Croissance et développement
Le PIB mesure la richesse créée au cours d’une année. Le suivi de cet indicateur permet de repérer la croissance économique. Concernant le Vietnam, ce repérage est biaisé, car les activités « informelles »(1)La définition officielle du travail informel se trouve dans le Statistical yearbook of Vietnam, 2022, p. 97. occupent une place extrêmement importante dans l’économie et personne ne sait vraiment comment mesurer les revenus qu’elles procurent. À s’en tenir aux statistiques officielles, sur l’ensemble de la période 1986-2022, le taux annuel de croissance du PIB du Vietnam, évalué en dollar constant de 2011, a été en moyenne de 6,7 %, ce qui est élevé. En tenant compte du fait que les effectifs de la population ont augmenté et que les prix ont varié, il apparaît que le PIB par habitant, en « parité de pouvoir d’achat », a augmenté en moyenne de 5,4 % par an, ce qui est beaucoup.
PIB par habitant (Parité pouvoir d’achat ; $ internationaux constants 2011)
La croissance des revenus a permis d’améliorer le sort de la population. Entre 1975 et 2017, l’espérance de vie à la naissance est passée de 63 à 74 ans, le taux de fertilité des femmes a chuté de 5,6 à 1,95, le taux d’alphabétisation des adultes atteint actuellement 96 %. Ces progrès économiques et sociaux trouvent leur traduction dans l’indice du développement humain (IDH)(2)L’IDH est un indicateur composite combinant trois indicateurs partiels. Sa valeur est comprise entre 0 et 1. Plus l’indice est proche de 1 plus le développement humain est élevé.. En 1990, celui du Vietnam ne dépassait pas 0,47 ce qui le classait parmi les pays à « faible développement humain ». En 2022, avec un IDH de 0,737 il fait partie des pays à « développement humain moyen ».
Pauvreté et inégalités
On estime que dans les années 1990, le taux de pauvreté monétaire était d’environ 60 %. La croissance économique et les politiques ciblées mises en œuvre depuis ont permis de le réduire progressivement. Mais il y a différents niveaux de pauvreté que le tableau ci-après détaille.
Les niveaux de pauvreté au Vietnam en 2016
Seuil extrême pauvreté | 1,9 USD/pers/jour | 2 % de la population en dessous du seuil |
Seuil pauvreté | 3,34 USD/pers/jour | 9,8 % de la population en dessous du seuil |
Vulnérabilité économique | 3,34 USD –5,5 USD /pers/jour | 8 % de la population = 18 millions de personnes |
« Economically secure » | Revenu d’au moins 5,5 USD/pers/jour | 70 % de la population = 64 millions de personnes |
Le niveau du revenu étant un indicateur insuffisant pour mesurer la pauvreté dans toutes ses dimensions, un « indice de pauvreté multidimensionnelle » a été créé qui permet de prendre en compte les besoins de la population dans les domaines de la santé, de l’assainissement, de l’éducation, du logement, de l’accès à l’eau et à l’information(3)Créé en 2010, l’indice de pauvreté multidimensionnelle est calculé en combinant 10 indicateurs partiels..
Les calculs montrent un important recul de cette pauvreté (4,2 % de la population en 2022 contre 9,1 % en 2016 et 15,9 % en 2012). Mais il y a de considérables différences. Alors que dans les zones urbaines le taux de pauvreté multidimensionnelle est de 1,5 %, il atteint 12,8 % dans les régions montagneuses où vivent les minorités ethniques et 9 % dans les zones rurales(4)GSO, Statistical yearbook of Vietnam, 2022, p. 31.. Or, dans ces zones vivent 61,1 millions de personnes (62,5 % de la population totale).
Les inégalités de revenu peuvent être mesurées en calculant le coefficient de Gini(5)La valeur du coefficient de Gini est comprise entre 0 et 1. Plus elle est proche de 0 et plus grande est l’égalité entre les revenus. Plus elle se rapproche de 1 et plus l’inégalité est importante.. Au Vietnam, sa valeur était de 0,357 en 1992. Les inégalités ont fortement augmenté jusqu’en 2019, année où le coefficient de Gini a grimpé jusqu’à 0,423. La mise en œuvre des programmes de lutte contre la pauvreté l’a fait redescendre à 0,375 en 2022(6)GSO, Statistical yearbook of Vietnam, 2022, p. 30.. Cette valeur moyenne masque cependant d’importantes disparités entre les villes et la campagne ainsi qu’entre les régions. Les inégalités de revenus sont particulièrement fortes dans les Hauts plateaux.
