L’Europe a créé deux dispositifs juridiques sur les droits fondamentaux reconnaissant la liberté de pensée, de conscience et de religion, comprenant la possibilité de changer de religion ou de conviction : la Convention européenne des droits de l’Homme (Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales de son appellation officielle) et la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne adoptée en décembre 2000 et entrée en vigueur le 1er décembre 2009 avec le Traité de Lisbonne. Ces conventions internationales et européennes ont une valeur juridique supérieure à la loi pour tous les pays les ayant ratifiées.
La Convention européenne des droits de l’Homme
Adoptée par « les gouvernements signataires, membres du Conseil de l’Europe » le 4 novembre 1950, elle est entrée en vigueur le 3 septembre 1953. Elle a été le premier instrument concrétisant et rendant contraignants certains des droits énoncés dans la Déclaration universelle des Droits de l’Homme adoptée par les Nations Unies le 10 décembre 1948. Son article 9 traite de la liberté de conscience et de religion :
Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.
Article 9. Liberté de pensée, de conscience et de religion.
2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui.
La Cour européenne des droits de l’Homme basée à Strasbourg, siège du Conseil de l’Europe, instituée en 1959 juridiction internationale, est compétente pour statuer sur des requêtes individuelles ou étatiques alléguant des violations des droits civils et politiques énoncés par la Convention européenne des droits de l’Homme. Depuis 1998, la Cour siège en permanence et peut être saisie directement par les particuliers.
La Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne
Elle a été rédigée en 1999-2000 par une Convention de soixante-et-un membres (plus autant de suppléants) représentant les gouvernements des États membres de l’UE, les parlements nationaux, le Parlement européen et la Commission européenne. Elle a été proclamée au Conseil européen de Nice le 7 décembre 2000 et entrée en vigueur avec le Traité de Lisbonne le 1er décembre 2009.
La société civile organisée européenne (le Forum permanent de la société civile européenne) avait, dès 1995 à sa création, émis l’idée d’une « Charte des citoyennes et citoyens européens » et rédigé un projet adopté solennellement lors des deuxièmes États Généraux de la Société Civile à Rome les 22 et 23 mars 1997. Ce texte fut remis au Parlement européen et la proposition de rédiger une Charte des droits fondamentaux pour l’UE fut adoptée en 1999 sur proposition de l’Allemagne lors de sa Présidence du Conseil.
La Charte contient deux articles concernant les relations UE/Églises :
Article 22 – Diversité culturelle, religieuse et linguistique.
L’Union respecte la diversité culturelle, religieuse et linguistique
Article 10 – Liberté de pensée, de conscience et de religion.
1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion. Ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.
2. Le droit à l’objection de conscience est reconnu selon les lois nationales qui en régissent l’exercice.
Cet article reprend le premier alinéa de l’article9 de la Convention européenne des droits de l’Homme, mais pas le deuxième et ajoute, à la demande des Églises, le droit à l’objection de conscience. Le Traité de Lisbonne dispose dans son article 6 du TUE, que la Charte à la même valeur juridique que le traité, et que l’UE adhère au Conseil de l’Europe.
1. L’Union reconnaît les droits, les libertés et les principes énoncés dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne du 7 décembre 2000, telle qu’adaptée le 12 décembre 2007 à Strasbourg, laquelle a la même valeur juridique que les traités. Les dispositions de la Charte n’étendent en aucune manière les compétences de l’Union telles que définies dans les traités. Les droits, les libertés et les principes énoncés dans la Charte sont interprétés conformément aux dispositions générales du titre VII de la Charte régissant l’interprétation et l’application de celle-ci et en prenant dûment en considération les explications visées dans la Charte, qui indiquent les sources de ces dispositions.
2. L’Union adhère à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales. Cette adhésion ne modifie pas les compétences de l’Union telles qu’elles sont définies dans les traités.
3. Les droits fondamentaux, tels qu’ils sont garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales et tels qu’ils résultent des traditions constitutionnelles communes aux États membres, font partie du droit de l’Union en tant que principes généraux.
Article 6.
La Charte acquiert donc valeur juridique, ce qui va engager la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) à y faire référence et fonder certaines de ses décisions sur les articles de la Charte. Dans les affaires de libertés et de droits de l’homme, elle se cale sur la jurisprudence de la Cour des droits de l’Homme de Strasbourg. Cependant l’adhésion de l’Union européenne à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales qui soumettrait l’UE à la juridiction de la Cour de Strasbourg, comme pour les États membres, décidée en 2009 n’est toujours pas acquise en raison de questions de prérogatives entre les deux cours européennes non réglées à ce jour.
