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« Territoires disputés de la laïcité » de Gwénaële Calvès : Pour mieux comprendre, débattre et agir

L’administration pénitentiaire doit-elle servir aux détenus des aliments halal ou casher, ou simplement proposer une alimentation alternative à la viande ?
Une auto-école peut-elle, pour des raisons religieuses, réserver une salle à un public exclusivement féminin ?
Un élève en voyage scolaire souhaite prier le soir. Quelle réponse de l’encadrement éducatif ?

Ce sont là trois des 44 questions (plus ou moins) épineuses examinées dans Territoires disputés de la laïcité, de Gwénaële Calvès, auxquelles la professeure de droit public, spécialiste de la laïcité, apporte des réponses éclairantes. Quel laïque ne souhaite pas être instruit sur des cas embarrassants, dans les combats qu’il mène pour la laïcité ? Et lequel se désintéresse des arguments juridiques qui s’opposent autour de la loi scolaire du 15 mars 2004 et de l’affaire Baby Loup ? Ces deux polémiques figurent en bonne place dans la première partie du livre intitulée « Mutations de la laïcité », la seconde traitant les questions adressées à l’auteure « par des personnes réellement confrontées à des interprétations du droit de la laïcité ».

Des conflits d’une acuité inédite traversent la laïcité contemporaine. Ils s’inscrivent dans un contexte politique nouveau, depuis les massacres commis au nom de Dieu en janvier 2015 par des fanatiques se réclamant de l’islam. G. Calvès souligne la tentation d’instrumentaliser la laïcité à des fins d’exclusion ainsi que sa contre-instrumentalisation à des fins communautaristes. Raisonnant en juriste sur des cas réels et concrets qui lui ont été soumis, elle montre aux lecteurs non initiés que le droit de la laïcité n’est ni clos sur lui-même ni figé. Le droit de la laïcité évolue, à l’image du droit en général. Selon les situations analysées, on saisit sur quels fondements l’état actuel du droit permet d’apporter une réponse assurée et, à l’inverse, pourquoi la jurisprudence est indécise et fluctuante.

Les questions gravitent autour d’un enjeu : la délimitation à établir entre la « sphère publique » soumise à l’obligation de neutralité, qui relève juridiquement de la laïcité, et la « sphère sociale », qui n’en relève pas. G. Calvès précise que la première ne se réduit pas à l’autorité publique, mais s’étend à l’ensemble des services publics. La « sphère sociale », quant à elle, renvoie à l’espace public ouvert à tous, où les individus produisent, échangent, consomment, se rencontrent librement. Elle insiste sur l’autonomie des associations, « emblème de la faculté d’auto-organisation de la société civile, aussi subventionnées soient-elles et indépendamment de l’étroitesse de leur liens avec la sphère publique », auxquelles l’obligation de neutralité laïque ne saurait, en principe, être opposée.

Une fois saisi ce principe de délimitation, il reste à comprendre pourquoi les frontières censées séparer paisiblement ces deux « sphères », sont instables dans les zones frontalières. C’est qu’aujourd’hui, écrit Gwénaële Calvès, « les contours même de la laïcité sont âprement disputés ». G. Calvès ne propose pas un nième mode d’emploi d’une laïcité pour les nuls. Son propos n’est pas de livrer dogmatiquement un prêt à penser à partir de réponses lisses, mais au contraire de fournir au lecteur des outils pour réfléchir à ce qui se joue dans chaque cas, et de comprendre comment les incertitudes et les disputes juridiques formalisent un état social, politique et culturel. L’analyse éclaire sur les intérêts et les normes en jeu, à travers les arguments juridiques. On saisit en quoi les polémiques qui ont conduit à la loi du 15 mars 2004, et celles autour de la crèche Baby Loup, ont mobilisé les principes laïques de liberté de conscience et de neutralité, d’une façon apparemment concurrentielle. Mais il ne s’est pas seulement agi de cela : les deux querelles ont révélé d’autres enjeux et ont fait naître des polémiques nouvelles. À propos de la crèche Baby Loup, les tribunaux se sont prononcés sur le licenciement d’une puéricultrice qui refusait de retirer son « voile islamique ». G. Calvès montre que les cinq décisions de justice de 2010 à 2014 ont impliqué des approches franchement différentes de la laïcité : considérée comme neutre, mais aussi comme caractéristique d’une « entreprise de tendance », et comme émancipatrice de l’emprise du religieux dans la vie sociale. Et, à propos des signes religieux à l’école, on observe que depuis la loi du 15 mars 2004, les tribunaux administratifs tiennent mieux compte de la spécificité de l’école laïque, comme lieu d’instruction et d’émancipation à l’égard de toute forme d’appartenance. Pareille complexité confirme, dans un contexte nouveau, ce qu’une longue tradition laïque a constamment soutenu : la laïcité ne se limite pas à la neutralité de l’autorité publique et ne saurait en conséquence se résumer à des interdictions, aussi justifiées soient-elles.

