Depuis près d’une semaine, les protestations qui tournent à l’émeute dans différentes villes iraniennes surprennent de toutes parts : les gouvernants iraniens, les personnalités politiques étrangères, les observateurs intérieurs et extérieurs, etc. La prudence s’empare de chacun. Seul Donald Trump semble avoir une position tranchée, ce qui ajoute à la confusion des médias des pays démocratiques, y compris de la France. Tout se passe comme si certains voulaient minimiser l’importance des événements en les réduisant à un mécontentement essentiellement économique. Même Hassan Rohani, l’actuel président iranien, dans une tentative de calmer les esprits, reconnaît que ce n’est pas le cas, sans aller jusqu’à proposer d’autres explications. Or, un simple coup d’œil sur quelques slogans fréquemment repris permet de comprendre ce qui motive les Iraniens.
« Lâche la Syrie, l’Iran est par ici », ce slogan pointe les importants investissements militaires et donc financiers du régime iranien pour soutenir le régime syrien, alors que les Iraniens connaissent une pauvreté galopante. D’autres slogans tels que « Ni Ghaza, ni Liban ! Je ne donne ma vie qu’à l’Iran » ciblent l’ensemble de la politique étrangère iranienne, plus soucieuse du développement de l’idéologie islamiste du régime que des intérêts nationaux du pays. Le slogan réclamant une république d’Iran, « Liberté, indépendance, une république d’Iran » et « Garde la honte, rends nous l’Iran » appellent sans détour à la fin de la république islamiste. Tout comme « Libérez les prisonniers politiques » dénonce le caractère liberticide du pouvoir islamiste, caractère qui explique la surprise engendrée par le mouvement de contestation. Les mécontentements accumulés depuis des années ne pouvant s’exprimer librement et de manière organisée, leur expression collective, aujourd’hui, nous étonne comme une explosion. Mais le pouvoir conserve tous les moyens de la répression qui lui ont permis d’étouffer les révoltes populaires jusqu’à présent.
« Sur le trône de dieu, agha (Khamenei) s’est assis / à la mendicité, le peuple est soumis » dénonce la structure politico-religieuse de la République islamique grâce à laquelle agha (l’autorité religieuse suprême) exerce sa mainmise sur le pays. « De l’islam, tu as fait ton tremplin / Au peuple, tu casses les reins » et « Armes, tanks, tirs / Que le mollah se tire », « rejettent aussi l’instrumentalisation de l’islam au service du pouvoir et non du peuple. Rappelons que le régime islamiste est arrivé au pouvoir, en 1979, en promettant la justice sociale mais qu’il a mené le pays dans le gouffre financier, social, culturel. À titre d’exemple, la FIDH et la LDDHI indiquent, en se basant sur des sources locales crédibles et concordantes, que plus de 50% des 75 millions d’Iraniens vivent sous le seuil de pauvreté. Des rapports d’enquêtes récents montrent que le pouvoir d’achat de la population a chuté de 72% entre 2005 et 2013. Des observations réalisées par des journalistes en Iran informent de la baisse de l’âge d’entrée dans la toxicomanie ou la prostitution (13 ans), deux phénomènes en progression conséquente. En réalité, l’idéologie islamiste n’a fait que sacraliser les discriminations, le sexisme, les violences de tout genre, la corruption et la dictature.
Dans un pays riche comme l’Iran, ces données témoignent de l’énorme défaite politique de l’islamisme. Et ce fait n’est pas nouveau. En 2009, les protestations massives qui ont éclaté à l’occasion des élections présidentielles traduisaient la même réalité. Qu’Obama n’ait pas tenu, à l’époque, le même discours que Trump, aujourd’hui, ne change rien à l’authenticité de cette réalité. Mais, hélas, celle-ci semble moins intriguer certains journalistes, observateurs et experts que les éventuels enjeux qui animeraient les pouvoirs étrangers envers l’Iran. Cette approche a un effet pervers : elle réduit d’emblée les Iraniens à des marionnettes. Ce mépris qui me met mal à l’aise, et m’évoque un souvenir personnel par lequel je vais terminer mon propos.
À la veille de l’élection iranienne de juin 2003, qui mena à la présidence Ahmadinejad, j’ai été invitée sur un plateau télé face à plusieurs autres personnes, parmi lesquelles des experts et des représentants du régime iranien. La plupart d’entre elles misaient sur l’ancien président, Hachemi Rafsandjani (de tendance réformiste islamiste). Etonnée de les entendre parler des candidats comme si les mécanismes électoraux en Iran étaient identiques à ceux d’un système démocratique, j’ai tenté d’expliquer que ces élections n’étaient pas libres. Aussitôt, la journaliste m’interrompt pour signaler que je parlais comme Georges W. Bush. Maîtrisant ma colère tant bien que mal, je lui ai rappelé que j’avais mis par écrit mes analyses bien avant que Bush ne devienne président et je l’ai invitée à revisiter ses positions méprisantes qui me privaient, parce qu’Iranienne, du droit de penser et de réfléchir par moi-même.
À ce souvenir, je réalise que 13 ans se sont écoulés depuis cet épisode, que deux autres présidents américains ont succédé à Bush, mais que l’esprit qui régnait sur ce plateau n’a pas, hélas, cédé la place à un esprit critique plus affûté. À quand une prise de conscience sur la complexité de la réalité iranienne, non réductible aux seuls (en)jeux des pouvoirs étrangers ?