Ghaza : Le peuple veut en finir avec la division
En écho aux révolutions tunisienne et égyptienne, les jeunes Ghazaouis se mobilisent sur le web et dans la rue, malgré la répression du Hamas, pour appeler à la fin des déchirements interpalestiniens. Le 15 mai, une nouvelle manifestation est prévue. Reportage.
Une matinée pluvieuse comme on en voit rarement en avril à Ghaza. J’ai rendez-vous au café Délice avec Moayad, 24 ans, étudiant en génie civil, très actif sur les réseaux sociaux dont facebook. Je l’ai déjà rencontré à plusieurs reprises dans les locaux d’une ONG où il travaillait à temps partiel. Il me semblait poli et plutôt timide. Peu de temps après, alors que les révoltes secouaient déjà les pays arabes, il m’avait expliqué qu’il avait constitué un groupe sur facebook «appelant à la révolte contre la division». «Nous avons toujours été à l’avant-garde. Les jeunes Tunisiens et les jeunes Egyptiens ont fait des sacrifices énormes pour changer le système qui les étouffait. Nous, on veut mettre un terme à la division qui pèse sur notre vie et dont les conséquences sur notre cause nationale sont dévastatrices.» Que les Palestiniens aient peur de descendre dans la rue ne le décourage pas.
«Nous casserons la barrière de la peur», réplique-t-il d’une voix sûre, tout en me fixant derrière ses lunettes de jeune intellectuel. Après quelques regards furtifs autour de lui, il entre dans le vif du sujet. «Je suis étudiant, je ne suis membre d’aucune faction palestinienne, mais je n’ai pas de préjugés contre elles non plus. Depuis longtemps déjà, avec des amis, nous avons créé un groupe nommé Soura (photo), allusion à la belle photo de notre pays, de notre société, de notre cause nationale et de tout ce qui nous entoure, explique-t-il. Nous menions quelques activités culturelles. Et puis, l’exemple tunisien nous a poussés à envisager une révolte contre la division qui nous déchire. Comme nous vivons sous occupation, à Ghaza et en Cisjordanie, nous n’avons pas pensé au slogan “Le peuple veut faire tomber le régime“ mais plutôt “La division est notre priorité“.»
Des fleurs aux agents de l’ordre
Après une gorgée d’un café sans sucre (sada), comme l’aime la majorité des Palestiniens, le jeune homme poursuit. Sur facebook, avec des amis, ils créent la coalition du 15 mars. Objectif : mobiliser des citoyens pour sortir dans la rue et faire pression sur les deux piliers de la division, le Hamas et le Fatah, afin de les pousser à se réconcilier, pour une réunification des rangs palestiniens. Le 28 février, quelques jeunes sont descendus sur la place du Soldat inconnu, en ville, mais ont été très vite ceinturés par des agents de la sécurité interne. «Ahmad Arar, un de mes amis, a été arrêté et frappé. Il a même été accusé de collaboration avec les services sécuritaires de Ramallah. Dès ce jour, avec les déclarations des services sécuritaires avertissant que toute descente dans la rue sans autorisation serait durement réprimée, et d’autres accusant ceux qui appellent à ce genre d’activités de travailler avec des parties douteuses, nous avons compris que le gouvernement de Ghaza voulait nous faire peur.»
Ainsi, le 10 mars dernier, le gouvernement a interdit tout rassemblement et toute manifestation dans la rue. «Le 13, nous avons organisé une collecte de sang dans les locaux de l’université Al Azhar, puis nous sommes sortis par milliers près de l’université, raconte-t-il. Nous avons distribué des fleurs aux agents de l’ordre et nous avons porté certains d’entre eux sur nos épaules pour faire passer un message de pacifisme, d’amour, mais aussi de détermination.»
Stop à la division
Un nouveau rendez-vous fut pris pour le 15 mars sur facebook. «Ceux qui étaient prêts à descendre se comptaient par dizaines de milliers, promet-il. Le 14, un jour avant la date de la grande marche, nous avons tenté un essai. On était plus de 1500 étudiants à sortir de plusieurs universités. Nous nous sommes dirigés vers la place du Soldat inconnu où on a décidé de passer la nuit sous des tentes. Un seul drapeau, celui de la Palestine, et un seul slogan “Le peuple veut mettre un terme à la division“. On avait appelé cette journée la journée de l’échauffement. Dans l’après-midi, sentant notre détermination à aller jusqu’au bout et vu la présence concentrée des médias, des représentants du ministère de l’Intérieur ont demandé à se réunir avec nous, poursuit-il. Des groupes de jeunes dont on connaissait le courant ont voulu se joindre à nous. On s’est entendus pour qu’ils n’expriment aucun signe d’alignement avec telle ou telle faction.
