Depuis 2014, Mme Tran To Nga, une française d’origine vietnamienne contaminée par l’Agent Orange, poursuit en justice 14 producteurs et fournisseurs de défoliants que l’armée américaine a épandus sur le Vietnam pendant la guerre. Elle a été déboutée le 10 mai 2021 par le tribunal d’Évry. Ce n’est pas la première fois qu’une victime vietnamienne est ainsi déboutée alors que des vétérans américains, présentant les mêmes pathologies associées à l’Agent Orange sont indemnisés. Pourquoi deux poids et deux mesures ? Il est utile de rappeler les faits.
Pendant la guerre du Vietnam, pour affamer les résistants et détruire leurs cachettes, l’armée des États-Unis a déversé sur les cultures et la jungle 73 millions de litres d’herbicides et de défoliants qu’ils appelaient « agents » blanc, bleu, orange… d’après la couleur des bandes peintes sur les fûts métalliques dans lesquels ces poisons étaient stockés. L’Agent Orange, de très loin le plus utilisé, contenait de la dioxine de Seveso, un poison extrêmement toxique provoquant de graves maladies, qui ne se dégrade que très lentement et qui peut se transmettre de génération en génération. C’est pourquoi aujourd’hui encore il continue à faire des victimes.
Qu’en est-il pour des anciens soldats américains contaminés par les défoliants qu’ils avaient épandus au Vietnam ? De retour dans leur pays, ils ont déposé en 1977 des demandes d’indemnisation auprès de leur gouvernement pour des maladies qu’ils associaient à leur exposition à l’Agent Orange.
Leurs requêtes ayant été rejetées, ils ont alors attaqué en justice les compagnies qui avaient produit et vendu ce poison à l’État américain. En 1984, pour éviter un procès qu’elles craignaient de perdre, ces compagnies ont accepté, à travers un arrangement amiable, de verser 180 millions de dollars à un fonds d’indemnisation des vétérans. En contrepartie, ceux-ci ont retiré leur plainte et se sont engagés à ne pas en déposer d’autres. Au total, 52 000 vétérans ont été indemnisés et les 180 millions de dollars étant totalement dépensés, le fonds a été fermé en 1997.
Par ailleurs, les vétérans américains ont fini par gagner un second combat : en 1991, le Congrès américain vote l’Agent Orange Act qui ordonne au Département des anciens combattants de demander à la National Academy of Sciences d’effectuer des études pour déterminer les effets sur la santé de l’exposition aux herbicides et défoliants utilisés pendant la guerre du Vietnam. En 1995, la NAS publie une première liste de maladies liées à la contamination par ces produits. Actuellement 14 pathologies figurent sur cette liste et l‘État américain a accepté d’indemniser ses vétérans contaminés.
Qu’en est-il à présent pour les Vietnamiens ? Les États-Unis ayant officiellement reconnu l’existence d’un lien entre 14 pathologies et l’Agent Orange, des victimes vietnamiennes de ce poison ont fondé en 2003 l’Association vietnamienne des victimes de l’Agent Orange (VAVA) et ont présenté, en 2004, un recours collectif auprès du tribunal de Brooklyn (New York) contre 37 fabricants de défoliants (dont Dow Chemical et Monsanto) pour crime contre l’humanité et crime de guerre.
Le tribunal a rejeté leur plainte au motif que l’utilisation des défoliants et herbicides comme armes de guerre n’était pas interdite par la loi. Mais c’est jouer sur les mots ! En effet, le 17 juin 1925, 38 États signent le « Protocole de Genève », accord prohibant « l’utilisation en temps de guerre de gaz asphyxiants, toxiques ou autres, et de tous liquides, matériaux ou dispositifs analogues« .
Les États-Unis faisaient partie des signataires de ce texte… mais pendant 50 ans ne le ratifient pas. C’est seulement le 10 avril 1975, soit deux semaines avant la fin de la guerre du Vietnam, qu’ils ratifient enfin le protocole. Le ridicule ne tuant pas, le tribunal de Brooklyn a donc pu affirmer que l’utilisation des armes chimiques par l’armée américaine était parfaitement légale pendant la guerre du Vietnam et que les États–Unis n’avaient commis aucun crime de guerre et aucun crime contre l’humanité pendant cette guerre. Quelle est la pertinence de cet argument quand on sait que plus de 140 pays ont adhéré[1] au protocole de Genève ? Les États-Unis ne se sont-ils pas mis en marge du droit international pendant un demi-siècle ? La VAVA a fait appel devant la Cour suprême des États-Unis, mais elle est déboutée en 2009. Tout semblait alors définitivement perdu.
Mais un espoir est né en 2013 quand la France a voté une loi permettant à une victime française d’un tort commis à l’étranger, par un étranger, de porter plainte devant les tribunaux français. Mme Tran To Nga, une résistante franco-vietnamienne contaminée par l’Agent Orange a ainsi pu poursuivre en justice 17 sociétés chimiques qui avaient produit et fourni des défoliants à l’armée des États-Unis. Elle a été déboutée le 10 mai dernier. Les arguments développés par les juges du tribunal d’Évry [2], qui ont estimé que sa demande était « irrecevable », valent la peine d’être rapportés. Les juges notent d’abord que :
L’immunité de juridiction des États souverains est un principe du droit international coutumier… (selon lequel) aucun État souverain ne peut assujettir un autre État souverain à sa juridiction… Le bénéfice de cette immunité dans une procédure civile poursuit le but légitime d’observer le droit international afin de favoriser la courtoisie et les bonnes relations entre États… Une personne de droit privé est fondée à se prévaloir du principe d’immunité de juridiction lorsqu’elle intervient dans l’accomplissement d’un acte sur ordre ou pour le compte d’un État, constitutif d’un acte de souveraineté.