La jurisprudence de la Cour sur les droits de l’Homme de Strasbourg
Il ne s’agit pas ici de faire un bilan complet de sa jurisprudence depuis soixante-dix ans, mais de montrer avec quelques jugements des deux dernières décennies l’orientation constante de la Cour.
Elle a été saisie très rapidement à la suite de l’adoption de la loi du 15 mars 2004 sur l’interdiction du port de signes religieux ostentatoires par les élèves de l’école publique en France. La Cour a validé la loi comme conforme à la Convention par un arrêt du 4 décembre 2008 (Kervanci c. France, Dogru c. France) ; de même ont été confirmées les exclusions prononcées après échec du dialogue prévu par la loi, par plusieurs décisions du 30 juin 2009, dont deux concernant des lycéens sikhs(1)Charles Arambourou, lors d’une conférence à Vichy le 26 novembre 2022..
Au sujet des signes religieux, deux situations se dégagent traditionnellement : i) dans la sphère publique (administration, services publics, etc.) ; ii) dans un environnement privé (entreprises, etc.).
Dans la sphère publique, la CEDH a confirmé le licenciement d’une institutrice de maternelle publique suisse portant le voile comme « signe extérieur fort » pouvant avoir un impact sur « la liberté de conscience et de religion d’enfants en bas âge » par un arrêt du 15 février 2001 (Dahlab c. Suisse). Par un arrêt du 10 novembre2005, elle a confirmé l’interdiction du port du voile à l’université dans la Turquie d’avant Erdogan, jugée « nécessaire dans une société démocratique » en raison des menaces pour la démocratie du parti islamiste REFAH, ancêtre du parti d’Erdogan actuellement au pouvoir. En outre, ce port pouvait représenter une pression sur celles qui ne le portaient pas (Leyla Sahin c. Turquie). Cette décision mérite d’être citée et méditée aujourd’hui compte tenu des arguments sur « le port volontaire du voile par les femmes » des islamistes, de leurs thuriféraires et de leurs « idiots utiles ».
Elle a confirmé par un arrêt du 26 novembre 2015 le non-renouvellement par un hôpital public du contrat d’une assistante sociale prétendant porter le voile au travail (Ebrahimian c. France). Elle a également confirmé par un arrêt du 15 janvier 2013 les procédures contre une infirmière portant une croix métallique sur son uniforme au travail, un conseiller conjugal et un officier d’état-civil refusant les couples homosexuels (Eweida et autres c. Royaume-Uni).
Dans la sphère privée, les droits des salariés peuvent l’emporter sur les objectifs de l’employeur.
Dans l’affaire Eweida et autres, évoquée ci-dessus, la Cour avait joint plusieurs affaires. Trois portaient sur des salariés de services publics (donc de l’espace public), mais Madame Eweida travaillant dans une entreprise privée, British Airways, et relevant donc de la sphère privée, son cas a été traité différemment des trois autres. Madame Eweida qui voulait porter une croix visible sur son lieu de travail a obtenu satisfaction au motif que le souci de l’employeur de son « image de marque », quoique légitime, avait pris un poids excessif par rapport au désir de la requérante de manifester sa foi. Dans ce cas, comme dans sa jurisprudence, la Cour de Strasbourg veille particulièrement à la protection des droits des salariés du privé, conquêtes du droit du travail.
Nous allons voir que la Cour de justice de l’UE (CJUE), va aussi s’emparer de cette question, confirmer et préciser les conditions de ces droits dans le domaine religieux au sein de l’entreprise.
