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Face à Trump, le come-back de la gauche aux États-Unis, incarnée par des « gens ordinaires »

NDLR – On lira en écho à cette analyse le texte précédemment signalé par ReSPUBLICA (Comment être socialiste aux États-Unis et gagner les élections sans perdre son âme – Paru le 31 juillet 2018 dans le blog de Marc Saint-Upéry) dû à Alexandria Ocasio-Cortez (29 ans) qui apprend comment militer à ceux (majoritaires) qui se désespèrent en militant de travers… Car, ce n’est pas un phénomène uniquement américain. On peut en tirer des enseignements pour nos prochain rendez-vous électoraux (rajeunissement des candidats, clarté et simplification de propositions centrées sur le vécu, sans pour autant tomber dans le populisme, pluralité des profils des candidats incarnés par des « gens ordinaires » représentant toutes les diversités sociales, mais aussi et surtout unité d’action, etc.)

Donald Trump sort affaibli des élections intermédiaires aux États-Unis, qui se sont déroulées mardi 6 novembre. Les Démocrates ont conquis une majorité à la Chambre des députés. L’aile gauche du parti a même marqué des points lors de ce scrutin, en présentant de nombreux candidats, souvent plus jeunes et souvent des femmes, qui ont réalisé de bons scores : des « gens ordinaires » dont les propositions sociales ou écologiques sont loin de la ligne néolibérale incarnée par Hillary Clinton. Certains caressent l’espoir que ce retour en grâce de la gauche ouvre la voie à de véritables changements.
Sam Bell, futur sénateur de l’Assemblée générale de Rhode Island, l’équivalent du Parlement au niveau de chaque État, n’a que 29 ans. Dans d’autres circonstances, ce « data scientist » de Providence, la capitale de ce minuscule État de la Nouvelle Angleterre, n’aurait probablement pas entamé une carrière politique. Mais sur de nombreux sujets — l’économie, la santé, la réglementation des armes à feu — les élus du parti démocrate local n’ont cessé de décevoir. Ce jeune militant qui se décrit comme « progressiste » et « socialiste démocratique » a décidé il y a dix mois, un peu en désespoir de cause, de se lancer dans la primaire démocrate. Objectif : représenter les opposants à Trump aux élections de mi-mandat – les Midterms – qui se sont déroulées ce 6 novembre. Et cela lui a plutôt réussi.

« J’étais tellement inquiet que je me sentais presque obligé de me présenter aux élections, raconte-t-il. Au final, j’ai fait une campagne très simple, je me suis engagé en faveur de l’abrogation de la baisse des impôts pour les riches [approuvée par l’Assemblée de l’État en 2006] et j’ai parlé de l’importance d’investir au lieu de faire des coupes budgétaires. » Le renforcement du droit à l’avortement — un sujet plus d’actualité que jamais avec l’arrivée du juge ultra-conservateur Brett Kavanaugh à la Cour suprême, qui pourrait mettre en péril ce droit au niveau fédéral — constitue un autre thème fort de sa campagne ; ainsi qu’un meilleur financement du Medicaid, le système d’assurance maladie destiné aux populations vivant sous le seuil de pauvreté ou risquant d’y basculer.

Reconstruire la démocratie américaine sur un modèle progressiste

La victoire était loin d’être assurée. L’adversaire de Bell, l’avocat Paul Jabour, est connu, et il s’appuie sur une vingtaine d’années d’expérience à l’Assemblée. Mais au mois de septembre, les électeurs démocrates ont choisi le changement : c’est Bell qui arrive en tête, avec 44 % des suffrages face aux 39 % de Jabour. Le Parti républicain, impopulaire et peu implanté à Rhode Island, ne présente pas de candidat aux élections générales. Ce mardi 6 novembre, Sam Bell est officiellement élu.
Son élection ne constitue pas une anomalie. Motivés à la fois par leur hostilité au président Trump et par une vision nettement plus à gauche que celle défendue par les dirigeants du principal parti d’opposition, de nombreux jeunes candidats se sont présentés pour la première fois lors de ces élections. Beaucoup d’entre eux ont gagné, du niveau municipal jusqu’au niveau fédéral. S’ils viennent d’horizons différents — une donnée significative dans ce pays peuplé par plus de 300 millions d’habitants —, ils partagent certaines revendications et certaines convictions communes. Pour eux, il ne suffit pas de battre Donald Trump, mais de reconstruire la démocratie américaine sur un modèle progressiste : faire en sorte que le pays devienne plus social, plus écologique et plus solidaire, bref, qu’il réalise ses promesses non-tenues jusqu’ici.

Augmentation du salaire minimum et défense du droit à l’IVG

Globalement, le Parti démocrate a réalisé un bon score ce 6 novembre. S’il a perdu du terrain au Sénat — dont le tiers des sièges renouvelés en 2018 se situent dans des États qui ont tendance à voter à droite —, il a gagné, en revanche, une majorité à la Chambre des représentants (219 sièges contre 193 pour les Républicains), entièrement renouvelée tous les deux ans. Le parti a conquis, par ailleurs, sept nouveaux postes de gouverneur, notamment le Wisconsin et le Kansas, et plus de 330 sièges au sein des parlements locaux [1]. Parmi les vainqueurs : de nombreux candidats venus de l’aile gauche du parti.

