui ont vécu sensiblement la même histoire et ne peuvent pas la raconter, car elle se passe dans un pays où l’euthanasie n’est pas encadrée.