L’IFOP a publié le 6 décembre 2022 une étude sur « les enseignants face à l’expression du fait religieux à l’école et aux atteintes à la laïcité »[i]. On en retiendra trois volets : l’autocensure des enseignants ; les manquements aux lois, règlements et finalités de l’école ; un après-Samuel Paty dans la peur. On verra ensuite que cette étude interpelle le ministre de l’Éducation nationale. Enfin, on relayera une demande concrète dont la satisfaction dépend de Pap Ndiaye.
L’étude de l’IFOP
L’autocensure des enseignants
Alors qu’en 2018 36 % des enseignants du secondaire admettaient s’être autocensurés, ils sont désormais 56 % à le faire « pour éviter de possibles incidents sur des questions de religion »[ii]. Cela montre que les signalements recensés par les services du ministère de l’Éducation nationale ne sont que la partie immergée de l’iceberg d’une forte poussée de la pression du religieux à l’école.
Il convient de préciser que l’autocensure ne se confond pas avec l’obligation de neutralité laïque à laquelle tout enseignant est tenu comme agent public. Il s’agit en l’espèce de la négation de tout enseignement véritable.
Les manquements aux lois, règlements et finalités de l’école
Cette montée de la peur parmi les enseignants ne relève pas seulement d’un ressenti. Elle est liée à la banalisation des infractions à loi du 15 mars 2004 : 36 % des enseignants des lycées publics ont été confrontés à un refus d’ôter leur vêtement à caractère religieux. Ils sont 49 % à avoir été confrontés au port d’abayas[iii].
Mais au-delà des manquements à la loi de 2004, l’étude révèle qu’au nom de la religion, les lois et règlements scolaires en vigueur sont largement bafoués. Ainsi, 60 % d’enseignants du public ont observé des contestations d’enseignement pour motifs religieux. 45 % des enseignants de moins de 30 ans ont été confrontés à des contestations, au nom de la religion, de leur légitimité à enseigner certaines questions[iv].
Cette entrée dans les mœurs scolaires du mépris de l’école pour motifs religieux prouve que la stratégie d’entrisme menée par les influenceurs fréristes, salafistes ou pro-Erdogan sur les réseaux sociaux a été efficace.
Un après-Samuel Paty dans la peur
Enfin, on peut retenir de cette étude des informations capitales sur les suites de la mort de Samuel Paty le 16 octobre 2020. Il y a toujours un avant et un après un traumatisme majeur. C’est le cas de la décapitation du professeur Samuel Paty à la sortie de son collège par un fanatique islamiste. On aurait pu s’attendre à ce que soient largement reconnus la réalité meurtrière de l’islam politique et les manquements obvies de l’institution scolaire qui accabla Paty au lieu de le soutenir et de le protéger. Las ! L’étude de l’IFOP apprend que 62 % des enseignants craignent de faire ce qui a coûté la vie à Samuel Paty : présenter à leurs élèves des caricatures de personnages religieux. Ils sont 47 % à craindre de traiter des motifs de son assassinat[v]. Comment s’étonner, dans ces conditions, que 77 % d’entre eux estiment que le ministère n’a pas tiré les leçons de l’assassinat de Samuel Paty et de la manière dont les faits ont été gérés ?
L’institution scolaire interpellée
À la lumière de cette étude de l’IFOP, l’islamologue Ghaleb Bencheikh a formulé deux exigences[vi]. La première est que les enseignants soient « soutenus et accompagnés afin de ne pas les voir verser dans l’autocensure ». On observera qu’ils s’autocensurent parce qu’ils savent que l’institution ne les soutiendra pas s’ils parlent. C’est pourquoi nous comprenons cette exigence comme une adresse à Pap Ndiaye. En effet, les chefs d’établissement et les inspecteurs soutiendraient les enseignants si les recteurs leur commandaient de le faire. Et ces derniers le feraient si le ministre le leur commandait. S’en remettre « à la base » est une dérobade dépourvue de crédibilité[vii].
La seconde exigence exposée par Ghaleb Bencheikh concerne la tenue des élèves. « On ne vient pas en classe en crop-top, en boubou, en djellaba, en sari »car, écrit-il, « l’école n’est pas une scène de représentation folklorique », précisant avec raison qu’« il n’est pas acceptable d’être suspendu […] au sens que les élèves veulent bien donner […] à leurs mascarades. ». Or l’étude de l’IFOP révèle que l’inacceptable est largement banalisé dans les faits. Nous tournerons donc à nouveau notre regard vers le ministre de l’Éducation nationale et, à travers lui, le président de la République[viii].
Ces deux exigences renvoient à la finalité de l’école de transmission des connaissances et de partage des valeurs de la République, tandis que l’étude de l’IFOP révèle que l’école est entravée dans l’accomplissement de ses deux missions fondamentales.