G. Calvès reprend une question polémique qui traverse aujourd’hui le débat public : n’assistons-nous pas à une invasion de la laïcité-neutralité dans la société ? Mais à la lecture des cas examinés avec scrupule par G. Calvès, un lecteur laïque ne manquera pas de se poser cette autre question : n’assistons-nous pas à une invasion du religieux dans la société, qui défie la laïcité de la « sphère publique » ? Dans « les territoires perdus de la République », la laïcité peine à exister dans les faits : ni la liberté de conscience des individus, ni le bon fonctionnement des services publics ne sont correctement protégés. Sur fond de la législation actuellement en vigueur, G. Calvès rend compte des conceptions rivales de la laïcité. En vertu du principe d’égalité entre les associations confessionnelles et les associations laïques, elle soutient la légitimité pour une association qui en ferait la demande, d’être reconnue comme association de conviction laïque, sous réserve de répondre à des critères objectivement identifiables. Sur cette question, comme sur les autres, G. Calvès expose avec objectivité les points de vue différents du sien, donnant au lecteur les éléments pour juger par lui-même.

Ainsi, le sens de la laïcité est-il en débat dans l’espace public. La laïcité est-elle prioritairement assimilable à un idéal de concorde ? d’égalité des droits ? de souveraineté populaire ? de liberté personnelle ? de promotion de l’intérêt général ? d’universalité humaine ? d’instruction ? de non domination ? de non discrimination ? … Ces perspectives ne sont nullement exclusives les unes des autres. Elles confrontent la laïcité à elle-même et aux évolutions du monde. Elles permettent ses progrès. Mais on voit aussi ce qui oppose la Ligue de l’enseignement d’aujourd’hui, pour qui la laïcité est au service de la diversité sociale et culturelle, y compris à l’école publique, et une association d’éducation populaire pour qui la laïcité est un principe d’émancipation individuelle et collective, inséparable de la rationalité critique. Toutefois, la laïcité a une consistance juridique et une cohérence normative forgées dans l’histoire. Il y a imposture à s’autoriser de la laïcité pour soutenir des idéologies sociales et politiques, contraires aux idéaux qui l’ont portée historiquement. Gwénaële Calvès prend l’exemple du groupe raciste, qui « est nécessairement hors champ » de la laïcité : « de la laïcité, chacun a la vision qu’il veut, mais si elle n’est pas tournée vers la liberté et vers l’égalité, il ne peut s’agir que d’une tentative d’escroquerie. » On ne saurait mieux dire.

On finira par cette formule aujourd’hui récurrente dans le débat public : « C’est la République qui est laïque, pas la société », reprise par G. Calvès dans la perspective juridique qui est la sienne. Mais si l’on se place du point de vue de l’histoire et des enjeux présents, la formule ne convainc pas nécessairement. Si, en effet, la République française est constitutionnellement laïque, c’est qu’en France, la laïcité n’est pas seulement celle de l’État, mais des idéaux républicains de liberté, d’égalité et de fraternité, qui sortent du cadre étatique. On ne peut non plus ignorer que depuis 1946, la République française est aussi une « république sociale », comme l’atteste encore aujourd’hui l’importance de ses services publics. Quant à la laïcité de l’État elle-même, elle aurait été impossible sans la sécularisation de la société. C’est pourquoi, tout en étant formellement exacte, la formule : « C’est la République qui est laïque, pas la société » nous paraît faire écran à la compréhension de la réalité française concrète, car elle ne tient pas compte des interférences objectives entre la société et la République. Elle semble également ignorer que la désécularisation d’une partie de la société, les pressions que la religion exerce de toutes parts et le retour en force du fanatisme religieux, fragilisent aujourd’hui l’édifice juridique de la laïcité, miné dans sa base sociale et culturelle.

Comme tout ouvrage véritablement scientifique, Territoires de la laïcité donne prise à la discussion critique, qui est un des précieux acquis d’une laïcité à faire vivre. Il faut savoir gré à Gwénaële Calvès d’avoir constamment sollicité dans son ouvrage l’intelligence de ses lecteurs.

Gwénaële Calvès, Territoires disputés de la laïcité. 44 questions (plus ou moins) épineuses, Paris, PUF, 2018.
Nos lecteurs peuvent se procurer l’ouvrage au prix de 14 € sur http://www.ufal.org/boutique#!/Livres/c/21598353/offset=9&sort=normal

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