Elections législatives en Espagne le 26 juin Un deuxième tour pour sortir du match nul du 20 décembre

À l’issue de plusieurs mois de tractations en vue de former un gouvernement après les élections du 20 décembre dernier en Espagne, et le délai prévu par la Constitution – pourtant étiré à la limite – étant épuisé, les Espagnols sont appelés à retourner aux urnes le 26 juin prochain. Ce qui se joue ce jour-là : la possibilité d’une victoire de Podemos, allié cette fois aux communistes d’IU (et reconduisant ses alliances avec plusieurs organisations progressistes régionales).

Ça commence il y a cinq ans, avec les Indignés

Il y a cinq ans, à partir du 15 mai 2011, le mouvement des indignés (El 15M) envahissait la Puerta del Sol de Madrid et les places des villes de toute l’Espagne. Les partis politiques installés, à commencer par le parti socialiste alors au pouvoir, furent surpris par l’ampleur inconnue depuis quarante ans de ce mouvement, par son caractère soudain et éruptif. Une génération entière décidait de se mêler de politique, dénonçait l’austérité désastreuse sous injonction européenne que le gouvernement socialiste engageait en tournant le dos à ses promesses, rejetait le TINA « There Is No Alternative », vomissait la corruption généralisée et l’économie du bétonnage et de la spéculation financière.
Ces centaines de milliers de jeunes, avec la sympathie de l’immense majorité de la population, scandaient qu’il est possible de résister à cette politique : « Si Se puede ! Oui, c’est possible !» ; ils affichaient aussi leur rejet de la classe politique, partis et syndicats confondus, en inventant le slogan « No nos representan ! Ils ne nous représentent pas ! ». La réponse des deux partis, PP et PSOE, qui s’alternaient au pouvoir depuis quarante ans, se partageant bon an mal an 80% des suffrages : « si vous n’êtes pas satisfaits, vous n’avez qu’à vous présenter aux élections ! »
Ils avaient raison : en novembre de la même année, en pleine mobilisation des indignés, en pleine explosion des mouvements sociaux de résistance nés de cet élan – dont l’emblématique PAH, réseau de lutte contre les expulsions des logements -, le PP obtenait la majorité absolue au Parlement et pouvait installer le gouvernement le plus rétrograde, le plus dur contre les catégories populaires et les libertés, que l’Espagne aura connu depuis la fin de la dictature fasciste en 1977.
Cinq ans plus tard, Podemos, parti politique créé à partir de janvier 2014 par des activistes du mouvement des indignés, est en mesure de disputer la place de première force politique aux prochaines élections. Le gant jeté par le PPSOE – présentez-vous aux élections – a été ramassé. Depuis mai 2015, les maires des plus grandes villes sont issus du mouvement des indignés, avec l’appui de Podemos : Madrid, Barcelone, Valence, Saragosse, Saint-Jacques de Compostelle, La Corogne, Cadiz… Imaginez les maires de Paris, Bordeaux, Lyon, Marseille, Lille, Rennes, etc. issus des mouvements sociaux et n’appartenant à aucun des « grands » partis : c’est ce type de séisme qui s’est produit en Espagne.

