En juillet 1976, le Vietnam est officiellement réunifié sous le nom de République socialiste du Vietnam et en décembre le Parti des travailleurs du Vietnam devient le Parti communiste du Vietnam. La préoccupation essentielle des dirigeants du PCV est alors de reconstruire le pays.
Les années 1976-1978
2.1 – Le contexte général
Au sortir de la guerre, le Vietnam se trouve dans une situation catastrophique. Les bombardements (14 millions de tonnes de bombes et d’obus) ont rasé des milliers de villages et considérablement endommagé les villes et les infrastructures. Les défoliants (85 millions de litres) déversés sur les forêts, les prairies, les rizières, les plantations d’hévéas, et les mangroves ont fortement réduit les capacités de production du pays.
Les dégâts humains sont également considérables. En plus des morts et des blessés, 10,5 millions de personnes ont été déplacées qu’il faut réinstaller. Le gouvernement doit aussi se préoccuper de réinsérer les drogués, les prostituées, les soldats démobilisés.
« En 1975, Saigon comptait 1,5 million de chômeurs, 350 000 mutilés, 1 million de veuves et autant d’orphelins, 250 000 toxicomanes. Dans les campagnes, un tiers des terres sont gâtées, 9 000 villages détruits en tout ou en partie, des millions d’hectares stérilisés par les défoliants »(1)Philippe Papin, 80 millions de Vietnamiens, L’Histoire, collection n° 23, 2004..
Par ailleurs, la peur des représailles et le rejet du socialisme ont provoqué la fuite de compétences et de capitaux. Enfin, les États-Unis, qui avaient établi leur embargo à l’encontre du Nord Vietnam depuis 1955, l’étendent à l’ensemble du pays après 1975. Ils refusent aussi de payer les 4,25 milliards de dollars de dommages de guerre promis en 1973, lors de la signature des accords de Paris.
Toutefois, au cours de cette période, le contexte international n’est pas totalement hostile. Le Vietnam continue de bénéficier de l’aide de ses alliés socialistes et d’un certain nombre de « pays non alignés ». Le Fonds Monétaire International, la Banque Mondiale et la Banque Asiatique de Développement lui accordent également des crédits.
2.2 – L’évolution économique
A – Les objectifs économiques du IVe congrès (1976)
En 1976, la direction du PCV déclare que la politique de développement pour le Vietnam réunifié consistera, à progresser « directement de l’étape du sous-développement vers celle du socialisme, sans passer par la période du capitalisme(2)Lê Duân, IVe Congrès national du Parti, Hanoï, 16-20 décembre 1976. Cité par Lâm Thanh Liêm, Collectivisation des terres, l’exemple du delta du Mékong, SEDES, 1986, p. 6.», et dans l’euphorie de la victoire militaire, que la mise en œuvre de cette politique permettra de passer, dans un délai d’environ vingt ans, de la petite production existante à la grande production socialiste(3)Võ Nhân Trí, Vietnam’s economic policy since 1975, p. 73.. Dans l’immédiat, le gouvernement étend à la partie méridionale du pays les structures économiques existant dans le nord.
Il s’agit d’abord d’établir des rapports de production socialistes.
- Les artisans sont regroupés dans des coopératives ;
- Les entreprises capitalistes sont nationalisées ou remplacées par des sociétés mixtes avec participation de l’État ;
- Le commerce capitaliste est supprimé ;
- Dans l’agriculture, l’objectif est de supprimer les modes d’exploitation traditionnels (faire-valoir direct et fermage) fondés sur la propriété privée des terres, pour les remplacer par des formes d’exploitation collective (coopératives et des fermes d’État).
En même temps, le gouvernement s’attache à créer les bases techniques et industrielles du socialisme. C’est le modèle de développement soviétique qui lui sert de référence : la priorité est donnée à l’industrie lourde et à la création, dans chaque district, d’un pôle de développement combinant agriculture et industrie.
Enfin, le gouvernement doit aussi résoudre un problème spécifique : réinstaller des millions de paysans déplacés, reconvertir en producteurs les soldats démobilisés… Pour apporter une solution au chômage massif, le gouvernement va chercher à ouvrir de « Nouvelles zones économiques » et à remettre en exploitation des terres abandonnées.
