Suite de l’article du 15 novembre (chronique n°1, à retrouver ici).
Ces dernières semaines, la Catalogne espagnole mais aussi Madrid ont connu des manifestations géantes, « contre la DUI », « contre le 155 », et bien entendu « ni DUI ni 155 » …
Comment dépasser le moment de sidération que peuvent provoquer ces mots d’ordre magnifiquement abscons scandés par des centaines de milliers de personnes, apportant une couleur surréaliste à la crise ? Les nouvelles élections au Parlement catalan en vue (le 21 décembre), un petit lexique s’impose.
DUI
Le 6 septembre dernier, la (très courte) majorité de députés indépendantistes (alliance improbable de l’extrême gauche trotskyste libertaire de la CUP et des vieux partis catalans bourgeois)forçait l’organisation d’un référendum unilatéral d’indépendance, au cours d’une séance du Parlement catalan où ces partis démontraient avec éclat leur mépris de la démocratie parlementaire.
La loi convoquant le référendum le 1eroctobre prévoyait que, deux jours après la proclamation des résultats donnant la majorité au « oui », l’indépendance sous forme de République devrait automatiquement être proclamée. Avec 43% de participation et 90% de « oui » parmi ces votants, les dirigeants de la Generalitat se sont crus légitimes à proclamer l’indépendance…
Mais la Déclaration unilatérale d’indépendance (DUI) a-t-elle été prononcée ?Le 10 octobre dernier,Carles Puigdemont, président du gouvernement autonome,la proclamait devant les députés du Parlement catalan, déclenchant l’explosion d’enthousiasme des milliers de manifestants rassemblés à l’extérieur. Enthousiasme qui dura… six secondes. Car après la phrase « j’assume (…) devant le Parlement et nos concitoyens, le mandat du peuple que la Catalogne devienne un État indépendant sous la forme d’une République », Puigdemont poursuivait : « nous proposons que le Parlement suspende les effets de la déclaration d’indépendance pour (…) un dialogue sans lequel il n’est pas possible de parvenir à un accord pour une solution. »
Puigdemont avait fait le pari que cette déclaration/suspension créerait une situation propice à la négociation entre indépendantistes et gouvernement espagnol, pour obtenir une autonomie élargie – et donc… pas l’indépendance.
Après les scènes choquantes de répression policière contre les votants au référendum, plusieurs poids lourds de la scène européenne ont été approchés par Puigdemont pour mettre en place une médiation : Jonathan Powell, ancien chef de cabinet de Tony Blair et spécialiste de la médiation des conflits, Heinz Fischer, ancien président autrichien, Romano Prodi, ancien président de la Commission européenne et du gouvernement italien…et même Frans Timmermans, premier vice-président de la Commission européenne,
Rajoy s’y opposa, dictant la position du roi d’Espagne Felipe VI, et obtenant le soutien des institutions européennes. Après plusieurs jours de flottement, et alors qu’il aurait pu convoquer des élections qui auraient empêché l’intervention du pouvoir espagnol, Puigdemont faisait voter la création de la République indépendante de Catalogne par son Parlement le vendredi 27 octobre, et partait se réfugier à Bruxelles.
155
L’article 155 de la constitution espagnole prévoit la suspension des pouvoirs des institutions autonomiques au cas où ces institutions violeraient gravement la légalité.
Pour l’appliquer à la Catalogne, il fallait que le gouvernement catalan fasse la fameuse DUI. Problème : après la non-déclaration d’indépendance catalane le 10 octobre, Rajoy a dû réclamer à Puigdemont qu’il précise s’il avait ou non déclaré l’indépendance, lui promettant l’application de l’article 155 dans ce cas. Puigdemont répondait que, si le gouvernement appliquait l’article 155, il proclamerait l’indépendance…
Finalement, Rajoy convoquait le chef du parti socialiste PSOE et le chef du parti de droite Ciudadanos (concurrent du PP et né en Catalogne) pour accorder avec eux les conditions d’application de l’article 155.Sanchez, secrétaire général du PSOE, acceptait une application « modérée » de l’article 155 en échange de l’ouverture d’une discussion sur une réforme constitutionnelle, dans une commission parlementaire présidée par un socialiste.
Après quoi, Sanchez découvrait à la télé l’annonce par Rajoy d’une prise de contrôle totale de toutes les institutions catalanes par le gouvernement et l’incarcération des membres du gouvernement catalan à la demande du procureur aux ordres du PP. Rajoy a bien précisé que tout cela se faisait avec l’accord des socialistes. Quant à la commission parlementaire de réforme « arrachée » par Sanchez, le PP et Ciudadanos l’ont sabotée dès sa première séance.