2015, de la déferlante médiatique anti-Podemos à la percée électorale

Les dirigeants de Podemos semblaient pourtant ne pas affronter les élections du 20 décembre 2015 sous les meilleurs auspices. Inquiets de voir les sondages donner à Podemos jusqu’à 30% des suffrages, l’establishment politico-médiatique, sous la houlette du groupe de presse PRISA, propriétaire notamment du quotidien « de référence » El Pais et de la radio Cadena Ser, avec l’appui des médias d’État et de la presse poubelle, déclenchait dès janvier 2015 une campagne médiatique de dénigrement hystérique. Les ragots les plus délirants étaient relayés jusqu’en une de El Pais, du jamais vu, et les principaux dirigeants étaient soumis à des successions d’accusations personnelles particulièrement violentes (réussissant à faire jeter l’éponge à Juan-Carlos Monedero, l’une des principales figures de Podemos).
En même temps, se montait de toute pièce une alternative à Podemos : le parti Ciudadanos, petit parti de droite catalan antinationaliste créé en 2007, était appelé à devenir le « Podemos de droite » comme l’a souhaité Emilio Botin, président de la banque Santander. Porté au pinacle par El Pais, voyant son dirigeant le jeune loup Albert Rivera invité sans discontinuer sur des plateaux télé complaisants (à l’opposé de ce qu’y subissaient les dirigeants de Podemos), bénéficiant de sondages merveilleux les plaçant à 25% contre 15% pour Podemos, recevant des financements généreux (d’origine encore inconnue), Ciudadanos était la solution face au constat de la fin de cycle politique du bipartisme, le moyen de vendre du renouvellement mais pour que rien ne change vraiment.Résultat le 20 décembre au soir : le PP reste premier parti avec 28%, mais perd plusieurs millions de voix, le PSOE fait son plus mauvais résultat depuis 1977 avec 21%, presque à égalité avec Podemos qui obtient 20,5% et cinq millions de voix ; Ciudadanos obtient 13%. Gardez ces résultats à l’esprit : quelques jours avant, les sondages donnaient encore Ciudadanos à 23% et Podemos à 13% (c’est beau la science entre les mains des empires médiatiques).