Certains, comme Sam Bell, se définissent comme « socialistes ». C’est notamment le cas de deux futurs députés à la Chambre de représentants, Alexandria Ocasio-Cortez (29 ans), de New York, et de Rashida Tlaib (42 ans), du Michigan. La première appelle à une production d’énergie 100 % renouvelable avant 2035 ainsi qu’à l’abolition de l’United States Immigration and Customs Enforcement, une agence de police douanière vivement critiquée pour son rôle dans la séparation des familles sans-papiers. La seconde appelle à la gratuité de l’enseignement supérieur public et à un salaire minimum de 15 dollars de l’heure — le salaire minimum fédéral est aujourd’hui de 7,25 dollars de l’heure, même si certains États l’ont augmenté.

D’autres préfèrent l’étiquette « progressiste », mais défendent un programme plus ou moins identique, tel qu’Ilhan Omar (36 ans), immigrée somalienne élue au Congrès de Minneapolis, la ville la plus peuplée du Minnesota. D’autres encore ont perdu, tout en réalisant de bons scores dans des zones qui ont largement voté en faveur de Trump il y a deux ans : Richard Ojeda (48 ans), ancien officier de l’armée a récolté 44 % des voix dans une circonscription rurale de la Virginie-Occidentale où, il y a deux ans, Hilary Clinton dépassait difficilement les 26 % en moyenne. Dans l’Iowa, J.D. Scholten (38 ans), juriste et ex-joueur de baseball a gagné 47 % des voix face à Steve King, un député Républicain et nationaliste blanc qui noue des liens avec l’extrême droite européenne.

« Il ne suffit pas de faire des modestes réformes »

Pour certains, la tendance est confirmée : le Parti démocrate est bien et bel en train de basculer à gauche. C’est ce qu’affirme David Duhalde, directeur politique de Our Revolution (« Notre révolution »), l’organisation nationale créée par Bernie Sanders suite à sa campagne pour l’investiture démocrate en 2016. Comptant environ 200 000 adhérents, l’organisation a donné son soutien à quelque 300 candidats lors du cycle électoral, dont Sam Bell et Alexandria Ocasio-Cortez. « Le parti et sa base deviennent de plus en plus explicitement progressistes, explique David Duhalde. Et ils deviennent de plus en plus implicitement sociaux-démocrates, dans leurs orientations, leurs engagements et leurs préférences de vote. »
Plusieurs facteurs seraient à l’origine de ce basculement. Tout d’abord, explique David Duhalde, il y a l’occupant actuel de la Maison Blanche et la forte hostilité qu’il provoque. Son accession au pouvoir et sa popularité non-négligeable soulignent, pour beaucoup de jeunes États-uniens, la gravité d’une crise politique et sociale dont les leaders démocrates ne semblent pas toujours conscients. Comme le constate Sam Bell : « Je pense que notre pays est face à une crise. Il ne suffit pas de faire de modestes réformes. Le parti doit changer maintenant pour qu’on puisse sauver notre pays. »

Un effet Bernie Sanders ?

Il existe une autre source d’inspiration, nettement plus positive. La campagne présidentielle de Bernie Sanders en 2016 aurait joué un rôle déterminant dans la vague de jeunes et nouvelles candidatures, selon David Duhalde. Dans les ultimes jours de cette campagne qui a connu un succès inattendu, le sénateur du Vermont a appelé les « gens ordinaires » à se présenter aux élections. Une plate-forme progressiste s’est depuis mise en place, largement inspirée du programme présidentiel de Sanders : l’augmentation du salaire minimum fédéral à 15 dollars de l’heure ; la gratuité des universités publiques ; l’extension du système d’assurance maladie publique et universelle, « Medicare », actuellement réservé aux personnes âgées, au reste de la population. La revendication est mieux connue sous le mot d’ordre Medicare for all, « Medicare pour tous ».
« C’est une revendication que les électeurs soutiennent massivement et que de plus en plus de candidats ajoutent dans leurs plateformes », explique David Duhalde. D’après un sondage Reuters-Ipsos publié au mois d’août, 70 % de la population des États-Unis soutiennent la proposition de « Medicare pour tous », y compris une majorité d’électeurs républicains. Les aspirants au Congrès semblent en être conscients : selon le journal USA Today, plus de 50 % des candidats démocrates à la Chambre des représentants en 2018 se sont prononcés en faveur de la demande.

