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Inde : la plus grande votation du monde dans le pays le plus peuplé du monde nous enseigne sur l’avenir du monde

C’est un scrutin hors norme : 642 millions d’Indiens se sont exprimés sur 968 millions d’électeurs (près d’un milliard et avec plus de 150 millions de votants qu’en 2019) dans une élection à sept phases pendant six semaines, dans 1,1 million de bureaux de vote et avec 5,5 millions de machines électroniques pour voter. Ce pays de 1,4 milliard de personnes en a mobilisé quinze millions pour ses élections. L’élection concerne 543 députés à la chambre basse (Lok Sabha) au scrutin uninominal à un seul tour (comme en Grande-Bretagne). La loi indienne exige qu’il y ait un isoloir de vote à moins de deux kilomètres du lieu de résidence de l’électeur. Il y en a un jusque dans un village à 4 560 mètres d’altitude, soit la hauteur du Mont Rose, deuxième sommet des Alpes, c’est-à-dire presque l’altitude du Mont-Blanc.

Nous avons dénombré de nombreux décès durant cette campagne : plus de cinquante morts à cause du dérèglement climatique et des températures de près de 50°C et au moins cinq morts dans des batailles rangées entre les deux factions.

Le BJP (Bharatiya Janata Party, littéralement « Parti du peuple indien »), le parti de Narendra Modi, est le plus important. Il s’est présenté avec une coalition, l’Alliance démocratique nationale (NDA). Le principal parti d’opposition est le Parti du Congrès (ancien parti des familles Gandhi et Nehru), qui s’est également présenté avec une coalition, l’INDIA (Indian National Developmental Inclusive Alliance). À noter que cette coalition est très hétérogène : elle inclut trois partis communistes, des organisations de gauche, le parti anti-corruption, un Parti socialiste révolutionnaire et surtout des partis régionaux très puissants.  Les états du sud résistent à Narendra Modi en préservant leurs langues, leur histoire, leurs coutumes, leur identité culturelle (État du Tamil Nadu ou État de Madras chez les Tamouls, etc.).

Le BJP et ses alliés sont des nationalistes hindous ouvertement racistes qui diabolisent les minorités principalement musulmanes en utilisant de fausses informations à un niveau incroyable. Leur idéologie a même un nom, l’Hindutva. Cette diabolisation est interdite par la loi en Inde, mais la Commission des élections n’a pris aucune sanction contre le BJP, car deux des trois membres sont nommés par le ministre de l’Intérieur et le Premier ministre. L’Hindutva permet le développement d’une stratégie identitaire hindoue, la nationalisation de certains enjeux identitaires (comme la destruction d’une mosquée pour construire un temple hindou à Ayodhya) et politise, non le bien commun et des principes laïques, mais les tensions communautaires et identitaires du quotidien au profit de l’hindouisme.

Ils ont multiplié les associations affiliées au Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS, Organisation nationale des volontaires, véritable milice hindoue) qui ont permis la percée électorale du nationalisme hindou à partir de la fin des années 1980 ; le BJP avait pu obtenir le soutien des basses castes jusqu’aux « intouchables ». Mais pour y parvenir, ils ont centralisé (au niveau de l’Inde et non plus des États) et augmenté les aides sociales (en argent et en équipement de base) qui sont passées de 1,2 milliard de dollars et 108 millions de bénéficiaires en 2013-2014 à 34 milliards de dollars et 700 millions de bénéficiaires en 2019-2020. D’autre part, le nationalisme hindou joue sur le fait que leur leader est devenu une personnalité de premier plan à l’internationale et est d’extraction modeste (fils d’un petit vendeur de thé). Il faut noter la poussée des basses castes vers l’alliance NDA menée par le BJP.

L’importance des 28 États de l’Inde et sa grande diversité politique est à prendre en compte. Par exemple, le Bengale occidental naguère dirigé par un parti communiste est aujourd’hui dominé par un puissant parti régional, le All India Trinamool Congress, scission de l’historique Parti du Congrès ; il s’agit d’un parti progressiste social dirigé d’une main de fer autoritaire.

Le BJP garde le contrôle du pays, mais a subi un profond recul, ce qui ouvre de nouvelles perspectives pour l’Inde.

La participation a légèrement baissé : 66,3 % contre 67,4 % en 2019, malgré la décision qui a autorisé les plus de quatre-vingt-cinq ans et les handicapés à voter de chez eux. En 2019, la coalition autour du BJP avait obtenu 353 sièges sur 543. En 2024, la coalition NDA obtient 293 sièges (perte de 60 sièges) dont 240 pour le BJP. La Coalition INDIA obtient 234 sièges dont 99 pour le parti du Congrès. Seize autres députés relèvent de petites coalitions.

Pour comprendre où est la gauche et où est la droite, il suffit de savoir que les premiers sondages très favorables à Narendra Modi ont été suivis par une explosion de la Bourse et qu’après le résultat des élections, la Bourse s’est effondrée. Un autre indice : le financement des partis par les entreprises a donné une manne de 726 millions de dollars pour le BJP contre 193 pour le Congrès Trinamool et 170 pour le Congrès. À noter également qu’une violente bataille politique a eu lieu précédemment pour savoir si les dons des entreprises devaient être anonymes ou pas.

