Ce petit pays d’Amérique centrale proche du Mexique était appelé à voter pour des élections législatives et municipales le 28 février 2021. Au-delà du résultat de ces scrutins, il est intéressant de jeter un regard sur ce qui s’est passé les trente dernières années. Le pays a en effet vécu douze ans de guerre civile (1980-1992), douze ans pendant lesquels la démocratie n’était qu’un rêve. Comme d’autres pays en Amérique centrale (le Guatemala, le Nicaragua) ou en Amérique latine (l’Argentine, le Chili), le Salvador a longtemps compté dans le cœur des militants du monde qui s’engageaient pour défendre la démocratie bafouée. De nombreux mouvements de solidarité sont ainsi nés en Europe, en France, notamment dans les années 80. Les militants, artistes, intellectuels, associations ou partis politiques se réunissaient devant les ambassades des pays concernés pour faire pression. La plupart du temps, les États-Unis étaient du côté des tortionnaires, les aidaient financièrement et militairement à contenir le « mal » (c’est-à-dire la venue au pouvoir des partis de gauche), et la démocratie pouvait attendre.
Apprentissage de la démocratie
Lorsqu’il est arrivé au pouvoir, le gouvernement Mitterrand a « pesé » de tout son poids pour favoriser la démocratie par la diplomatie, la négociation, la recherche de la paix. Il avait lancé une initiative avec le Mexique, « la déclaration France-Mexique », qui reconnaissait le FMLN (Front Farabundo Marti de libération nationale, c’est-à-dire la guérilla) comme force belligérante, et donc comme force représentative du Salvador. Il aura fallu treize ans pour que FMLN et Arena (parti arrivé au pouvoir en 1989) s’engagent finalement sur le chemin de la paix. De l’avis même des signataires de l’accord de paix, l’initiative française a eu une influence déterminante. Une fois la paix signée, l’Union européenne, mais aussi la France de son côté, ont accompagné le processus démocratique. En aidant par exemple à la création d’une police constituée d’anciens militaires, de membres de l’ex-guérilla du FMLN et de civils : la police nationale civile (PNC), formée principalement au départ par la France, puis par l’Union européenne.
Pendant vingt ans (de 1989 à 2009) c’est le parti Arena qui dirige le pays. Arena, dont l’un des fondateurs, le major Daubuisson, s’est illustré durant toute la période de guerre civile comme l’un des commandants des escadrons de la mort. Il porte la responsabilité de l’assassinat de Mgr Romero au sein même de la cathédrale de San Salvador (24 mars 1980). Arena est un parti de droite, qui mène une politique économique inspirée du libéralisme (dollarisation de la monnaie, creusement des inégalités sociales, inexistence des services publics, etc.), dominé par une « caste » constituée des plus riches familles du pays qui cooptent tous les quatre ans le meilleur d’entre elles comme candidat à l’élection présidentielle et pensent que rien ne pourra les déloger du pouvoir. La période de 1989 à 2009 connait ainsi quatre présidents successifs du parti ARENA, dont deux ont été incarcérés depuis pour corruption (l’un décédé dans sa cellule avant son procès, l’autre toujours détenu).
En 2009, le FMLN (parti de la guérilla) arrive au pouvoir, mais sans son leader historique et candidat habituel Shafik Handal, décédé au retour d’un voyage en Bolivie organisé pour se rendre à la première investiture de Evo Morales. C’est un journaliste, Mauricio Funes, proche du FMLN sans en être membre, qui devient président en portant les couleurs du parti face au candidat de l’Arena. Quatre ans plus tard, son vice-président lui succède, Salvador Ceren, ancien enseignant, figure historique du FMLN et proche de Shafik Handal. Ceren tente de mener une politique sociale, en instituant notamment des petits déjeuners dans les écoles, une mesure qui peut sembler dérisoire à bien des Européens mais qui a tout son sens dans l’Amérique centrale ou latine d’aujourd’hui. Comme son prédécesseur, il développe des programmes dans le domaine de l’éducation et de la santé grâce aux accords Petrocaribes signés avec le Venezuela.
Hugo Chavez avait en effet une admiration sincère pour ces anciens guérilleros du FMLN qui avaient su contraindre un pouvoir soutenu par les Américains à mettre un genou à terre et à signer des accords de paix. Mais au fil des années, baisse du prix du pétrole ou sanctions économiques imposées au Venezuela réduisent considérablement les aides apportées au Salvador. Et Ceren, comme tous ses prédécesseurs, ne parvient pas à endiguer la violence extrême qui fait du Salvador l’un des pays le plus dangereux au monde.
On tourne la page
Ni ARENA ni FMLN, les deux partis issus de la guerre civile qui ont présidé aux destinées du pays pendant presque 30 ans, n’ont réussi à réduire les fléaux de la pauvreté, des inégalités et de la violence sous toutes ses formes. L’un et l’autre de ces deux partis sont battus lors de la présidentielle de 2019 par Nayib Bukele. Un inconnu ? Pas du tout : à 38 ans, il a déjà été maire de deux villes importantes du pays dont la capitale San Salvador, en portant les couleurs du FMLN, avant d’en être exclu.