Les ministres PP du gouvernement central assument toutes les fonctions du gouvernement catalan, alors que le PP est en Catalogne le parti le moins voté.Beau résultat pour le secrétaire général socialiste, élu par sa base en juin sur la promesse de virer Rajoy par une motion de censure, défendre le caractère plurinational de l’Espagne et s’allier prioritairement avec Podemos…
Generalitat
Au 13ème siècle, le roi d’Aragon réunissait annuellement une assemblée formée du clergé, de la noblesse militaire et la noblesse royale, les « Cortes catalanas ». Cette assemblée disposait d’une commission permanente, la « Diputacion del General », qui recouvrait les impôts appelés « généralités ». À partir du 14ème siècle cette instance, qui au fil du temps passa à s’appeler simplement « Generalitat », assuma des pouvoirs politiques et se dota d’un président et d’un exécutif.
Les Bourbons, vainqueurs de la guerre de succession d’Espagne, mirent fin à la Generalitat en 1716. Lors de l’avènement de la deuxième République espagnole en 1931, la Catalogne retrouvasa Generalitat. Suspendue entre 1934 et 1936 après (déjà) une première déclaration d’indépendance de la Catalogne, la Generalitat est à nouveau supprimée par Franco à l’entrée des troupes fascistes à Barcelone en février 1939.
Mais cette institution, devenue le réceptacle de la souveraineté catalane, se maintint en exil. D’abord présidée par Josep Irla après que le président Companys ait été livré à Franco par Pétain puis exécuté, la Generalitat passa à être présidée par Josep Tarradellas en 1954. C’est ce président qui fut rappelé en Espagne en 1977 pour y réinstaller la Generalitat le 17 octobre 1977, à l’initiative de l’audacieux président du gouvernement post-franquiste Adolfo Suarez.
Avant même l’adoption de la nouvelle constitution espagnole en décembre 1978, la restauration de la Generalitat, morceau historique de la deuxième République, trouva place dans la monarchie héritière de Franco, marquant de fait la fin du régime fasciste. La monarchie donnait à la Catalogne une place éminente et première dans la nouvelle Espagne, et y assurait le pouvoir à sa bourgeoisie traditionnelle afin de contrer le PSUC, branche catalane du parti communiste qui bénéficiait alors en Catalogne d’un enracinement semblable à celui du PCI en Italie.
Une des conséquences de l’aventure indépendantiste aura été de permettre à la droite revancharde post-franquiste, qui n’a jamais digéré l’initiative de Suarez en 1977, d’annuler l’autonomie de la Catalogne et de suspendre à nouveau la Generalitat –cette fois sans la dissoudre, mais en la gardant comme coquille vide puisque chaque institution de la Generalitat est dirigée par un ministre du PP depuis Madrid.
Il reste à voir pour combien de temps la Generalitat va être endormie : 38 ans, deux siècles… six mois ?
Piolin
Piolin en espagnol, c’est Titi en français : celui de Titi et Gros Minet.
Quand le gouvernement espagnol décida d’envoyer en Catalogne plusieurs milliers de policiers et gardes civils (équivalents des gendarmes) pour empêcher la tenue du référendum indépendantiste du 1er octobre dernier, 800 de ces policiers furent installés dans un paquebot amarré dans le port de Barcelone.
Ce que n’avait pas prévu le ministère de l’Intérieur en le louant, c’est que ce paquebot était décoré d’illustrations géantes de personnages des Looney Tunes : Titi et Gros Minet, Taz, Vil coyote, Daffy Duck ! Des personnages hauts de plusieurs étages impossibles à masquer, provoquant naturellement la risée générale.
De l’installation des forces de police dans un bateau de dessins animés à la fuite en… Belgique du président de la Generalitat en passant par la pantalonnade de la DUI suspendue et les multiples déclarations et discours de tous bords, la crise catalane fourmille d’épisodes et de personnages qui semblent tout droit sortis d’un film de Luis Garcia Berlanga. Ce cinéaste culte de la période franquiste, virtuose de la satire sociale et politique, a réalisé quelques chefs d’œuvre à l’humour grinçant qui ont inspiré tout le cinéma espagnol : avec un tel scénario, s’il était encore en vie il aurait réalisé le plus grand film de sa carrière.
Suivant le mot de Karl Marx disant que l’Histoire se répète une première fois en tragédie et une seconde fois en farce, la crise catalane de 2017 a tout d’une farce digne de Berlanga.
El Procés
En juin 2010, le tribunal constitutionnel, sur un recours du PP, censurait plusieurs articles clef du nouveau statut d’autonomie élargie de la Catalogne, approuvé par référendum en 2007 (avec moins de 50% de participation) sous l’égide du gouvernement catalan « tripartite » (PS catalan, ERC – gauche républicaine de Catalogne, parti historique – et la branche catalane de la coalition Gauche unie montée par le parti communiste).
Le tripartite, qui avait délogé le catalaniste de droite Jordi Pujol en 2003 après 23 de pouvoir sans partage (et de corruption dans une totale impunité garantie par le pouvoir central socialiste puis du PP), appela à une manifestation de protestation, confiant son organisation à une vieille association catalaniste : Omnium cultural. La manifestation fut un énorme succès à Barcelone, mais tourna rapidement à des slogans réclamant l’indépendance.