Donc pour la première fois depuis les dix dernières années, le BJP n’est plus majoritaire seul (majorité à 272). Des États très peuplés comme l’Uttar Pradesh (230 millions d’habitants), le Rajasthan, le Maharishta et le Bengale occidental ont vu une courte victoire, mais victoire quand même, de l’opposition. Toute la campagne a eu lieu avec l’objectif de Narendra Modi de 370 députés pour le BJP et 400 avec le NDA, chiffres nécessaires pour changer la constitution.

Le chômage — notamment des jeunes diplômés — a joué un rôle très important. Pour un chômage de 7 %, celui des jeunes est de 23,2 % et celui des jeunes diplômés de 42,3 %. L’alliance INDIA promettait dans son programme l’embauche immédiate de trois millions de fonctionnaires et un emploi d’un an pour tout jeune qui le demande avant vingt-cinq ans.

En outre, il faut retenir pour l’avenir que le scrutin uninominal à un tour (comme en Grande-Bretagne) est un système moins stable que le système uninominal à deux tours qui favorise, lui, la bureaucratie pesante.

Le pays est donc dans les mains des multinationales (ainsi, les OGM sont rois en Inde), mais dirigé par un nationalisme hindou raciste qui présente des comportements néofascistes. Cependant, certains pans de la démocratie résistent. Une jeunesse éduquée, abandonnée par le gouvernement Modi, a réagi. L’alliance INDIA est une alliance hétéroclite « anti-Modi » ; elle a néanmoins réussi à obtenir un score que personne ne prévoyait avant l’élection.

Le fait est que l’Inde, cinquième puissance en termes de PIB, mais bientôt troisième puissance derrière les États-Unis et la Chine, montre que son développement va devenir un des points forts de l’évolution du monde dans l’avenir. Tout ne se résumera pas à un conflit États-Unis versus Chine. Les jeunes générations qui lisent cet article doivent intégrer que l’Inde, par sa potentialité industrielle et économique, par le niveau des jeunes diplômés, est amenée à jouer un grand rôle. Toutefois, ce pays ultra-développé dans certains secteurs et ultra-archaïque dans d’autres constitue un questionnement sans fin pour tous ceux qui pensent la géopolitique et les stratégies de long terme ; ce questionnement ne peut pas s’arrêter à ces trois pays.

Le questionnement stratégique autour des BRICS

Il doit aussi porter sur l’avenir des BRICS, qui comportent aujourd’hui dix pays depuis l’entrée de l’Iran, de l’Arabie saoudite, de l’Éthiopie, des Émirats arabes unis et de l’Égypte.

Focalisons-nous sur l’Afrique du Sud, qui vient de vivre des élections ayant marqué un fort recul du Congrès national africain (ANC, ancien parti de Nelson Mandela). Ce parti a fini par perdre le contact hégémonique avec les masses qu’il avait du temps de son leader emblématique. Pour la première fois, l’ANC ne peut plus gouverner seul. Avec un peu plus de 40 % des voix contre 57 % en 2019, il va devoir rentrer dans la modernité et constituer des alliances.

Le grand gagnant de cette élection est le nouveau parti de l’ancien président Jacob Zuma, uMkhonto weSizwe (MK), qui a fait 15 %, cinq mois après son lancement. Comme en Inde, comme dans le monde entier, sur une longue période, ce sont les caractéristiques économiques et sociales qui sont déterminantes en dernière instance. L’ANC dupe les plus pauvres en croyant qu’il suffit de rappeler le combat des ancêtres et de s’intéresser aux problèmes internes à la bourgeoisie qui forme l’ « élite » du pays. Le chômage est officiellement de 34 % ; 45 % des jeunes sont sans emploi ; la pauvreté est endémique ; l’accès aux services de base comme l’électricité ou l’eau n’est toujours pas assuré pour tous. Les « born-free » nés après l’indépendance se rebellent donc. Et l’ANC n’a toujours pas été capable de lutter contre la corruption qui s’est développée depuis la séquence Nelson Mandela.

Mais l’Afrique du Sud est un sous-impérialisme dans tout le sud de l’Afrique avec des potentialités immenses ; il jouera donc un rôle important dans l’avenir s’il arrive à régler ses problèmes internes. L’Inde comme l’Afrique du Sud entrent dans un monde nouveau. D’une part, il y a constitution de blocs géopolitiques, mais, d’autre part, il y a des décisions pragmatiques qui rendent les alliances transitoires et volatiles. On a vu cela à l’œuvre à l’intérieur de l’Inde, mais aussi dans les stratégies des pays les plus puissants. Ainsi, l’Inde est dans les BRICS tout en faisant partie du QUAD (Dialogue quadrilatéral pour la sécurité) qui est une coopération diplomatique et militaire entre l’Inde, les États-Unis, le Japon et l’Australie !

Une gauche de gauche doit donc penser de façon holistique, mais avec le primat des questions économiques et sociales et rompre avec les derniers esprits du capitalisme comme le wokisme, le subjectivisme, le solipsisme, le nombrilisme petit-bourgeois et penser dialectiquement le local avec les mutations géopolitiques et géostratégiques.

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