Pour l’élection de 2019, il n’a même pas le temps de constituer un parti, mais ce n’est pas grave : c’est avant tout un pragmatique. L’important, c’est de participer, voire de gagner : il endosse donc les couleurs d’un petit parti de droite, Gana, et devient ainsi le plus jeune président du Salvador, sans représenter ni le FMLN, ni Arena. Une page d’histoire se tourne.
Pour lui, la couleur du parti n’a pas d’importance : à gauche pour gagner les mairies, à droite pour gagner la présidentielle… Bukele est un électron libre qui fait ce qu’il a envie de faire et le clame haut et fort. Il reverse son salaire de maire à des associations, du jamais vu ! Il se dit moderne et ne se refuse rien : à la tribune de Nations unies, alors qu’il a déjà débuté son discours, il s’interrompt pour prendre la pose et se faire un selfie. En voyage officiel en Chine, son bébé de quelques mois rampe entre les jambes des officiels chinois. Comme son illustre homologue américain, il tweete et peaufine une image d’homme d’affaires qui a réussi.
Une fois installé à la présidence du pays, Bukele entre très vite en désaccord avec le parlement salvadorien, qui « l’empêcherait » d’agir. Le bras de fer aboutit par son irruption à l’assemblée (9 février 2020), entouré de militaires et de policiers. Les institutions, la séparation des pouvoirs… tout cela rime avec perte de temps et corruption. Il fustige ces députés qui depuis 30 ans n’ont pas été capables de trouver des solutions aux graves problèmes que vivent les Salvadoriens.
Ces députés tellement corrompus : il rappelle à l’envi que deux présidents du parti Arena ont été jetés en prison et que l’un du FMLN (l’ex-journaliste Mauricio Funes) s’est réfugié au Nicaragua, poursuivi pour malversations. Il dénonce également l’incapacité de ses prédécesseurs sur le thème central de la violence. Les « maras » règnent sur le Salvador : ces bandes de jeunes, tatoués sur tout le corps visage compris, s’affrontent entre elles pour défendre territoires et zones de trafic de drogue, reproduisant le mode de fonctionnement des bandes urbaines américaines dont certains membres sont issus, déportés par milliers depuis les États-Unis. Bukele parvient à faire avec eux ce que personne n’avait osé faire auparavant : il appelle d’abord l’armée à la rescousse pour remplacer la police dans les quartiers, puis fait emprisonner tous les membres de ces gangs adverses dans les mêmes cellules pour qu’ils s’entretuent.
Résultat, les maras négocient avec Bukele, bien qu’il s’en défende. En échange de meilleures conditions de détention, il obtient ce que les Salvadoriens attendaient depuis des années : la fin des assassinats quotidiens. Autre exemple de sa conduite des affaires du pays : en période de confinement Covid, il envoie en prison ceux qui enfreignent le couvre-feu, mais distribue 300 dollars aux familles les plus démunies qui respectent les règles.
Bukele crée son parti « Nuevas ideas » (nouvelles idées) en vue des élections législatives et municipales du 28 février 2021. C’est un véritable raz-de-marée : majorité absolue pour « Nuevas ideas » (56 députés sur 84), qui essore la droite (Arena ne compte plus que 14 députés contre 31) et aplatit la gauche (4 députés du FMLN au lieu de 29). Les autres partis se partagent les dix sièges restant. Bukele fait aussi le plein des mairies (146 à son nouveau parti qui participe pour la première fois à des municipales, contre 37 à Arena, 31 au FMLN, et 29 pour Gana).
C’est une totale déroute pour Arena et le FMLN, à la hauteur de l’exaspération des citoyens qui durant 30 ans se sont rendus aux urnes, ont parfois milité, à droite ou à gauche, sans jamais trouver un changement profond à leur vie. Contraints depuis des décennies à l’exil sans visa, tant de Salvadoriens ont pris la direction des États-Unis par des chemins de contrebande où leurs vies ne valaient pas cher. Ceux qui sont restés au pays savaient qu’ils choisissaient l’extrême pauvreté et risquaient aussi la mort au quotidien dans ce pays ravagé par la violence.
Quels enseignements tirer de ce scrutin ?
Le peuple salvadorien a donc décidé en 2019 d’élire à la présidence de la République Nayib Bukele et, deux ans après, en toute connaissance de cause, de lui donner la majorité absolue à l’assemblée nationale ainsi que la majorité des mairies du pays, dont la capitale San Salvador. Le peuple salvadorien qui, dans un sondage effectué peu avant les élections, déclare à 54 % ne pas voir de différence entre vivre en démocratie ou en dictature.
Comme Bolsonaro, élu au Brésil malgré son positionnement d’extrême droite, Nayib Bukele est atypique, autoritaire, contesté par les associations de défense de droits de l’homme. Mais les accords de paix, qui ont donné en 1992 aux Salvadoriens la paix militaire, n’ont pas réussi à apporter la paix civile. Plus de 4000 homicides se produisaient chaque année dans ce petit pays de 6 millions d’habitants, ce qui équivaudrait en France à 40 000 homicides annuels, essentiellement causés par des affrontements entre bandes.
Des citoyens, confrontés chaque jour à la pauvreté et à la violence n’entendent plus les discours, ils veulent des actes. La manière dont le taux d’homicides a baissé au Salvador n’importe pas, seul compte le résultat. Bukele dispose aujourd’hui de tous les pouvoirs et personne ne sait ce qu’il en fera. De quoi faire méditer les militants de tous les pays !