Classes et couches sociales
Quelles ont été les conséquences sur l’architecture sociale des réformes économiques et administratives introduites par le đổi mới ?
La première est le développement d’un petit paysannat indépendant produisant pour le marché où règne la liberté des prix. En plafonnant à 3 ha les superficies attribuées aux agriculteurs, la loi foncière a créé une multitude de micro-exploitations. Selon une enquête officielle de 2020, le Vietnam compte 9,1 millions d’exploitations agricoles, dont 99,8 % sont des exploitations employant des travailleurs familiaux. La plupart étant de très petite taille (entre 0,2 et 2 ha ; moyenne de 0,6 ha), elles ne permettent pas d’occuper la main-d’œuvre à plein temps et ne peuvent procurer que de très faibles ressources(7)On estime que le revenu moyen de la population rurale en 2020 est de 1 632 € par personne et par an. Cf. Ambassade de France à Hanoï ; Direction générale du Trésor.. Ces deux facteurs expliquent la très grande importance du travail informel dans le secteur agricole. Selon les statistiques officielles, il s’élève actuellement à 98,7 %, niveau qui n’a pratiquement pas varié depuis 2013(8)GSO, Statistical yearbook of Vietnam, 2022, p. 180..
La seconde conséquence importante du đổi mới est le développement du secteur capitaliste et du salariat sur lequel il repose.
Evolution du salariat (milliers)
2010 | 2015 | 2022 | |
Salariés | 16 573 | 20 773 | 27 230 |
Total des emplois | 49 124 | 53 110 | 50 604 |
Pour les salariés, les conditions de travail sont très dures. Selon l’Organisation Internationale du Travail, la durée du travail au Vietnam est l’une des plus élevées dans le monde. Certes, elle est légalement plafonnée à 48 heures par semaine. Mais comme les heures supplémentaires sont autorisées, dans les secteurs du textile, de l’électronique et de l’ameublement les temps de travail dépassent 50 heures par semaine. Le Code du travail n’accorde qu’un jour de congé par semaine, 12 jours de congés payés par an et 9 jours fériés.
En troisième lieu, le développement des secteurs industriels et de services dans les zones urbaines a suscité d’importantes migrations de jeunes ruraux. Si les facteurs de ces migrations sont nombreux, toutes les enquêtes montrent sans surprise que les deux prédominants sont d’une part l’espoir d’être embauchés comme salariés et d’autre part l’augmentation des revenus.
Pour freiner les migrations, les autorités publiques ont mis en place, en 1955 dans le nord du pays et en 1975 dans le sud, des « cartes de résidence » que chaque foyer doit posséder. Il est ainsi possible de savoir si une personne réside effectivement dans le lieu indiqué sur sa carte. La possession de cette carte est très importante, car elle conditionne l’accès au logement, à l’emploi public, à la scolarisation des enfants, aux soins… Son efficacité est cependant assez limitée : nombreux sont les migrants qui en sont dépourvus et qui sont installés dans les villes sans être inquiétés. En 2014, on estime qu’ils représentaient 20 % de la population de Ho Chi Minh ville(9)Marie Gibert, Le carnet résidentiel au Vietnam : un instrument de peuplement entre contrainte et contournement, in Le peuplement comme politiques, 2014..
Le nombre d’emplois créés par les entreprises situées en zones urbaines étant bien inférieur à celui des migrants qui y arrivent, un « secteur informel » s’est constitué dont l’importance est cependant bien moindre que celui qui existe dans l’agriculture où il dépasse 98 %. Dans les zones urbaines, la proportion de travailleurs informels est actuellement de 48,3 % dans l’industrie (contre 64,5 % en 2013) et de 57,7 % dans les services (contre 52,2 % en 2013(10)GSO, Statistical yearbook of Vietnam, 2022, p. 180.).
Conclusion
Le socialisme de marché, économie de transition vers le socialisme
Le đổi mới est semblable à la NEP appliquée en Russie (1921-1927) en ce qu’il admet de fait qu’il est impossible de sauter l’étape du développement capitaliste, de passer directement au socialisme en partant d’une économie bouleversée par des décennies de guerre, essentiellement agricole et employant des techniques de production archaïques. Tout comme la NEP, le socialisme de marché est considéré comme une étape de transition au cours de laquelle la libéralisation économique permettrait de créer, sous la direction de l’État–Parti, les conditions permettant d’accéder au socialisme.