B – La crise économique
Un plan quinquennal est lancé en 1976. L’échec économique est complet. Manquant de matières premières et de biens d’équipement, les usines ne tournent qu’au tiers de leurs capacités de production(4)Marie-Sybille de Vienne, L’économie du Vietnam (1955-1995), p. 111. Voir également Le Van Cuong, Tran Hai Hac, Tran Thi Anh Dao, L’économie vietnamienne de 1976 à 1994, in Le Van Cuong et Jacques Mazier, L’économie vietnamienne en transition, p. 23.. La nationalisation du commerce a poussé une large partie des habitants d’origine chinoise à quitter le pays, ce qui s’est traduit par une fuite des capitaux et une désorganisation des circuits de distribution. La collectivisation des terres se heurte à la résistance de la paysannerie qui veut revenir aux anciens modes d’exploitation(5)Thanh-Liêm Lâm, Collectivisation des terres et crise de l’économie rurale dans le delta du Mékong (1976-1980), p. 559-560.. Entre 1976 et 1978, malgré une augmentation des surfaces cultivées, la production de riz chute de 15 % dans le sud et de 13 % dans le nord parce que les rendements ont diminué. Les disponibilités de riz par habitant reculent de 10 %(6)Marie-Sybille de Vienne, L’économie du Vietnam (1955-1995), p. 105-107. Visitant le Vietnam en 1979, Philippe Devillers témoigne : « Le riz est rare et cher et on est très loin de distribuer la ration théorique de 13 kilos de riz (et féculents) par mois et par tête. », Cf. Monde Diplomatique, janvier 1980..
La pénurie générale, la désorganisation des circuits commerciaux et les entraves administratives à la circulation des marchandises font exploser les prix : entre 1976 et 1980, ceux des produits alimentaires augmentent de 424 %. En définitive, les objectifs du plan ne sont pas réalisés.
2.3 – La période 1979-1985
À partir de 1979, des réformes économiques commencent à être mises en œuvre pour tenter de sortir de la crise. Mais le contexte international change brutalement du fait de l’intervention militaire vietnamienne au Cambodge.
2.3.1 – La transformation du contexte international
Au 19e siècle, lors de la colonisation, la France avait tracé une frontière entre la Cochinchine et le Cambodge. En 1977, contestant ce tracé, les Khmers Rouges, soutenus par la Chine, pénètrent au Vietnam et tentent d’occuper des zones qu’ils considèrent comme appartenant à leur pays. En réplique, l’armée vietnamienne intervient au Cambodge en décembre 1978 puis renverse le régime des Khmers Rouges.
Sur le plan économique, la guerre du Cambodge a entraîné pour le Vietnam quatre conséquences majeures. Défaits, les Khmers Rouges passent à la guerre de guérilla, ce qui oblige le Vietnam à maintenir des troupes au Cambodge jusqu’en 1989. Une part de ses ressources doit être consacrée à leur entretien.
En second lieu, en représailles, la Chine déclenche une guerre éclair dans le nord du Vietnam et rompt toute relation diplomatique et économique (commerce, aide technique et financière…).
Mais surtout, l’intervention militaire vietnamienne suscite la réprobation de la majorité des États représentés à l’ONU. Le 14 novembre 1979, une résolution est adoptée qui condamne l’entrée des troupes vietnamiennes au Cambodge et en exige le retrait immédiat. Pour obliger Hanoï à se conformer à cette résolution, les pays de l’ASEAN(7)L’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN) a été fondée en 1967 par l’Indonésie, la Malaisie, les Philippines, Singapour et la Thaïlande. Son but est la promotion de la paix, de la stabilité et de la croissance économique en Asie du Sud-Est par le biais de la coopération politique, économique et socioculturelle. passent entre eux un accord destiné à isoler le Vietnam. Le Japon ainsi que la plupart des pays de l’Europe occidentale mettent en place un blocus économique.
Enfin, au sortir de la guerre le Vietnam avait besoin d’importer en grande quantité des biens de production (machines, matériels de transport, engrais…) pour reconstruire le pays. Pour les payer, il a contracté des emprunts auprès des pays étrangers et des institutions internationales. Or, en 1982, il s’est trouvé incapable de faire face au poids de sa dette extérieure. Ses créanciers occidentaux lui signifient alors qu’ils lui refuseraient tout nouveau crédit tant que les arriérés ne seraient pas réglés. Le FMI et la Banque Mondiale ont exigé, en plus du paiement des arriérés, qu’une réforme économique structurelle soit mise en œuvre,
2.3.2 – Les principales réformes
À partir de septembre 1979, pour essayer de sortir de la crise des « contrats de production » sont progressivement instaurés aussi bien dans l’agriculture que dans les industries non stratégiques. Aux termes de ces contrats, de leur production, les travailleurs doivent en remettre seulement un montant forfaitaire à la coopérative ; ils disposent librement du reste qu’ils peuvent écouler sur le marché libre. Ils sont donc incités à produire davantage et cela d’autant plus que sur le marché libre les prix sont bien plus élevés que les prix officiels.
Ces mesures sont-elles destinées à parer au plus pressé ou bien s’agit-il de l’amorce d’un véritable changement d’orientation économique ? La première hypothèse semble la plus plausible. La constitution du 18 décembre 1980 déclare en effet que l’objectif est de « progresser directement vers le socialisme sans passer par l’étape du développement capitaliste », que l’économie nationale continuera à être dirigée au moyen d’une planification centralisée et que la priorité sera donnée à l’industrie lourde(8)Dans les faits, le plan pour 1981-1985 inverse les priorités et « fait du développement de l’agriculture, de la production des biens de consommation et du commerce extérieur la “base” d’une industrie lourde dont le développement se trouve repoussé à une phase intérieure », Le Van Cuong, Tran Hai Hac, Tran Thi Anh Dao, L’économie vietnamienne de 1976 à 1994, in Le Van Cuong et Jacques Mazier, L’économie vietnamienne en transition, p. 32. (articles 15, 16, 33).
