Sanders est à l’extrême limite de la stratégie radicalement démocratique qui a été la sienne et qui s’est avérée gagnante jusque là : il pousse à fond la démonstration que le parti démocrate n’est pas un parti démocrate, et nourrit le désir d’un véritable parti démocrate aux États-Unis, qui ne pourrait être qu’un parti rompant avec Wall Street et défendant la majorité contre le capital.
C’est un signe qui ne trompe pas. Le journal Le Monde qui depuis un an annone imperturbablement que Bernie Sanders va perdre et n’a aucun espoir à nourrir, commence cette fois-ci à s’énerver : « Bernie pourrait-il faire perdre Hillary ? » (22 mai). Il y a quelque ressemblance entre cette humeur maussade et la manière dont les mêmes commencent à traiter les grévistes en France de preneurs d’otage, alors qu’ils ont le soutien massif du monde du travail … On commence à parler aussi mal outre-Atlantique de « Sanders » que de «la CGT » en France !
Mais ce qu’il faut bien comprendre là, c’est que Le Monde est, à propos des présidentielles US, un baromètre fidèle des humeurs de l’état-major de H. Clinton et de la presse « Wall Street ». Car en effet, là, on s’énerve.
Sanders n’a pas eu la politesse de s’effacer, il a failli gagner dans le Kentucky – 4000 voix en sa faveur disparues dans les deux plus gros comtés de l’État, Clinton donnée gagnante par 1924 voix : la routine dans le parti « démocrate » ! – et il a gagné dans l’Oregon. Il menace de cartonner encore, dans les nombreux États de la dernière fournée, le mardi 7 juin, avec la Californie. Son argumentation dignement démocratique agace de plus en plus l’establishment et les mauvais coups ont commencé.
Deux épisodes récents modifient en effet sérieusement la tonalité générale des événements, faisant venir en surface ce que chacun savait déjà être sous-jacent.
D’abord, le Nevada. A priori pas un État décisif et une primaire ayant eu lieu en février, gagnée d’une courte tête par Clinton sur un total de voix de toute façon assez faible, après une campagne ayant nettement opposé deux syndicats de l’AFL-CIO : celui des garçons d’hôtel de Las Vegas pro-Clinton et celui des infirmières, pro-Sanders comme ailleurs dans le pays. Mais il y avait eu des complications post-primaire : la désignation des délégués a en effet lieu après la primaire dans le Nevada, avec une convention d’État, où les délégués pro-Sanders se sont trouvés plus nombreux du fait, semble-t-il, de la démobilisation des équipes pro-Clinton après la convention, ayant permis par leur absence dans les réunions de comtés la désignation de délégués suppléants qui se sont avérés plus souvent pro-Sanders. En somme, le Nevada, faiblement peuplé, était le seul État où la balance penchait « injustement » pour Sanders, bien que sans aucune fraude, à la différence des centaines de milliers, voire plus, de voix, détournées, annulées, falsifiées, en faveur de Clinton dans l’ensemble des autres États, New York en tête !
Pour l’appareil démocrate cet outrage devait être réparé, et il le fut : 64 délégués d’État furent accusés de ne pas être membres du parti démocrate contrairement au règlement, et la balance fut inversée outrageusement en faveur d’H. Clinton, aboutissant à une convention démocrate du Nevada tournant en chaos général, sinon en bataille rangée, la sénatrice pro-Clinton Barbara Boxer faisant intervenir la police contre les « sanderistas ». Dans les jours qui suivirent elle a reçu des milliers de mails de protestation et a rendu publics quelques messages menaçants et sexistes.
Tel fut le levier d’une opération médiatico-politique de grande ampleur, très au delà du Nevada, au contenu idéologique parfaitement calibré.
Les partisans de Sanders sont dépeints comme des gens agressifs et sans repères, dans un parallèle voulu avec les partisans de Donald Trump. Le parallèle a un fondement : dans les deux cas, il s’agit de révolte et d’indignation contre la crise sociale, mais les réponses des pro-Sanders et des pro-Trump sont évidemment opposées. Mais surtout, les sondages comme les échos du pays profond n’ont cessé de dire, et ceci s’accentue, que Sanders candidat démocrate battrait Trump, alors que pour H. Clinton, ceci est rien moins que sûr !