Mais le libéralisme économique organisé par le đổi mới est bien différent de celui prôné par Adam Smith, pour qui les mécanismes du marché permettent, à eux seuls, de réguler le fonctionnement de l’économie de sorte que l’intervention de l’État est inutile, voire néfaste, sauf pour ce qui concerne la construction des grandes infrastructures (routes, ports…). Pour Adam Smith, le rôle de l’État est de défendre le pays et d’assurer l’ordre public en utilisant la police, la justice et l’armée.
Bien différent est le rôle de l’État dans le socialisme de marché vietnamien. Certes, la régulation économique est assurée par le marché (c’est-à-dire par le mécanisme des prix), mais en partie seulement. Car il appartient à l’État d’orienter la marche de l’économie dans une direction socialiste pour atteindre les objectifs énoncés dans la constitution. Pour cela, il dispose de maints instruments et en particulier des entreprises publiques. La constitution dispose :
L’économie vietnamienne est une économie de marché d’orientation socialiste avec des formes de propriété multiples et une structure économique multisectorielle ; le secteur économique public joue le rôle de premier plan.
Constitution de 2013, article 51.
Un très difficile équilibre est donc à trouver entre le marché et l’État comme régulateurs de l’économie.
La constitution de 2013, dans son article 3, énonce les objectifs à atteindre au cours de l’étape du socialisme de marché. On les retrouve sur le bandeau des affiches diffusées pour fêter les anniversaires de la création du PCV.
Voici par exemple l’affiche de 2014 :
Les fondements de la croissance
En 1986, la libéralisation économique organisée par le đổi mới ne pouvait pas, à elle seule, impulser une croissance rapide. Deux obstacles s’y opposaient : l’étroitesse du marché intérieur due à la grande pauvreté de la population ; le manque de capitaux pour développer les capacités de production. On sait comment ces obstacles ont été levés par l’intégration du Vietnam à l’économie mondiale qui lui a permis d’ouvrir des marchés extérieurs et d’attirer des investissements étrangers. Mais le rôle des « pôles de croissance » constitués par les « parcs industriels » et les « zones franches d’exportation » n’a pas été suffisamment souligné. D’une part, en regroupant les entreprises ils ont permis de produire un effet d’agglomération qui a favorisé leur compétitivité. D’autre part et plus globalement, ils ont diffusé la croissance autour d’eux. François Perroux explique :
La croissance n’apparaît pas partout à la fois ; elle se manifeste en des points ou pôles de croissance, avec des intensités variables ; elle se répand par divers canaux et avec des effets terminaux variables pour l’ensemble de l’économie.
François Perroux, Note sur la notion de pôle de croissance, Économie appliquée, 1955, p. 307-320.
Le schéma ci-après résume l’enchaînement des facteurs qui ont permis au Vietnam de sortir du sous-développement en seulement trois décennies.
Facteurs de l’évolution économique et sociale depuis 1986
Le succès de ce modèle ne doit cependant pas masquer ses limites. Certes, pour une part importante, la forte croissance économique est portée par les entreprises étrangères. En 2022, elles contribuaient à la formation du PIB à hauteur de 20 %, réalisaient 16,2 % des investissements et 74,3 % des exportations de marchandises. Mais leurs apports en termes de technologie sont limités, car leurs relations économiques avec les entreprises vietnamiennes sont très faibles. Par ailleurs, les entreprises étrangères constituent aussi un facteur de déséquilibre, car, essentiellement implantées dans les villes, elles ont contribué à accentuer les migrations rurales, l’urbanisation et la pollution.
Une seconde limite de ce modèle de développement découle de l’intégration du Vietnam à l’économie mondiale. Jusqu’ici ce pays en a tiré beaucoup d’avantages. Mais cette intégration est aussi potentiellement porteuse d’instabilité. Si pour une raison ou une autre une crise économique ou financière venait à se produire dans les pays avec lesquels le Vietnam a noué d’étroites relations économiques, il subira mécaniquement une diminution des investissements étrangers et un rétrécissement des débouchés qui produiront de multiples conséquences négatives.
En troisième lieu, l’introduction du profit capitaliste comme logique de fonctionnement d’une importante partie de l’économie a généré des insuffisances, déséquilibres et comportements que le Secrétaire général du PCV a lui-même pointés avec lucidité dans les termes suivants :
Sur le plan économique, la qualité de la croissance et la compétitivité sont encore faibles et insoutenables ; le système d’infrastructures demeure disparate ; l’efficacité et la productivité de nombreuses entreprises, y compris les entreprises publiques, sont encore limitées ; l’environnement est pollué dans de nombreux endroits ; la gestion et la régulation du marché montrent des insuffisances. En même temps, la concurrence s’avère de plus en plus féroce dans le contexte de la mondialisation et de l’intégration internationale.
