Tentons une analyse concrète de la situation concrète. Donc, évitons de simplifier. Clarifions plutôt le complexe.
En septembre 70, Salvador Allende gagne de peu avec 36 % des voix contre la droite majoritaire, mais divisée en deux camps alors irréconciliables. Salvador Allende est à la tête d’une gauche unie, mais archipellisée. Il engage une vraie politique de gauche. Mais il refuse d’engager la confrontation alors que le putsch militaire de l’extrême droite se préparait longtemps à l’avance, avec le soutien de toute la droite réconciliée sous la direction des États-Unis. Une anecdote : la filière Unef-Uge (Union nationale des étudiants de France-Union des grandes écoles) des jeunes ingénieurs d’une grande école française qui partait remplacer les ingénieurs américains dans l’industrie chilienne du cuivre, qui ont commencé à quitter le Chili dès l’année 1971, a décidé de n’accepter en 1972, soit plus d’un an avant le coup d’État de Pinochet, que des célibataires sans enfants, à cause de l’attitude légaliste de Salvador Allende qui avait décidé de faire une politique de gauche légaliste alors que le coup d’État se préparait (c’est même lui qui a nommé le général Pinochet, chef d’état-major des armées) quelques semaines avant le coup d’État.
Suis une dictature militaire sanglante très bien documentée.
En octobre 2019, un gigantesque mouvement social se mobilise : 2 millions de manifestants sur 18 millions d’habitants. Une répression sauvage a lieu. 14 organisations demandent une assemblée constituante.
Les 15 et 16 mai 2021 a lieu les élections à la Convention constitutionnelle (qui remplace l’assemblée constituante pour faire plaisir à la droite). 78 hommes et 77 femmes sont élus avec 17 postes réservés aux peuples indigènes (voir notre précédent article : https://www.gaucherepublicaine.org/a-la-une/chili-la-revanche-de-salvador-allende/7424234). Cette convention est majoritairement à gauche, mais avec une majorité de la majorité qui fait partie des listes indépendantes. Une archippellisation démentielle de cette convention a lieu : 15 groupes sont constitués avec en plus le collectif « pour une diversité sexuelle ». En un an, cette convention a élu deux fois sa présidence. Pour la deuxième fois en janvier 2022, il a fallu 8 tours de scrutin sur deux jours de vote ! Entre-temps, un président de gauche est élu dans le pays. Ce président, Gabriel Boric, qui engage le référendum sur le texte issu de la Convention institutionnelle, mais sans beaucoup s’impliquer dans la campagne, étonnant, non ?
En septembre 2022, un vote populaire rejette la nouvelle constitution avec plus de 62 % de voix exprimées. La gauche internationale se pose la question : pourquoi ? Le score est sans appel et comme disait le nouveau président de gauche colombien Gustavo Petro : « Pinochet revit » !
M’appuyant sur deux autres correspondants locaux, je présente ci-après une liste des causes de cet échec de la gauche chilienne.
- D’abord, « la peur de faire un saut dans le futur ». Cette peur a été largement alimentée par la droite toujours puissante au Chili.
- L’archipellisation maladive de la gauche chilienne et son émiettement hors partis a permis de déconsidérer le prestige de la Convention institutionnelle par des démissions d’élus (par exemple de la liste « Pueblo ») qui se sont révélés des alcooliques, ignorants, menteurs, escrocs, etc.
- Alors que la constitution devait être au départ un document rédigé en peu d’articles, elle s’est transformée en 388 articles. C’est plus une déclaration des droits fondamentaux qu’une constitution. Elle n’aborde pratiquement pas l’organisation politique des pouvoirs dans le pays, la façon de gouverner, les institutions, etc. Comme dans la gauche française, on définit des objectifs, mais on oublie de penser en même temps le chemin pour y parvenir. Comme si on pouvait monter sur l’Everest et le Mont-Blanc sans se préoccuper de la voie utilisée !
- Tous les groupes identitaires ont pu placer quelques droits les concernant y compris celui de la plurinationalité. Et tant pis si cela a participé à la campagne pour le refus de la constitution(1)NDLR : Profitons de ce point pour rappeler l’habileté tactique au sein du Conseil National de la Résistance (dont la publication du programme eut lieu le 15 mars 1944). Le droit de vote des femmes contesté par des membres de droite du CNR a été enlevé du programme avec la promesse du Général de Gaulle de l’instituer sans le mettre dans le programme. Les participants de la Convention institutionnelle ont fait le contraire (sur le droit du peuple mapuche, sur le droit à l’avortement, sur les droits des homosexuels, des lesbiennes, etc..