L’école étant empêchée de fonctionner comme elle le devrait, est-il pertinent d’y voir systématiquement une atteinte à la laïcité ? Ghaleb Bencheikh ne le pense pas. Il suffit, selon lui, de se référer aux lois et règlements existants qui vont dans le sens des finalités essentielles de l’école[ix]. Il n’y a là nul déni de l’entrisme exercé par les islamistes fossoyeurs de la pensée critique et des libertés fondamentales. Ghaleb Bencheikh attend d’ailleurs de l’école qu’elle donne à « comprendre, à pratiquer, à estimer (et) à aimer la laïcité ».
Une proposition concrète soumise à la volonté politique
Les dysfonctionnements qui affectent l’école sont multiples. Ainsi en est-il de l’enseignement moral et civique (EMC) qui marche sur la tête. Alors que la laïcité est le fil conducteur implicite de cet enseignement névralgique, officiellement ouvert à toutes les disciplines, il est aujourd’hui mutilé, car il demeure, sauf exception, l’exclusivité d’une discipline : l’histoire-géographie. Le ministère de l’Éducation nationale reconduit en effet d’année en année ce mensonge d’une distorsion flagrante entre les textes officiels et la réalité, faisant mine de laisser les établissements décider.
Rien pourtant ne justifie ce statu quo. Aujourd’hui privés d’une approche plurielle de cet enseignement, les élèves gagneraient à ce que leur professeur de SVT, d’EPS, de lettres, de SES ou de philosophie, par exemple, le leur dispense[x]. Toutes les disciplines sont concernées par l’EMC dont le fil conducteur implicite est la laïcité à expliquer et à faire vivre.
Pour mettre fin à cette situation préjudiciable aux élèves, il faudrait que Pap Ndiaye commande aux Recteurs de commander aux chefs d’établissement de ne plus reconduire cette anomalie. La question n’est pas technique, mais politique[xi].
Notes :
[i] L’étude a été réalisée pour la revue Écran de Veille auprès d’un échantillon national représentatif de 1 009 enseignants des 1er et 2d degrés interrogés du 25 octobre au 7 novembre 2022 : file:///Users/pierrehayat/Downloads/Rapport_Ifop_.pdf
[ii] La comparaison de l’étude de 2022 avec celles de 2018 pour le Comité national d’action laïque (650 enseignants) et de 2020 pour la fFndation Jean-Jaurès (801 personnes) permet d’apprécier les évolutions.
[iii] Les enseignants estiment à 68 % que les tenues de type abayas présentent un caractère religieux n’ayant pas leur place dans l’enceinte scolaire.
[iv] On note également que 55 % des enseignants en REP (Réseau d’Éducation Prioritaire) ont été confrontés à des absences en EPS au nom de convictions religieuses ou à des demandes de menus confessionnels, et 31 % d’entre eux ont vu des élèves faire leur prière dans l’enceinte scolaire.
[v] Lorsqu’en octobre dernier, un temps d’hommage fut dédié à Samuel Paty — ce ne fut pas toujours le cas —, 42 % des enseignants en REP rapportent un incident (refus de participer, justifications religieuses de son assassinat, injures ou provocations).
[vi] Ghaleb Bencheikh, « La laïcité a une fragilité originelle, celle d’être incomprise par une partie de la jeunesse française », Le Monde du 27 décembre 2022 :
[vii] La verticalité est désormais institutionnalisée au ministère de l’Éducation nationale. Le pivot de cette stricte verticalité structurelle est le nouveau statut de l’Inspection générale mise sous tutelle du Ministre, au détriment de l’autonomie des savoirs disciplinaires et de leur transmission. Voir :
[viii] Les déclarations le 4 janvier de Pap Ndiaye sur BFM révèlent qu’en cas de difficulté sur ces questions, les équipes pédagogiques et les chefs d’établissement seront livrés à eux-mêmes. Voir : https://www.youtube.com/watch?v=LRiS-qCm1vA, à partir de la 19ème minute.
[ix] La loi du 10 juillet 1989, qui ne brille pas par son apport à la laïcité scolaire, prévoit que « les obligations des élèves consistent dans l’accomplissement des tâches inhérentes à leurs études ; elles incluent l’assiduité et le respect des règles de fonctionnement et de la vie collective des établissements ». Elle fait ainsi partie de ces lois et règlements dont l’étude de l’IFOP révèle qu’ils ne sont pas appliqués. Ironie de l’histoire : cette loi pourrait donc être invoquée pour faire prévaloir les exigences justement mises en avant par Ghaleb Bencheikh ! Il reste que dans cette invocation, les enjeux de laïcité ne sont pas loin puisque les lois et les règles communes ne sont pas respectées pour des motifs religieux.
[x] Plusieurs associations de professeurs spécialistes ont formulé cette demande, parmi lesquelles l’Association des professeurs de sciences économiques et sociales (APSES) et l’Association des professeurs de philosophie de l’enseignement public (APPEP).
[xi] Un refus du Ministre de donner une suite favorable à cette demande de bon sens ne s’expliquerait pas par une prétendue inertie, mais par une volonté d’instrumentaliser et de détourner l’EMC. Sur la question, on peut lire de Thomas Douniès, Réformer l’éducation civique ? Enquête du ministère à la salle des professeurs, 2021, Presses universitaires de France.