Sur le plan social, l’écart entre les riches et les pauvres augmente ; la qualité de l’éducation, des soins médicaux et de nombreux autres services publics laisse encore à désirer ; la culture, l’éthique sociale se sont dégradées ; la criminalité et les maux sociaux connaissent des évolutions complexes. En particulier, la corruption, le gaspillage et la déchéance idéologique, politique et morale sont toujours observés chez une partie des cadres et des membres du Parti.
Nguyễn Phú Trọng, Questions théoriques et pratiques du socialisme et chemin vers le socialisme au Vietnam, Courrier du Vietnam, 26 mai 2021.
On ne peut mieux dire !
Où va le Vietnam ?
Depuis les réformes économiques et institutionnelles lancées par le đổi mới le capitalisme n’a cessé de gagner du terrain et il est sûr que cette tendance se poursuivra dans les décennies à venir. En effet, les dirigeants vietnamiens ont lancé un ambitieux Plan directeur pour la période 2021 – 2030 accompagné de perspectives pour 2050(11)Concernant le taux moyen annuel de croissance du PIB, l’objectif pour les années 2021 à 2030 est d’atteindre 7 %.. Pour financer ce plan, le Vietnam compte attirer encore davantage d’investissements étrangers. Selon la presse vietnamienne :
La stratégie de coopération en matière d’investissements étrangers pour la période 2021-2030 définit également d’autres objectifs importants, notamment l’augmentation à plus de 70 % de la proportion du capital d’investissement enregistré par des pays et territoires de certaines régions dans le capital total pour la période 2021 – 2025 et à 75 % pour la période 2026 – 2030. Il s’agit des pays comme République de Corée, Japon, Singapour, Chine, Taïwan, Malaisie, Thaïlande, Inde, Indonésie, Philippines, France, Allemagne, Italie, Espagne, Russie, Grande-Bretagne et Amérique. En outre, la stratégie vise également à augmenter de 50 % le nombre de sociétés multinationales relevant du groupe des 500 plus grandes sociétés au monde classées par le magazine américain Fortune.
Vietnam +, 2 juillet 2022.
L’application du Plan directeur 2021-2030 aboutira donc à insérer encore davantage le Vietnam dans le capitalisme mondial.
Or le but des réformes lancées il y a près de quarante ans par le đổi mới, était de créer les conditions de passage au socialisme. L’intégration grandissante du Vietnam dans le monde capitaliste sera-t-elle un facteur favorisant cette transition ? On voit mal comment le Vietnam pourrait devenir socialiste à moyen et même à long terme si ses partenaires économiques actuels restent des pays capitalistes.
Notes de bas de page
↑1 | La définition officielle du travail informel se trouve dans le Statistical yearbook of Vietnam, 2022, p. 97. |
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↑2 | L’IDH est un indicateur composite combinant trois indicateurs partiels. Sa valeur est comprise entre 0 et 1. Plus l’indice est proche de 1 plus le développement humain est élevé. |
↑3 | Créé en 2010, l’indice de pauvreté multidimensionnelle est calculé en combinant 10 indicateurs partiels. |
↑4 | GSO, Statistical yearbook of Vietnam, 2022, p. 31. |
↑5 | La valeur du coefficient de Gini est comprise entre 0 et 1. Plus elle est proche de 0 et plus grande est l’égalité entre les revenus. Plus elle se rapproche de 1 et plus l’inégalité est importante. |
↑6 | GSO, Statistical yearbook of Vietnam, 2022, p. 30. |
↑7 | On estime que le revenu moyen de la population rurale en 2020 est de 1 632 € par personne et par an. Cf. Ambassade de France à Hanoï ; Direction générale du Trésor. |
↑8, ↑10 | GSO, Statistical yearbook of Vietnam, 2022, p. 180. |
↑9 | Marie Gibert, Le carnet résidentiel au Vietnam : un instrument de peuplement entre contrainte et contournement, in Le peuplement comme politiques, 2014. |
↑11 | Concernant le taux moyen annuel de croissance du PIB, l’objectif pour les années 2021 à 2030 est d’atteindre 7 %. |