Or, poursuivent les juges, les sociétés défenderesses (Monsanto, Dow…) :
En fournissant et/ou produisant l’agent orange à l’armée américaine, ont été contraintes d’agir dans le cadre du programme militaire « Operation Trail Dust », approuvé en 1961 par le président des États-Unis et mis en application par l’armée de l’air américaine, au titre du sous-programme « Operation Ranch Hand »… il ressort des pièces versées au débat que les commandes d’agent orange, effectuées auprès des sociétés défenderesses, portaient la mention DO-C9 certified for national defense use, soit « certifié pour un usage de défense nationale », de sorte qu’elles n’avaient pas d’autre finalité que celle de satisfaire les besoins de la défense nationale du gouvernement américain. Cette analyse est confirmée par la note d’information déclassifiée de l’armée américaine versée aux débats, dont il ressort qu’en février 1967, le Secrétaire de la défense a donné des instructions pour que l’armée prépare des usines de production dans la perspective de détourner toute la production commerciale de l’agent orange, afin de combler les besoins militaires en Asie du Sud-Est. C’est ainsi, que, par lettre du 24 mars 1967, adressée aux sociétés Monsanto company, Diamond Alkali, Hercules Incorporated ou encore à Dow Chemical Company, le ministère américain du commerce a « donné pour instruction d’accélérer la livraison » des commandes du défoliant orange et fixé le rythme de production de chacune de ces entreprises… En l’espèce, est ainsi caractérisée, non une demande ou commande que les sociétés défenderesses avaient la faculté de refuser, mais une réquisition à laquelle les sociétés défenderesses ne pouvaient s’opposer sans risquer des sanctions, notamment pénales.
Ce raisonnement n’est guère pertinent. Tout d’abord, les forces armées américaines envoyées au Vietnam n’y sont pas allées pour « défendre » leur pays. La réalité est que les États-Unis étaient les agresseurs et que les résistants vietnamiens, en les combattant, défendaient leur pays. Il ne faut pas inverser les rôles.
Et que vaut l’argument selon lequel le tribunal d’Évry ne pouvait pas poursuivre les sociétés chimiques parce qu’elles ont été réquisitionnées par le gouvernement américain et que, de ce fait, elles bénéficient de l’immunité de juridiction s’appliquant aux États ? Pour répondre à cette question, examinons les statistiques suivantes :
Source : Thao Tran, Jean-Paul Amat et Françoise Pirot, « Guerre et défoliation dans le Sud Viêt-Nam, 1961-1971 », Histoire & mesure, XXII – 1 | 2007.
On voit d’abord que sur les sept herbicides et défoliants, cinq contenaient de la dioxine et représentaient ensemble les 2/3 du total des quantités déversées sur le Vietnam. On voit aussi que les épandages ont commencé en 1961 et qu’à partir de 1965, on assiste à une véritable « explosion » des quantités. En effet, la guerre devient intense à partir de cette date et les forces armées américaines ont besoin de plus en plus de défoliants. C’est bien pourquoi en 1967 le gouvernement des États-Unis a commencé à réquisitionner la production de défoliants des sociétés chimiques américaines. Dès lors, le tribunal d’Évry ne pouvait-il pas au moins condamner les sociétés chimiques pour avoir librement fourni aux forces armées américaines des quantités massives de défoliants contenant de la dioxine entre 1961 et 1967 ?
En définitive, les victimes américaines et vietnamiennes de l’Agent Orange ne sont pas traitées de la même façon.
1 – Les firmes chimiques ainsi que le gouvernement américain reconnaissent que les défoliants et herbicides épandus sur le Vietnam sont responsables de graves maladies et indemnisent les vétérans de la guerre du Vietnam. Dans le même temps, ils refusent d’indemniser les Vietnamiens victimes des mêmes pathologies. Deux explications peuvent être avancées pour expliquer ce refus. D’une part, le nombre des victimes vietnamiennes de l’Agent Orange et les superficies contaminées étant considérables, le coût des indemnisations serait extrêmement élevé. Mais il y a aussi une raison politique. En indemnisant les Vietnamiens et le Vietnam, les États-Unis admettraient de fait qu’ils ont perdu la guerre du Vietnam : seuls les vaincus doivent verser des réparations et dédommagements de guerre aux vainqueurs. C’est pourquoi la plus grande puissance du monde refuse de reconnaître sa défaite politique, diplomatique et militaire face à un peuple de paysans.
2 – Quant au tribunal d’Évry, il n’a pas voulu condamner les sociétés chimiques américaines parce qu’il a préféré rester « courtois » avec le gouvernement des États-Unis plutôt que de rendre une vraie justice. Ce faisant, il ne s’est pas grandi aux yeux de l’opinion internationale.
NDLR – Hai Quang HO est l’auteur de l’ouvrage « Le Capital en toute simplicité », disponible dans la Librairie militante de ReSPUBLICA.
Pour illustrer cet article, il nous a demandé d’utiliser une photo montrant le plaisir qu’éprouve une jeune victime à jouer de la musique (l’instrument qu’il lui a prêté est celui avec lequel lui-même se produit sur scène).
Voir aussi le site http://www.orange-dioxin.com/index.php/news/
NOTES
[1] Au lieu de signer et de ratifier ultérieurement le protocole, un État peut se lier à ce texte par un acte unique appelé « adhésion ».
[2] Cf. Tribunal judiciaire d’Evry, minute du 10 mai 2021, Affaire N° RG 14/04980 – N° Portalis DB3Q-W-B66-JT73