Quelques mois plus tard, le vieux parti CiU de Pujol, présidé par son héritier politique Artur Mas, gagnait les élections catalanes et obtenait l’appui de ERC pour revenir au pouvoir. Mas avait porté la revendication d’une « transition nationale » vers le « droit de décider », sans pour autant appeler à l’indépendance, mais capitalisant la frustration née au sein de la population de sensibilité catalaniste après la censure constitutionnelle.
Quand, en mars 2011, le mouvement des indignés éclata en Espagne, disqualifiant les vieux partis et les vieilles élites, le pouvoir de la CiU fut d’autant plus touché qu’il appliquait les politiques d’austérité et d’inégalités sociales les plus brutales du pays.
L’arrivée au pouvoir à Madrid du parti de droite PP de Mariano Rajoy fin 2011 marqua la fin du dialogue entre le gouvernement central et le gouvernement catalan. Menacés de perdre leur pouvoir face à l’ampleur inattendue de la contestation sociale, la CiU et ses alliés montaient dans le train des revendications souverainistes, trouvant systématiquement un refus sans nuance de la part de Rajoy à Madrid, et provoquant des mobilisations dans la continuité de la manifestation de 2010 en Catalogne.
Omnium cultural et une autre association baptisée Assemblée nationale catalane, se voulant apolitiques mais de plus en plus arrosées financièrement par la Generalitat de Mas et ERC, chauffaient la revendication indépendantiste en réponse aux refus répétés de Rajoy d’entendre quoi que ce soit aux demandes catalanes.
C’est devenu alors comme un feuilleton : pour tenir tout le monde en haleine, il faut que l’épisode suivant aille toujours un peu plus loin que le précédent. C’est le « Procés », le processus qui de proche en proche a conduit le vieux parti CiU et son allié ERC sur le chemin de l’indépendantisme, pourtant nié en 2010 et encore en 2011, afin de surfer sur le sentiment populaire tout en l’attisant.
À l’arrivée, on a vu l’alliance inouïe de la vieille CiU et d’ERC avec l’extrême-gauche trotskyste de la CUP, leurs dirigeants risquant la prison pour avancer à marche forcée vers une République qui, une fois proclamée comme si elle était inéluctablement au bout du « Procés », s’est avérée pour ce qu’elle ne pouvait qu’être : un mirage creux.
Senyera
Mais le sentiment populaire poussé jusqu’à la revendication d’indépendance partagée maintenant par des millions de Catalans a aussi réveillé la revendication « espagnoliste » au sein de la société catalane elle-même, propulsant sur le devant de la scène un parti – à l’origine issu de la mouvance socialiste puis dérivant franchement jusqu’à la droite du PP – aujourd’hui en mesure de disputer la victoire aux élections catalanes : Ciutadans, devenu Ciudadanos en Espagne.
C’est qu’en attisant le ressentiment catalan antiespagnol, CiU et ERC ont approfondi les césures au sein même de la société catalane : entre bourgeoisie et classes moyennes « catalanistes » d’une part et ouvriers et couches populaires originaires de toutes les régions d’Espagne d’autre part, entre zones rurales et de montagne et « aire métropolitaine » de Barcelone où vit la classe ouvrière, entre une moitié de la société catalane qui se proclame passionnément non espagnole et l’autre moitié qui se voulait jusqu’alors catalane ET espagnole mais qui, sommée de choisir, choisi l’Espagne…
Entre ceux qui accrochent à leur balcon la « Senyera » (drapeau catalan) et ceux qui, depuis début octobre, ont commencé à accrocher dans les quartiers populaires de Barcelone des drapeaux espagnols, phénomène totalement inattendu et inédit qui marque la réaction épidermique de la classe ouvrière contre la dérive indépendantiste.
Et voilà le problème majeur de Podemos et des forces du changement en Espagne : Podemos a, dès sa naissance, proclamé son patriotisme espagnol, lui donnant un contenu hautement progressiste, disputant le drapeau et appelant à l’unité des peuples d’Espagne. C’est avec cette position et son identification comme anti-indépendantiste que Podemos a gagné en Catalogne les élections législatives du 20 décembre 2015 puis celles du 26 juin 2016. C’est en proclamant la primauté des revendications de justice sociale que Ada Colau, à la tête d’une liste de Podemos et alliés, a gagné la mairie de Barcelone au printemps 2015.
Mais la droite du PP et de Ciudadanos ont capitalisé, dans la crise catalane, le sentiment national espagnol et surfent sur cette vague, emportant le PSOE qui se voit privé d’espace et sommé d’adhérer au « camp constitutionnaliste », c’est-à-dire le bloc monarchique qui pense avoir trouvé – grâce aux abrutis de l’indépendantisme – la martingale pour étouffer la crise profonde du régime instauré en 1978.
Tout le travail de Podemos pour incarner un patriotisme espagnol progressiste et ne pas laisser le drapeau aux mains de la droite – au risque de se faire accuser de trahison par la majorité du petit monde militant de gauche – semble être effacé dans cette crise, où les non-nationalistes appelant à la raison paraissent pris entre le marteau et l’enclume des deux pôles opposés.