Article publié en espagnol dans M’Sur le 17 novembre 2016
http://msur.es/2016/11/17/marruecos-protestas-rif/
Durant la dernière manifestation à Al Hoceïma, lorsque Nasser Zafzafi monta sur la scène et agrippa le micro, le public rassemblé sur la place Mohammed VI rugissait son nom : « Nasser, Nasser ! ». Zafzafi a été la personne en vue des mobilisations de la semaine précédente, déclenchées par la mort dix jours avant, le 28 octobre,du vendeur de poissons MohcineFikri, écrasédans la benne du camion-poubelle alors qu’il essayait de récupérer sa marchandise d’espadon qui avait été confisquée par la police.
Les images et les cris de Mohcine Fikri, filmé alors qu’il était en train d’être écrasé, ont été diffusés sur les réseaux sociaux et partagés des milliers de fois, réveillant au Maroc et surtout dans le Rif – territoire comanche depuis presque toujours – l’indignation et ceux qui se sentent piétinés par les abus et le mépris des autorités, ce que l’on appelle « Hogra ». « L’Hogra enough ! », basta l’Hogra.
« Mes amis ! » clamait Zafzari au micro. « Mes amis, notre territoire vit une répression politique, économique, sociale et culturelle. Nous n’avons pas de liberté d’expression, nous n’avons pas d’industrie, les Rifains qui ont émigré en Europe envoient de l’argent qui sert ensuite à des investissements hors du Rif, et ce qui est arrivé à Mohcine Fikri peut arriver à n’importe lequel d’entre nous. » La foule – des milliers de personnes – l’acclamait et le filmait et enregistrer avec les téléphones portables.
Passée une semaine de manifestations, la colère reste forte et en même temps contenue : juste assez pour ne pas franchir la ligne jaune de la violence, mais assez pour maintenir vivace l’indignation. Combien de temps durera la protestation ? C’est la question que tous se posent au Maroc.
L’apparition de Zafzafi sur la scène de Al Hoceïma était la plus attendue ce soir-là, et ce fut sans doute la dernière pour le moment. Il faut maintenant, dit-il, réorganiser les forces et penser au prochain mouvement pour ne pas laisser les choses retomber. « Comme le disait Abdelkrim, il faut penser calmement et agir avec détermination » ; il cite ainsi le leader rifain de la lutte contre la colonisation française et espagnole (1882-1963), vainqueur de la bataille de Anual (1921) et qui parvint à établir une République du Rif de 1923 à 1926.
« Nous allons continuer la lutte, mais nous ne pouvant pas épuiser les gens en manifestations », nous explique Zafzafi. « Le système a employé des mesures de répression qui jouent maintenant en notre faveur. Nous avons accumulé un sentiment tel qu’il n’y a plus de retour en arrière. Les gens ont perdu la peur de protester », ajoute-t-il. Jusqu’à maintenant, les forces de sécurité se sont maintenues inhabituellement tranquilles face aux manifestations.
Il reste à voir comment se concrétisera cette deuxième phase de mobilisations ; mais ce Rifain de 37 ans est devenu le catalyseur du Printemps du Rif. Un jour après la mort de Fikri, tandis qu’étaient récupérés ses restes dans le camion-poubelle, il commençait à réunir des assemblées ; il est allé parler aux autorités et au Wali (le gouverneur) de la province, et son téléphone ne cesse de sonner d’appels de gens qui l’encouragent – ou de la famille de Mohcine Fikri avec qui il est en contact permanent.
Pourtant, il ne se voit pas comme un leader : « J’appartiens à une classe modeste et toute ma vie j’ai senti cette humiliation du manque de travail et d’opportunités. J’ai ressenti les insultes et la maltraitance à l’encontre de ceux qui n’ont pas un parrain. Mais qu’il y ait un leader, ce n’est pas l’essentiel : l’essentiel, ce sont les gens, sans eux il n’y a pas de mobilisation. »
Assemblée clandestine
À peine la dernière manifestation de Al Hoceïma était-elle achevée que plusieurs de ses organisateurs se réunissaient pour discuter de l’avenir des protestations. La petite assemblée se tint au deuxième étage d’un café fermé au public, dans une ambiance à mi-chemin entre le mouvement des Indignés espagnols et les réunions clandestines dans le Rif au temps du roi Hassan II.