- Écologie : si sur ce thème de grandes avancées étaient en vue, elles ont produit des inquiétudes par rapport au développement industriel (la mine, la pêche, le bois, etc.) avec la peur que ces avancées écologiques ne fassent perdre des emplois sans en créer de nouveaux.
- Éducation : le renforcementdu système public d’éducation n’a pas bénéficié d’une campagne d’éducation populaire conséquente dans un pays où une part importante de l’école primaire et secondaire est privée et subventionnée par la puissance publique
- La droite : qui est très forte au Chili, qui a d’énormes moyens financiers, médiatiques, une organisation importante et bien structurée et a su se servir de toutes ces erreurs et faiblesses du projet pour retourner l’opinion publique et bien sûr les ni-ni « indépendants ». Une excellente campagne de communication dans les médias, appuyée sur des mensonges, leur a permis d’exploiter la peur et la panique qui s’est emparée des électeurs face à tous les « dangers » de cette nouvelle constitution, insistant sur le fait que les Chiliens allaient perdre leur travail et que la violence et le marché de la drogue allaient augmenter.
- La difficile situation économique et politique au Venezuela, au Nicaragua et à Cuba a permis d’enfoncer le clou. Comme une partie de la gauche chilienne soutient ces pays, mais que le président de gauche élu, Gabriel Boric, passe son temps à fustiger ces trois pays pour plaire aux États-Unis, cela donne du flou sur une position de la gauche chilienne.
- Le désordre dans la présentation des projets, l’approximation, le côté anarchique des partisans de l’approbation de la constitution ont aussi aidé les partisans du non à refuser ce saut vers l’inconnu.
- Alors que le votepour l’élection d’une constituanten’était pas obligatoire, le vote pour le texte sorti de la Convention institutionnelle était obligatoire. Résultat : plusieurs millions d’électeurs de plus ont voté alors qu’il n’avait pas voté pour l’élection d’une constituante.
- Il n’y a pas eu suffisamment de débats argumentés et d’éducation populaire refondée en milieu populaire.
- Bien que les peuples autochtones avaient leurs sièges réservés(2)NDLR : comme au Liban, vive le progrès post-moderne !, la militarisation des territoires mapuches, la répression contre les peuples autochtones, le refus de la libération des emprisonnés du mouvement social depuis 2019, le maintien de l’emprisonnement du mapuche Hector Llaitul par le ministre de l’Intérieur du président de gauche Boric ont entraîné un mécontentement dans les urnes notamment dans les territoires mapuches. Par ailleurs, la Coordination de travail collectif des quartiers populaires a été démantelée par la force publique. Et comme le président Boric n’a pas la majorité au Parlement, il fait des alliances jugées contre nature par une partie de la gauche. D’où la faiblesse du vote dans la classe populaire ouvrière et employée.
- Certains disent que c’est une fausse constituante. D’abord parce que la règle des 2/3 a été instituée pour faire voter les articles, et par ailleurs sont séparées l’assemblée qui propose le nouveau texte de l’assemblée qui a les pouvoirs législatifs. Ces deux assemblées ont la première, une majorité de gauche et la deuxième, une majorité de droite. Une partie du peuple chilien vote par rapport à ce que fait le gouvernement dans l’assemblée législative(3)NDLR : rappelons ici que l’assemblée constituante élue au début de la Révolution française avait aussi le pouvoir législatif..
- Le clou : ce fut la clôture de la campagne pour le oui au referendum dans le stade plein à Valparaiso, où l’on a assisté à un spectacle grotesque. En effet, un groupe « culturel » de lesbiennes a pris la parole, la première s’est déshabillée, puis a tourné ses fesses face au public pendant que l’autre criait avortement en ce frottant les fesses avec un drapeau chilien. Un acte de trop qui n’a fait que conforter les conservateurs à ne pas accepter le changement synonyme d’une aventure incontrôlée.
Notes de bas de page
↑1 | NDLR : Profitons de ce point pour rappeler l’habileté tactique au sein du Conseil National de la Résistance (dont la publication du programme eut lieu le 15 mars 1944). Le droit de vote des femmes contesté par des membres de droite du CNR a été enlevé du programme avec la promesse du Général de Gaulle de l’instituer sans le mettre dans le programme. Les participants de la Convention institutionnelle ont fait le contraire (sur le droit du peuple mapuche, sur le droit à l’avortement, sur les droits des homosexuels, des lesbiennes, etc. |
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↑2 | NDLR : comme au Liban, vive le progrès post-moderne ! |
↑3 | NDLR : rappelons ici que l’assemblée constituante élue au début de la Révolution française avait aussi le pouvoir législatif. |