En fait, au lieu d’utiliser avec nous la manière forte, le gouvernement a tenté de récupérer le mouvement. Nous nous étions mis d’accord pour porter le drapeau palestinien, symbole de notre unité, et d’appeler à la fin de la division.» Et les militants ont passé la nuit sous les tentes. Autant Moayad était heureux de voir ces centaines de milliers de Palestiniens dans les rues de Ghaza le 15 mars, autant il s’avoue déçu par la manière avec laquelle le gouvernement s’est comporté.
Intention de faire peur
«Nous avons été surpris par le déploiement, dès le matin, de centaines d’agents de l’ordre portant des tenues fluorescentes avec le sigle du Hamas sur le dos. Mais nous nous sommes surtout sentis trahis par l’arrivée de milliers de manifestants portant autant de bannières du Hamas. De la récupération politique, ni plus ni moins… Des centaines d’hommes de la sécurité interne, devenue célèbre à Ghaza depuis la prise de pouvoir par le Hamas, se sont infiltrés parmi les manifestations, prenant des photos des partisans, surtout les plus enthousiastes, dans l’intention de faire peur. Des partisans du Hamas n’arrêtaient pas de provoquer les manifestants.
A la mi-journée, les manifestants comprenant ce qui se tramait ont commencé à quitter la place du Soldat inconnu.
Découragés, certains sont rentrés chez eux, mais des milliers d’autres ont pris la direction de la place d’El Katiba, à moins d’un kilomètre, à l’ouest du centre-ville. «Plus de 100 000 citoyens se sont retrouvés sur cette place. L’ambiance était tout autre. Nous avons placé un cordon de sécurité pour empêcher tout manifestant portant un drapeau autre que celui de la Palestine d’entrer, ajoute Moayad. Nous étions déterminés à rester. Malheureusement, le gouvernement a décidé de vider la place par tous les moyens. La police a installé des barrages sur les routes pour empêcher l’accès à El Katiba.» Ont suivi des déclarations des porte-parole du gouvernement et du mouvement Hamas.
« Ils ont accusé tous les manifestations présents à El Katiba d’être des fauteurs de troubles, d’anciens officiers de l’autorité palestinienne et des Fathaouis qui tentent de créer un état de chaos, à l’image de ce qui se passe dans les pays arabes. Au coucher du soleil, des centaines d’agents de sécurité habillés en civil, dont des dizaines utilisant des motos, ont chargé la foule et l’ont dispersé à coups de bâton, de gourdins et de matraque électrique. » Personne n’a été épargné. Ni les femmes, ni les enfants qui accompagnaient leurs parents, ni les personnes âgées.
Le langage du gourdin
«Ma mère, une femme de 60 ans, a reçu des coups de matraque et a été évacuée à l’hôpital. Les femmes, surtout, ont été insultées et traitées de tous les noms. C’était incroyable de la part de ceux qui prétendent appartenir à un courant islamique !» Moayad s’est réfugié dans la clinique mobile et a évité, sachant qu’il était recherché, de rentrer chez lui pendant deux jours. «Nous avons cru être différents des autres. Notre révolution était contre la division et ne pouvait pas servir de prétexte à toute cette violence. Les gens se sont laissés frapper sans réagir, non par lâcheté, mais surtout pour éviter l’escalade. La violence ne faisait pas partie de notre programme.» Ont suivi plusieurs tentatives de rassemblement : le 16 à l’université d’El Azhar, le 17 au siège de la Croix-Rouge, puis au siège de l’ONU.
«A chaque fois, c’était la même chose. Le seul langage des autorités était celui du gourdin. Beaucoup de jeunes ont été arrêtés, puis relâchés après quelques heures ou quelques jours Ils ont tous été frappés et humiliés. J’ai reçu cinq convocations de la part de la sécurité interne, mais je n’irai là-bas qu’après l’obtention de garanties de ne pas être maltraité. Je n’ai rien fait de mal, assure-t-il en avouant une grande colère au fond de lui. Le peuple veut la fin des divisions, mais certains tirent clairement profit de cette situation et ils font tout pour faire durer le statu quo. La prochaine fois, le 15 mai, à l’occasion de la commémoration de la Nakba, nous sortirons avec une autre priorité, un autre slogan : «Le peuple veut en finir avec l’occupation».
Fares Chahine