Aucun des participants ne se reconnaît d’affiliation politique et d’appartenance à quelque association, et tous démentent avec force la rumeur qui court depuis le début de la mobilisation : que ceux qui l’encourage auraient des intérêts politiques. « C’est la Hogra qui nous a unis », assurent-ils.
Zafzafi participait à cette réunion. Il a travaillé comme agent de sécurité, il a tenu un magasin d’électronique qui fit faillite et il a été, la plupart du temps, un chômeur parmi tant d’autres. Il y avait aussi des maçons, des informaticiens, des professeurs ainsi que d’anciens militants du mouvement contestataire dit du 20 février, apparu il y a cinq ans alors que le Printemps arabe frôlait les frontières du Maroc.
En 2011, la monarchie avait su réagir pour étouffer la colère des manifestants, faisant approuver une nouvelle Constitution qui réduisait les pouvoirs du Roi. En pratique, selon les militants du 20 février, les réformes n’ont été que du maquillage.
« Nous ne voulons pas que cela soit un Printemps arabe, ni non plus créer un mouvement séparatiste du Rif. Nous voulons la fin des abus » nous dit Mohammed Rida, professeur d’éducation physique. « Il faut regarder l’avenir, qui est plus important que notre Histoire », insistent-ils tous, montrant que cette fois, plutôt que de chercher des chefs qui dirigeraient le peuple, il faut faire un effort collectif.
« Les ministres de l’Intérieur, de la Justice et de la Pêche sont les responsables et personne n’a démissionné. Mais les gens sont descendus massivement dans la rue et nous sommes sur la bonne voie », ajoute Mohammed Majjaoui, ancien militant du 20 février.
Comme en 2011, la réaction du cercle du pouvoir marocain a été rapide : en un geste hors du commun, le roi Mohammed VI – qui était en tournée dans plusieurs pays africains – envoya le ministre de l’Intérieur présenter ses condoléances à la famille et annonça une enquête. Onze personnes ont été arrêtées et huit emprisonnées avec inculpation. Parmi elles, deux officiers du ministère de l’Intérieur, un vétérinaire et deux agents de l’Autorité du port de pêche. Mais, au vu des protestations, c’est insuffisant.
« Quand cinq jeunes sont morts brûlés dans une agence bancaire ici, à Al Hoceïma, ils avaient aussi annoncé une enquête et après il ne s’est rien passé », se souviennent les habitants. Ces morts furent la goutte qui fit déborder le vase en 2011. Avec la mort de Mohcine Fikri, le vase vient à nouveau de déborder au même endroit : le Rif.
Une région de soulèvements
Depuis les débuts du siècle précédent, la région a été frappée en permanence. Elle a subi des attaques à l’arme chimique durant la bataille contre l’armée espagnole ; elle a souffert la répression brutale des soulèvements de 1958 et 1959, quand des milliers de personnes périrent, furent torturées et violées, comme le raconte Tarik Idrissi dans son documentaire « Rif 58/59, rompre le silence ». le Rif a été puni de ce soulèvement indépendantiste par l’abandon cruel et prémédité pendant le règne de Hassan II, durant 40 ans.
Dans une tentative de panser les blessures, le premier voyage officiel que fit Mohammed VI en tant que roi fut au Rif ; mais ni n’ont été effacées les traces de ces longues années de punition, ni l’on a vu de résultats palpables d’un redressement annoncé de la région. « Le Rif continue à être oublié », affirme Zafzafi. « Le Roi a dit dans ses discours qu’il y ferait plus attention, il est venu, il a inauguré, mais tout est toujours pareil. Aucun site industriel ne fonctionne. »
Dans la distribution des reproches, les mafias emportent la plus grande part – celles qui tirent les ficelles dans la ville, les dessous de table, les magouilles. Mais aussi le Makhzen, ce cercle très proche du Palais royal, celui des puissants. « Nous sommes en deuil. Le Makhzen nous tue ! » scandent les manifestants. « Le Peuple aime ceux qui ont sont morts en martyr ».
Parce que le Maroc a maintenant son martyr, comme la Tunisie avec Mohammed Bouazizi. Il a un coupable indéterminé : la Hogra, le Makhzen, les abus, la répression. Il a une phrase qui va rester – vraie ou pas – dans la mémoire collective, celle que le policier aurait paraît-il prononcé tandis que Fikri mourrait écrasé : « Écrase-le, lui et sa mère avec ».