Une progression de l’aile gauche du Parti démocrate à nuancer

Ce n’était pas toujours le cas. Bernie Sanders a longtemps été l’un des seuls à défendre cette idée au Congrès. Lorsqu’il a soumis une proposition de loi à cet effet au Sénat en 2013, aucun sénateur démocrate ne l’avait soutenue. En revanche, une proposition quasi-identique de Sanders au Sénat l’automne dernier a recueilli 16 « co-sponsors » démocrates. La preuve d’un rapport de forces en évolution.
Chris Townsend, un des dirigeants de la principale fédération syndicale des travailleurs du transport aux États-Unis (Amalgamated Transit Union, ATU), pense qu’il faut relativiser la progression de l’aile gauche du Parti démocrate. « L’establishment démocrate se distingue des Républicains sur des sujets sociétaux, dit-il. Mais pour tout ce qui concerne l’économie, l’importance de défier la dictature des marchés, et les questions clés de la guerre et de l’impérialisme, ils sont un allié au Parti républicain. »

« Faire élire des gens qui répondent aux associations citoyennes de base et aux syndicats »

Par ailleurs, le syndicaliste reste sceptique face à la perspective de transformer le Parti démocrate en une force de gauche, ni même en un parti social-démocrate à l’européenne : « Il y a eu des efforts faits par des progressistes, des socialistes et de gens de gauche pour transformer le parti depuis une centaine d’années », rappelle-t-il. Et, clairement, le bilan n’est pas positif. Pour David Duhalde, de Our Revolution, l’objectif est, d’une certaine manière, plus modeste. « Il faut savoir que les Démocrates et les Républicains ne sont pas des partis politiques comme ceux qui existent en Europe, explique-t-il. Ce ne sont des partis que de nom. Ce sont plutôt des larges coalitions, une coalition de centre-gauche et une coalition de droite. »
De plus, la structure du Parti démocrate fait qu’il est intrinsèquement difficile de le contrôler. S’il y a un comité national qui fait le choix de financer certains candidats — et cette instance reste davantage fidèle à la ligne d’Hillary Clinton qu’à celle de Bernie Sanders —, celui-ci reste distinct des partis existants aux niveaux des États, des comtés et des municipalités. Le but de Our Revolution ? Non pas transformer le Parti démocrate en tant que tel, mais construire une majorité politique animée par des forces progressistes. Comme l’explique Duhalde : « Faire élire des gens qui peuvent devenir la majorité du parti et qui répondent aux syndicats, aux mouvements sociaux et aux associations citoyennes de base ». Ces élections semblent marquer un premier succès de cette stratégie.

Le retour en grâce du « socialisme »

Autre indice du tournant à gauche qu’a pris la politique états-unienne ces dernières années : l’attraction qu’exerce un mot qui a longtemps été imprononçable pour beaucoup, au pays du maccarthysme [2] : le mot « socialisme ». L’organisation Democratic Socialists of America (« Socialistes démocratiques des États-Unis »), plus connue sous l’appellation DSA, compte actuellement plus de 50 000 adhérents. En novembre 2016, elle ne recensait que 5 000 membres. Encore une fois, la popularité de Sanders en est en partie responsable de ce regain d’attractivité. Mais elle n’est pas seule.
Les victoires d’autres candidats qui s’identifient comme « socialistes » ont contribué à populariser l’image du DSA, notamment Alexandria Ocasio-Cortez et Rashida Tlaib, toutes deux adhérentes. D’autres candidats se décrivant comme « socialistes » sont sortis victorieux du cycle électoral 2018 : c’est le cas de Bell dans le Rhode Island, ainsi que de trois députés à l’assemblée générale de Pennsylvanie, et d’une autre à l’assemblée générale de Californie.

« Nous vivons une époque marquée par des inégalités ahurissantes »

Alex Press est journaliste et rédactrice à Jacobin, un magazine new-yorkais très proche du DSA et qui offre une « perspective socialiste sur la politique, l’économie et la culture ». Pour elle, l’intérêt croissant du socialisme aux États-Unis trouve ses origines dans la dégradation des conditions de vie de la grande majorité de la population. « Nous vivons une époque marquée par des inégalités ahurissantes, on est submergés de dette, [et] on voit nos amis et des membres de nos familles enfermés par un système pénal qui est injuste et brutal, explique-t-elle. Peu importe qui est au pouvoir, il y a très peu de changement. »
En réalité, l’idée du socialisme aux États-Unis reste assez vague, plus proche d’un programme social-démocrate que d’un appel à la révolution : les socialistes états-uniens parlent davantage du salaire minimum que d’autogestion ouvrière. Alex Press reste optimiste tout en reconnaissant les limites de ce retour en grâce : « Cela représente un énorme changement pour la gauche et cela donne de l’espoir. Mais c’est un pays énorme et il y a encore des millions de jeunes qui restent totalement détachés de toute action politique. » Pour le syndicaliste Chris Townsend, cette nouvelle énergie au sein de la gauche reste prometteuse. « En tout cas, dit-il, vue la situation, les choses ne peuvent qu’aller en s’améliorant ».

Source : https://www.bastamag.net/Face-a-Trump-le-come-back-de-la-gauche-aux-Etats-Unis-incarnee-par-des-gens

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