Le mouvementde protestation contre tout gel de la colonisation israélienne en Cisjordanie gagne peu à peu l’armée. En cause : les yeshivot hesder, instituts qui conjuguent le Talmudet le service militaire. L’état-major y recrute des élites motivées, mais aussi rebelles.
L’état-major de Tsahal s’inquiète de l’influence de certains rabbins extrémistes sur ses troupes. La décision du gouvernement de geler les constructions dans les colonies n’a jusqu’à présent soulevé que des protestations pacifiques des colons. Mais la perspective d’une éventuelle évacuation manu militari de certaines de ces implantations, comme à Gaza en 2005, a relancé les craintes de mouvements d’insubordination parmi les soldats.
Le 22 octobre dernier, lors du traditionnel serment des troupes devant le mur des Lamentations, un groupe de conscrits du bataillon Shimshon déploie des banderoles pendant le discours du commandant : «Nous ne nous sommes pas engagés pour évacuer des Juifs» et «Le bataillon Shimshon n’évacuera pas Homesh». Homesh est une «implantation illégale» de Cisjordanie, démantelée par l’armée en 2005 et que les colons essayent de repeupler. Aucune armée n’apprécie beaucoup l’expression d’opinions politiques dans ses rangs, encore moins pendant les prises d’armes. Tsahal pas plus que les autres. Les soldats impliqués sont mis aux arrêts. Deux d’entre eux sont condamnés à vingt jours de prison militaire. Quelques semaines plus tard, dans le bataillon Nahshon, l’autre bataillon de la brigade Kfir, unité déployée dans les Territoires palestiniens, plusieurs soldats refusent d’obéir aux ordres alors qu’ils participent à une opération de démantèlement d’un avant-poste sauvage du côté de Hébron. Deux soldats au moins sont sanctionnés.
Ces affaires font grand bruit en Israël, où l’armée est considérée comme une institution presque sacrée. À gauche, on s’émeut de l’influence grandissante de l’idéologie nationaliste et religieuse des colons dans certaines unités. Les bataillons vont-ils obéir si le gouvernement leur donne l’ordre d’évacuer les colonies de Cisjordanie ? Comment accepter que la discipline militaire soit subordonnée à des préceptes religieux devenus hautement politiques ? Yariv Oppenheimer, dirigeant de l’organisation anticolonisation La Paix maintenant, accuse les colons radicaux de «susciter la sédition dans les rangs de l’armée, mettant en danger la société israélienne. Leurs responsables et tous les partis politiques doivent se prononcer contre ce phénomène, avant que l’armée ne perde le contrôle de ses soldats.»
7 500 étudiants dans les yeshivot hesder
L’attention se tourne donc vers les yeshivot hesder, écoles religieuses dont sont issus plusieurs des soldats impliqués dans ces incidents. Ces écoles talmudiques bénéficient d’un statut particulier. Un «arrangement» ( hesder, en hébreu) avec le ministère de la Défense permet à leurs étudiants de bénéficier d’un service militaire plus court, environ 18 mois au lieu des trois ans normaux, et de poursuivre ainsi de longues études religieuses tout en servant dans l’armée. Le système a jusqu’à présent fonctionné à la satisfaction de l’état-major. 7 500 étudiants sont actuellement inscrits dans une cinquantaine de yeshivot hesder. Ces écoles envoient chaque année quelque 1 500 de leurs élèves dans l’armée. Mieux, les yeshivot hesder fournissent à Tsahal des recrues de premier choix, motivées et dévouées à l’institution militaire. Si ces étudiants consacrent des années à l’étude de la Torah, leur allure n’a rien à voir avec celle des juifs ultraorthodoxes. Pas de bas de soie, de chapeaux en fourrure et de longs caftans comme les ultraorthodoxes de Mea Shearim, repliés sur leurs études religieuses, hostiles ou indifférents au monde moderne. Ces jeunes gens en sandales à velcro, pantalons baggy et blousons en laine polaire combinent leur zèle religieux avec le culte de l’État d’Israël. L’étude de la Torah ne les empêche pas de servir avec zèle dans les unités les plus prestigieuses de l’armée. «Le sionisme religieux a remplacé le kibboutz comme ossature de Tsahal, explique Asher Cohen, professeur à l’université Bar-Ilan, lui-même sioniste religieux. Les yeshivot hesder sont devenues le creuset de Tashal. L’élite des soldats, ceux des meilleures unités, les parachutistes, les Golani ou les Givati, viennent de ces écoles.»
Si les yeshivot hesder existent un peu partout en Israël, elles ont particulièrement prospéré en Cisjordanie, que les colons appellent la Judée-Samarie. Là, sur ces collines battues par le vent, au milieu des colonies les plus radicales, certaines de ces yeshivot professent une idéologie religieuse et nationaliste d’autant plus intransigeante qu’elle puise ses arguments directement dans la Bible. Et elles se trouvent de plus en plus en porte-à-faux avec d’éventuels ordres d’évacuation de colonies.
