L’affaire Persépolis n’en finit pas de créer des remous en Tunisie. A une semaine d’élections censées représenter l’aboutissement du processus révolutionnaire, une partie de la jeunesse révolutionnaire se mobilise comme au bon vieux temps et remet ça. Celle-là même qui avait été à l’avant-garde du combat contre la censure ayant mené à terme à la chute du régime. Cette fois sa cible est double : les autorités judiciaires et leur tentation réactionnaire, ainsi que l’ordre moral qui a survécu à la dictature.
Le pouvoir judiciaire tunisien, après avoir été aux ordres de l’ex régime autoritaire de Ben Ali, est-il en train de dériver à nouveau ? Une succession de décisions de justice, de convocations et d’enquêtes à caractère inquisitoire constituent aux yeux de nombreux observateurs des signes avant-coureurs d’une chasse aux sorcières, voire de réflexes théocratiques liberticides. En l’absence de lois claires régissant la liberté d’expression et surtout de nouvelle Constitution qui reste à rédiger, des juges semblent céder de plus en plus à des demandes populistes pour calmer la rue et la partie la plus bruyante de l’opinion, comme dans une authentique ochlocratie.
L’insupportable escalade de l’appareil judiciaire
Pour la blogosphère tunisienne, traditionnellement très active s’agissant des libertés individuelles après avoir été un rempart contre la censure du net, la coupe est pleine. Cela a commencé par deux jugements, en première instance et en appel, favorables au groupe d’avocats ayant porté plainte contre l’ATI (Agence Tunisienne de l’Internet) et appelé au retour de la censure de la pornographie sur internet, ce qui implique un redéploiement des outils de la censure en place sous Ben Ali. Une autre plainte a ensuite été jugée recevable par le parquet contre la cinéaste Nadia El Fani, auteur de « Laïcité Inchallah » (ex « Ni Dieu Ni Maître »), suite à la projection en avant-première de son documentaire à Tunis en juin dernier.
C’est au tour de Nabil Karoui, PDG de Nessma TV d’être convoqué mercredi par un juge, suite à la plainte d’un autre groupe d’avocats, souhaitant poursuivre la chaîne pour avoir diffusé le film d’animation franco-iranien Persépolis au motif que celui-ci est « blasphématoire » et « porte atteinte aux valeurs islamiques ». Et, énième fuite en avant, l’instruction nécessite à présent la convocation et l’interrogation par le procureur de la République de l’équipe d’acteurs tunisiens ayant participé au doublage du film en dialecte tunisien.
Vers une révolution 2.0 ?
Avec cet ultime rebondissement, une ligne jaune a clairement été franchie et on parle désormais sur le web tunisien et dans les médias occidentaux d’atteinte caractérisée à l’art et la création. Tout le monde se souvient encore en Tunisie de l’opération « Nhar ala Ammar », manifestation pacifique de jeunes internautes dès mai 2010, première en son genre à réagir contre un étau de la censure devenu insoutenable à l’époque, mais surtout mouvement libertaire après lequel la tension et la dynamique révolutionnaire n’allaient plus retomber jusqu’à l’éclatement des mouvements sociaux en décembre de la même année. Cela avait consisté entre autres en cette idée originale qui a vite fait de déborder les censeurs : tous les soutiens au mouvement postaient leurs photos, à visage découvert, brandissant des messages écrits défiant la censure, dont le depuis devenu célèbre slogan « Sayyeb Salah » (expression voulant dire « Fous-moi la paix »).
On pensait la technique reléguée à jamais au musée de la révolution, mais voici que les pancartes sont à nouveau de sortie un an et demi plus tard, avec cette fois un synonyme clin d’œil au passé récent en guise de slogan donnant son nom au mouvement : « Aatakni », littéralement « lâche-moi ! » en argot tunisien.
Derrière l’initiative citoyenne et spontanée, aucun parti politique pour l’instant, que de jeunes tunisiens qui nous ont confié leur ras-le-bol de voir une révolution tunisienne confisquée par une arrière-garde au nom de la vertu, des dépositaires de l’ordre moral qui pour eux représentent clairement les nouvelles forces contre-révolutionnaires, qu’il s’agisse d’un Etat complaisant envers l’intégrisme religieux, de juges rétrogrades ou de salafistes et jeunes identitaires radicaux. « Ils ont cru que la révolution du 14 janvier les autorise désormais à attaquer, au nom de la démocratie, les locaux d’une chaîne de télévision diffusant un contenu qui leur déplait », déplore une des instigatrices d’« Aatakni ».
Une page Facebook a aussi été créée pour fédérer autour de cette cause, quelques centaines de personnes y ont confirmé leur présence à une marche ce dimanche 16 octobre qui parcourra l’Avenue Mohamed V à Tunis, afin de dénoncer un recul des libertés parfois pire que durant l’ère Ben Ali.
L’enjeu est de taille : entre la mobilisation d’aujourd’hui après la prière du vendredi du camp fondamentaliste (seconde manifestation contre Nessma TV) et celle de dimanche qui y répondra, c’est la nature-même de la révolution tunisienne qui est probablement en train de se dessiner, entre universalisme et acception « locale » des libertés.
Seif Soudani