Mais auparavant, un dernier exemple dans l’actualité s’impose. Il s’agit de la confirmation par la CEDH de la condamnation d’Eric Zemmour pour ses propos tenus envers les musulmans le 16 septembre 2016 dans l’émission « C à vous » (requête n° 63539/19, Arrêt du 20 décembre 2022) : « Pour sa part, la Cour considère, comme l’ont relevé les juridictions internes, et contrairement à ce que le requérant soutient devant elle en affirmant qu’il se bornait à exprimer son opinion critique sur le phénomène islamiste dans les banlieues françaises, que ses propos, présentés comme le fruit d’une « analyse historique et théologique » (paragraphe 7 ci‑dessus), contenaient en réalité des assertions négatives et discriminatoires de nature à attiser un clivage entre les Français et la communauté musulmane dans son ensemble (Soulas et autres, précité, § 40, Le Pen, décisions des 20 avril 2010 et 28 février 2017 précitées). Ainsi qu’elles l’ont fait valoir, le recours à des termes agressifs exprimés sans nuance pour dénoncer une « colonisation » de la France par « les musulmans » avait des visées discriminatoires et non pour seul but de partager avec le public une opinion relative à la montée du fondamentalisme religieux dans les banlieues françaises. Dans ces conditions, et à la lumière de l’article 17, la Cour considère que les propos du requérant ne relèvent pas d’une catégorie de discours bénéficiant d’une protection renforcée de l’article 10 de la Convention, et en déduit que les autorités françaises jouissaient d’une large marge d’appréciation pour y apporter une restriction. La Cour réitère à cet égard qu’il importe au plus haut point de lutter contre la discrimination raciale sous toutes ses formes et manifestations (Jersild c. Danemark, 23 septembre 1994, § 30, série A no 298). Elle rappelle également que des stéréotypes négatifs visant un groupe social agissent, à partir d’un certain degré, sur le sens de l’identité de ce groupe ainsi que sur les sentiments d’estime de soi et de confiance en soi de ses membres (Aksu c. Turquie [GC], nos 4149/04 et 41029/04, § 200, CEDH 2012, Lewit c. Autriche, no 4782/18, § 46, 10 octobre 2019, Budinova et Chaprazov, précité, § 68). », confirmant une jurisprudence bien établie, on peut critiquer une religion qui est une opinion, pas insulter un groupe d’individus ou une personne. Cependant la notion de « communauté musulmane » utilisée à plusieurs reprises par la Cour relève plus de la philosophie anglo-saxonne que de la culture républicaine française.
La jurisprudence de la Cour de l’Union européenne
Dans deux arrêts pris le 14 mars 2017, affaire C-157/15 et C-188/15 portant sur le port du voile en entreprise, la Cour indique les conditions permettant à l’employeur privé d’exiger la neutralité de l’employée et de ne pas porter de signe religieux, politiques, philosophiques visibles.
Dans l’affaire C-157/15, la Cour conclut : « L’article 2, paragraphe 2, sous a), de la directive 2000/78/CE du Conseil, du 27 novembre 2000, portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail, doit être interprété en ce sens que l’interdiction de porter un foulard islamique, qui découle d’une règle interne d’une entreprise privée interdisant le port visible de tout signe politique, philosophique ou religieux sur le lieu de travail, ne constitue pas une discrimination directe fondée sur la religion ou sur les convictions au sens de cette directive.
En revanche, une telle règle interne d’une entreprise privée est susceptible de constituer une discrimination indirecte au sens de l’article 2, paragraphe 2, sous b), de la directive 2000/78 s’il est établi que l’obligation en apparence neutre qu’elle prévoit entraîne, en fait, un désavantage particulier pour les personnes adhérant à une religion ou à des convictions données, à moins qu’elle ne soit objectivement justifiée par un objectif légitime, tel que la poursuite par l’employeur, dans ses relations avec ses clients, d’une politique de neutralité politique, philosophique ainsi que religieuse, et que les moyens de réaliser cet objectif ne soient appropriés et nécessaires, ce qu’il appartient à la juridiction de renvoi de vérifier. »
Dans l’affaire C-175/15, elle conclut : « L’article 4, paragraphe 1, de la directive 2000/78/CE du Conseil, du 27 novembre 2000, portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail, doit être interprété en ce sens que la volonté d’un employeur de tenir compte des souhaits d’un client de ne plus voir les services dudit employeur assurés par une travailleuse portant un foulard islamique ne saurait être considérée comme une exigence professionnelle essentielle et déterminante au sens de cette disposition. »
Nous pouvons résumer ces dispositions ainsi, l’interdiction d’un signe religieux dans l’entreprise est admise si :
- elle correspond à une politique de neutralité poursuivie par l’employeur dans ses relations avec ses clients, mais elle ne peut pas répondre à une exigence de la clientèle, autrement dit c’est l’employeur qui doit décider de cette neutralité et en définir les conditions ;
- elle peut répondre à la volonté de prévenir des conflits sociaux internes à l’entreprise ;
- dans tous les cas c’est à l’employeur de prouver que les restrictions répondent à un besoin véritable pour lui et conditionnent sa liberté d’entreprendre ;
- les dispositions doivent être appropriées et nécessaires ;
- elle concerne tous les signes visibles (et non ostensibles), sinon elle discriminerait certaines religions ;
- elle doit figurer explicitement dans le règlement intérieur de l’entreprise, ou tout document équivalent (note de service, etc.). Les organisations syndicales laïques devraient s’emparer de ces dispositions afin d’éviter les intrusions religieuses sur le lieu de travail, source de division et de dévoiement des revendications des salariés.
Notes de bas de page
↑1 | Charles Arambourou, lors d’une conférence à Vichy le 26 novembre 2022. |
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