Concernant la propriété des moyens de production, la constitution déclare que « l’économie nationale comporte deux secteurs essentiels : le secteur d’État relevant de la propriété du peuple entier et le secteur coopératif relevant de la propriété collective des masses laborieuses » (article 18) et que « tous les établissements économiques des propriétaires terriens féodaux et de la bourgeoisie compradore sont nationalisés sans indemnisation » (article 25). Mais un petit espace est laissé à l’économie familiale qui est « reconnue et protégée par l’État » (article 23).
La propriété du peuple entier s’applique au sol et sous-sol, aux banques, compagnies d’assurance, réseaux d’information, de communication, de radiodiffusion, de cinéma, de télévision ainsi qu’autres biens que la loi déclare appartenir à l’État (article 19). Concernant les terres, la constitution précise qu’elles sont la propriété du peuple, que leur gestion unifiée est du ressort de l’État et que les collectifs et les particuliers n’ont qu’un droit d’usage (article 19 et 20).
Enfin, « l’État détient le monopole du commerce extérieur et de toute autre relation économique avec l’étranger » (article 21).
2.3.3 – Croissance économique et émergence d’un secteur privé
Les statistiques montrent une amélioration spectaculaire de la situation économique.
Comparaison des croissances économiques
Plan 1976/1980 | Plan 1980/1985 | |
Produit social | 5,8 % | 42,2 % |
Industrie | 4,1 % | 56 % |
Agriculture | 7,9 % | 36 % |
Mais qui profite de cette embellie ? Travaillant sur les statistiques officielles, Marie-Sybille de Vienne démontre que
Une partie importante des productions locales est donc commercialisée à travers de canaux de commerce « inorganisés » (c’est-à-dire privé) par les gestionnaires mêmes des unités de production socialistes : au milieu des années 1980, 30 % des biens livrés par l’État aux paysans (et en premier lieu entre 40 et 50 % des engrais et des insecticides) et par les paysans à l’État sont ainsi « détournés »… l’importance du commerce de détail privé et le poids du Sud démontrent donc doublement que le modèle sudiste d’économie « libérale » et parallèle l’a emporté sur le modèle centralisé prôné par le Nord.
Marie-Sybille de Vienne, L’économie du Vietnam (1955-1995), p. 122.
L’économie privée se développe ainsi en « vampirisant » l’économie collective et son irrésistible ascension va conduire les dirigeants à composer avec le capitalisme. D’où la mise en place du « socialisme de marché ».
Notes de bas de page
↑1 | Philippe Papin, 80 millions de Vietnamiens, L’Histoire, collection n° 23, 2004. |
---|---|
↑2 | Lê Duân, IVe Congrès national du Parti, Hanoï, 16-20 décembre 1976. Cité par Lâm Thanh Liêm, Collectivisation des terres, l’exemple du delta du Mékong, SEDES, 1986, p. 6. |
↑3 | Võ Nhân Trí, Vietnam’s economic policy since 1975, p. 73. |
↑4 | Marie-Sybille de Vienne, L’économie du Vietnam (1955-1995), p. 111. Voir également Le Van Cuong, Tran Hai Hac, Tran Thi Anh Dao, L’économie vietnamienne de 1976 à 1994, in Le Van Cuong et Jacques Mazier, L’économie vietnamienne en transition, p. 23. |
↑5 | Thanh-Liêm Lâm, Collectivisation des terres et crise de l’économie rurale dans le delta du Mékong (1976-1980), p. 559-560. |
↑6 | Marie-Sybille de Vienne, L’économie du Vietnam (1955-1995), p. 105-107. Visitant le Vietnam en 1979, Philippe Devillers témoigne : « Le riz est rare et cher et on est très loin de distribuer la ration théorique de 13 kilos de riz (et féculents) par mois et par tête. », Cf. Monde Diplomatique, janvier 1980. |
↑7 | L’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN) a été fondée en 1967 par l’Indonésie, la Malaisie, les Philippines, Singapour et la Thaïlande. Son but est la promotion de la paix, de la stabilité et de la croissance économique en Asie du Sud-Est par le biais de la coopération politique, économique et socioculturelle. |
↑8 | Dans les faits, le plan pour 1981-1985 inverse les priorités et « fait du développement de l’agriculture, de la production des biens de consommation et du commerce extérieur la “base” d’une industrie lourde dont le développement se trouve repoussé à une phase intérieure », Le Van Cuong, Tran Hai Hac, Tran Thi Anh Dao, L’économie vietnamienne de 1976 à 1994, in Le Van Cuong et Jacques Mazier, L’économie vietnamienne en transition, p. 32. |