Depuis le début de la campagne résonne l’antienne selon laquelle Sanders a le soutien de la « jeunesse blanche ». Problème : le fameux « vote noir pro-Clinton » fonctionne dans les primaires démocrates, mais pas forcément dans un vrai scrutin national, la masse des noirs ne votant pas et n’éprouvant pas d’enthousiasme particulier pour le couple Clinton contrairement à la légende. D’ailleurs, en Alabama, le résultat de la primaire donnait 14 points de plus à Clinton que les sondages de sortie des urnes, étrange. Le « vote noir » propriété d’une famille, on fait mieux comme message émancipateur …
Toujours est-il que depuis l’incident de Las Vegas le 17 mai, le refrain sur le « vote jeune blanc pour Sanders », mis en parallèle avec le « vote petit blanc pour Trump » est devenu un véritable amalgame. L’état-major démocrate et au delà l’establishment nord-américain joue à se faire peur avec l’idée suivante : et si les petites échauffourées du Nevada annonçaient ce que sera la « convention disputée » du parti démocrate appelée de ses vœux par Bernie Sanders à Philadelphie fin juillet ? Et si les hordes pro-Sanders allaient martyriser le parti démocrate comme les hordes pro-Trump ont martyrisé le parti républicain ? Autrement dit : après l’effondrement du parti républicain, Sanders osera-t-il provoquer l’effondrement du parti démocrate ? Ces gens là ne respectent donc rien ? Le parti républicain out, le parti démocrate out, où va t-on ?
Au passage, cette campagne de peur indique combien est profonde l’erreur de la majeure partie (pas tous, heureusement) des groupes nord-américains d’extrême-gauche qui ont voulu voir en Sanders un instrument de rabattage au service de Clinton. La dynamique sociale – et générationnelle – de sa campagne a de toute façon conduit à une confrontation.
Et le deuxième épisode, après l’affaire du Nevada devenue bel et bien affaire nationale, c’est le début de durcissement réel, et pas imaginaire comme on le lui a déjà souvent reproché, de Bernie Sanders.
D’abord, cet homme discret et pondéré traité de boute-feu et de pousse-à-l’émeute à Las Vegas, a tout de même consenti à faire savoir qu’à Las Vegas justement son bureau électoral a été la cible de tirs et que des locaux de ses équipes ont été mis à sac …
Et surtout, il a apporté son soutien à Tim Canova, un universitaire qui vient d’entrer dans le parti démocrate pour y défier l’élue de Floride Debby Wasserman Schulz, présidente du Democratic National Committee, en demandant contre elle l’investiture pour l’élection locale à la Chambre des représentants qui doit avoir lieu en même temps que la présidentielle. Cette initiative est perçue, et de fait elle l’est, comme une attaque directe et frontale contre le saint du saint du parti démocrate.
En agissant ainsi, Sanders est à l’extrême limite de la stratégie radicalement démocratique qui a été la sienne et qui s’est avérée gagnante jusque là : il pousse à fond la démonstration que le parti démocrate n’est pas un parti démocrate, et nourrit le désir d’un véritable parti démocrate aux États-Unis, qui ne pourrait être qu’un parti rompant avec Wall Street et défendant la majorité contre le capital.
Derniers développements depuis le 24 mai
Clinton refusant à Sanders un débat avant les primaires finales du 7 juin, concernant notamment la Californie, Sanders a proposé un débat public avant le 7 juin à Trump. Qui a, sur le principe, accepté.
Des chefs démocrates s’indignent soudain de cette chute dans la « politique spectacle » alors que pour une fois, le spectacle a rarement été aussi politique !
Suite du feuilleton : puis c’est Trump qui se défile, il serait « inapproprié » de débattre avec quelqu’un qui ne sera pas investi, ben tiens …