Le refus de la coalition PSOE-Podemos par le noyau dur
du PSOE

La composition de la chambre des députés – où la loi électorale a favorisé le tandem PP-PSOE – crée une situation sans précédent : l’addition des droite PP et Ciudadanos n’atteint pas la majorité rêvée par Mme Merkel et l’oligarchie. Le PSOE, dont le secrétaire général, en poste depuis 18 mois, était promis au sacrifice dès le lendemain du scrutin, peut accéder au pouvoir malgré son résultat historiquement mauvais, mais à la condition de s’allier avec Podemos et IU (qui n’obtient que deux députés malgré un million de voix) et de négocier l’appui ou l’abstention des partis nationalistes catalan et basque.Cette manœuvre – le soutien des partis nationalistes basque et catalan – est un grand classique de la politique espagnole : le PP et le PSOE se sont successivement appuyés sur eux (avec contreparties) pour accéder au pouvoir.
Mais voilà que, quelques jours seulement après le scrutin, le conseil fédéral du PSOE (où était prévue la défenestration du secrétaire général Pedro Sanchez, mais impossible de débarquer quelqu’un qui pourrait devenir président du gouvernement) pose des conditions, dictées par l’ancien « boss » Felipe Gonzalez – devenu l’homme des conseils d’administration des grands groupes où il a siégé, il a repris du service dans l’urgence face au danger Podemos. Condition centrale imposée à Sanchez : interdiction (c’est écrit noir sur blanc dans la résolution) de parler à Podemos tant que ce parti maintient sa proposition de référendum d’autodétermination en Catalogne, et pas question de demander le soutien des nationalistes basques et catalans.
Le PSOE abandonne là son propre programme tel qu’il le défendait deux ans plus tôt, et adopte le discours de la droite nationale : la frontière se voulant infranchissable entre les partis « constitutionnalistes » d’une part – PP, PSOE, Ciudadanos – et ceux qui voudraient « rompre l’Espagne » – dont Podemos, oubliant que Podemos propose un référendum en Catalogne mais appelle à y voter contre l’indépendance. Peu importe en fait la vraisemblance de ce nouveau positionnement, il s’agit de couvrir sous un discours politicien usé le choix stratégique de rester dans le cadre de la politique économique et sociale d’austérité, d’obéir à Merkel et « aux marchés ».
Podemos répond en proposant, avec ses alliés catalans, valenciens et galiciens et avec IU, la constitution d’un gouvernement de coalition, sur la base d’un programme de progrès luttant contre la politique d’austérité, et dont la répartition serait proportionnelle aux résultats obtenus par les différents partis : le président du Conseil serait donc Sanchez, et le vice-président serait Pablo Iglesias, secrétaire général de Podemos. Réaction immédiate du PSOE : on nous insulte ! (sous prétexte que Pablo Iglesias n’aurait pas « mis les formes », c’est que les dirigeants du PSOE ont du mal à avaler de devoir parler d’égal à égal, ça ne leur était jamais arrivé !)
Le secrétaire général du PSOE, Sanchez, tente alors la voie de l’accord avec Ciudadanos, signant solennellement un accord de gouvernement – mais évidemment c’est loin de faire le compte en députés. Cet accord prévoit explicitement la poursuite des politiques qui ont plongé l’Espagne et l’Europe dans la régression économique et sociale, mais ce choix stratégique est enrobé d’autres mesures et d’une terminologie destinée à pouvoir le baptiser « gouvernement de progrès ».
Des négociations croisées sont lancées (publiques mais aussi par des canaux secrets), le PSOE finit par s’asseoir avec Podemos – et IU – mais pose comme condition de venir avec Ciudadanos à toutes les négociations. Pendant ce temps, Ciudadanos explicite sa stratégie : faire adhérer le PP à cet accord pour construire la grande coalition. Mais le PP, dirigé par Mariano Rajoy, a décidé dès le 20 décembre au soir de jouer la répétition des élections. Rajoy ne bouge pas ; il a bien compris que la condition de la grande coalition, appelée de leurs vœux par les forces du capital qui tiennent la commission européenne, c’est que sa tête roule sur le sol. Son pari est donc qu’avec un nouveau scrutin, le PSOE perdra encore (et virera Sanchez) et le PP reprendra des voix passées à Ciudadanos, ce qui permettra à Rajoy de monter la grande coalition mais en se maintenant à sa tête.
Le but de la manœuvre du socialiste Sanchez était de forcer la main de Podemos en exerçant le bon vieux chantage : si Podemos ne soutient pas le gouvernement PSOE sur la base du programme avec Ciudadanos, alors il permet au PP de rester au pouvoir.
Le pilonnage médiatique autour de cette ligne aura été à son comble durant quatre mois, tandis que pendant ce temps-là le PSOE donnait à la droite la majorité au bureau du Parlement, puis tentait de faire reléguer le groupe de Podemos au pigeonnier de l’hémicycle pour cacher à la télé le changement radical sorti des urnes. Le poids des manœuvres tactiques et médiatiques du PSOE – qui en a une bonne expérience –, quelques faux pas de débutants des dirigeants de Podemos dans ce contexte et la montée en épingle des différences d’approche au sein de ce groupe dirigeant auront soumis Pablo Iglesias et son parti à une énorme pression, une expérience nouvelle assurément
Podemos a répondu en lançant un référendum interne : sur 150 000 participants (plus forte participation aux votes internes depuis la création de ce parti), 92% a dit non au soutien d’un gouvernement Sanchez/Ciudadanos, et oui au maintien de l’offre de gouvernement de coalition de progrès.

Le panorama des nouvelles élections

Sanchez refusant cette coalition, de nouvelles élections sont dès lors inévitables. Podemos s’y engage en renouvelant ses alliances avec les forces progressistes souverainistes en Catalogne, Pays valencien et Galice, et surtout en parvenant à un accord pour présenter des listes communes avec IU.
« Izquierda Unida » (gauche unie), l’organisation bâtie en 1986 autour du vieux parti communiste (et qui a servi de modèle au Front de gauche français) est désormais dirigée par le jeune député Alberto Garzon, ami de Pablo Iglesias. La certitude d’être devant la possibilité historique de battre le PP ensemble a évidemment joué un rôle moteur pour parvenir à cet accord, malgré l’opposition très forte d’une partie de l’appareil de IU (durant la campagne électorale antérieure, IU avait construit toute sa propagande contre Podemos).
Les bases de Podemos et de IU ont approuvé massivement cet accord, qui enclenche une dynamique nouvelle pour la nouvelle élection : la possibilité du « sorpasso », c’est-à-dire de devenir première force politique devant le PP. Le scrutin du 26 juin sera bien un deuxième tour, pour résoudre le « match nul » entre les forces anciennes du bipartisme et la nouvelle offre politique.
Il est probable qu’aucune liste n’obtiendra la majorité absolue à la Chambre des députés. Le PP, grâce au système électoral, est presque assuré de la majorité absolue au Sénat, maintenant que la direction du PSOE vient pratiquement de la lui garantir en refusant l’offre de Podemos de faire des listes communes au Sénat – et en interdisant à plusieurs fédérations socialistes de poursuivre les discussions en ce sens avec Podemos, pourtant déjà presque conclues. Il faudra alors chercher des alliances, et Podemos a déjà proposé aux socialistes de les rejoindre dans un gouvernement de coalition.