Le major-général Avi Mizrahi, commandant de la région Centre, a tapé du poing sur la table pendant une visite dans une académie prémilitaire en décembre. «Porter l’uniforme implique la subordination au gouvernement élu, quel qu’il puisse être. L’armée est en dehors du débat politique. Les incidents de désobéissance et de sédition du type de ceux auxquels nous avons assisté représentent un danger existentiel. Nous allons prendre des mesures contre ceux qui professent la désobéissance», a annoncé le général. Parmi les noms mentionnés par le général Mizrahi figure celui du rabbin Eliezer Melamed, directeur de la yeshiva hesder de la colonie de Har Braha, implantation radicale au sommet d’une montagne au-dessus de Naplouse. Ce rabbin de choc est le fils d’un autre rabbin célèbre dans le monde sioniste religieux. Ses éditoriaux publiés dans B’Sheva, magazine dirigé par sa mère, appellent ouvertement à la désobéissance à des ordres qui contreviendraient à la Torah. Sommé par l’état-major de signer un texte condamnant les incidents du mur des Lamentations, le rabbin Eliezer Melamed n’a pas obtempéré. Coupant court aux discussions, Ehoud Barak a pris la décision de suspendre l’accord entre l’armée et sa yeshiva.
À Har Braha, les partisans du rabbin crient à la manœuvre politique. «Le rabbin Melamed est pris comme bouc émissaire, dit Jonathan Bear, habitant de la colonie et parent d’élèves de la yeshiva. C’est un homme intègre. Il ne fait que dire la vérité. Les élèves de la yeshiva sont des jeunes gens pleins d’idéal. Ils représentent l’esprit pionnier d’Israël, qui se trouve à présent en Judée-Samarie, ajoute-t-il. Ils obéissent aux 613 commandements de la Torah, dont l’un des plus importants est de s’installer sur la terre d’Israël.» Le rabbin Melamed a décliné les demandes d’interviews. Mais son collègue et ami, le rabbin Levanon, directeur de la yeshiva voisine d’Elon Moreh, accepte d’expliquer sa position. Deux des soldats emprisonnés après l’incident du Mur venaient de sa yeshiva. «Ce sont eux qui ont eu les plus lourdes peines», dit le rabbin Levanon. «Le fond du problème est d’utiliser l’armée pour appliquer des mesures qui relèvent de la politique intérieure, alors que c’est du ressort de la police.»
«La loi de l’État peut changer,pas celle de la Torah»
Son bureau est décoré des portraits du grand rabbin Avraham Kook et de son fils. Ce religieux charismatique fut dans les années 1920 le premier à faire la synthèse entre le mouvement sioniste, à l’origine d’obédience laïque, voire socialiste, et l’orthodoxie religieuse, qui lui était alors opposée. On tombe sur son effigie dans pratiquement toutes les colonies. «Nous enseignons à nos étudiants la différence entre le bien et le mal, leur inculquons des valeurs morales, dit Levanon. La loi de l’État peut changer, pas celle de la Torah. Les sanctions contre Melamed servent au pouvoir politique pour museler des voix discordantes.»
Le rabbin Levanon est un homme affable. Les étudiants l’abordent avec respect. L’un d’eux fait visiter la yeshiva, où des dizaines de jeunes gens sont penchés sur des rouleaux de la Torah. Des crosses de pistolets dépassent parfois des pantalons entre les tsitsits, les franges du châle de prière que les juifs observants portent sous leur chemise. Sur le point le plus haut de la colonie, des stèles ont été élevées aux anciens élèves morts au combat. L’étudiant a lui-même été blessé au Sud-Liban en 2006 avec une unité de parachutistes. «Je ne peux plus devenir officier, dit-il, mais beaucoup d’élèves de la yeshiva ont fait carrière. Ils reviennent pendant leurs permissions et nous servent d’exemple», ajoute-t-il. Tous les anciens élèves de yeshiva hesder ne sont pas des émules potentiels d’Ygal Amir, l’assassin de Rabin. Mais leur surreprésentation dans les meilleures unités de Tsahal reste une source d’inquiétude.
Tout le monde ne partage pas ces craintes. «On a entendu un peu partout des cris d’alarme, dénonçant le noyautage de l’armée par les sionistes religieux. Mais il ne faut pas surestimer le phénomène, dit le professeur Asher Cohen. Melamed et Levanon sont des extrémistes. Toutes les yeshivot ne sont pas comme celle de Har Braha ou Elon Moreh. Si c’était le cas, moi aussi je serais inquiet. Mais la majorité des sionistes religieux est opposée à ces rabbins radicaux. Le seul résultat de cette affaire aura été de faire de la publicité gratuite à Melamed.»