Reste à voir avec qui le PSOE entendra s’allier. Et, dans le développement de la crise interne promise à ce parti par la vieille garde de Felipe Gonzalez et son porte-flingue la présidente andalouse Susana Diaz, il faudra voir comment réagiront ceux qui ne veulent pas de la « pasokisation », c’est-à-dire aller jusqu’à leur sacrifice pour garantir aux forces conservatrices d’Europe qu’un gouvernement progressiste ne s’installe pas en Espagne. Car l’Espagne n’est pas la Grèce ni le Portugal, à Bruxelles et à la City ils le savent !
Le PP, mais aussi Ciudadanos et le PSOE, vont mener une campagne intense et très agressive contre la nouvelle coalition électorale baptisée «Unidos Podemos (Unis, nous pouvons) ». Ils clament « vous voyez, ils disent qu’ils sont transversaux, qu’ils ne se retrouvent pas dans le clivage gauche-droite, mais en fait ce sont les vieux communistes de toujours, ceux qui font peur ! » Les médias dominants cherchent à masquer le véritable enjeu du scrutin en le réduisant à une sorte de dispute de la première place à gauche, tandis que le PP verrait sa victoire déjà garantie (c’est le sens des sondages publiés, tous largement manipulés comme on l’a vu dans tous les scrutins depuis 2014). De son côté, la presse poubelle cherche à inventer des scandales contre Podemos, aidée par une cellule spéciale de la police montée par le ministre de l’Intérieur en toute impunité, tout en tentant désespérément de cacher les énormes scandales de corruption qui inondent le PP.
Ceux qui, en France, interprètent les évolutions politiques espagnoles en parlant d’union de la « gauche radicale » font preuve d’une grande myopie et ne font que reprendre les arguments des forces conservatrices. Podemos prétend unir les victimes de la crise et les citoyens indignés sans les distinguer entre ceux de gauche et ceux de droite, il entend rassembler « celles et ceux qui manquent », qui ne votent pas, ou qui ont voté PSOE ou PP, pour construire la majorité citoyenne de changement.
Podemos s’appuie pour cela sur l’indignation, celle qui a explosé au grand jour le 15 mai 2011, quand les Espagnols, qu’ils se croient de droite ou de gauche, se sont aperçus qu’ils n’étaient pas indignés chacun dans leur coin mais qu’ils étaient les plus nombreux ! Ce mouvement des indignés, cette clameur inattendue de la société civile, est une force en mouvement contre la résignation et le TINA There Is No Alternative. Les candidats de Podemos sont jeunes chômeurs (50% de chômage pour les jeunes en Andalousie), ouvriers, enseignants, représentants de toutes les catégories populaires, mais aussi juges, policiers, il y a même l’ancien chef d’État-major des armées. Ils sont les représentants et les porte-parole de cette insurrection citoyenne qui s’est levée en Espagne en 2011, et qui monte à l’assaut du gouvernement, maintenant qu’avec Podemos ce qui paraissait impossible en décembre encore est désormais à portée de main.
Rendez-vous dimanche 26 juin, à Madrid.