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« On n’est pas les bons gars de l’Histoire » (partie 2)

La semaine dernière, les grands universitaires américains Jeffrey Sachs et John Mearsheimer, l’un économiste, mais acteur de la géopolitique mondiale, l’autre professeur de géopolitique et tenant de l’école dite « réaliste », soulignaient la grande continuité de la politique étrangère américaine malgré les alternances politiques, le parti démocrate étant même plus belliqueux et expansionniste que le parti républicain. Cette semaine, l’échange met au jour un désaccord, sur fond d’accords sur l’Ukraine ou Israël, au sujet de la Chine. Mearsheimer, héritier de la guerre froide, est partisan d’une politique ferme d’endiguement de cette dernière pour l’empêcher de devenir un hégémon régional susceptible de concurrencer l’hégémon nord-américain. Sachs s’inquiète quant à lui des risques d’escalade vers une guerre nucléaire de cette politique agressive, notamment à propos de Taïwan.

 

L’entretien est visionnable ici : https://www.youtube.com/watch?v=uvFtyDy_Bt0.

La traduction de l’entretien est à télécharger ici : https://www.gaucherepublicaine.org/wp-content/uploads/2024/10/Traduction-video_John-Mearsheimer-and-Jeffrey-Sachs-All-In-Summit-2024.pdf.

Seul le pouvoir global motive le blob, ce que ne nie pas John Mearsheimer qui, cependant, accorde à certains d’entre eux le bénéfice du doute. La preuve en est que les interventions américaines se font en totale méconnaissance des cultures et des institutions locales :

« Vraiment, dans mon travail depuis 40 ans à l’étranger, je ne pense pas que le gouvernement américain soit dans l’intérêt des États-Unis. Je sais que vous avez écrit là-dessus et il y en a qui croient au « State building ». Mon Dieu, s’ils le font, ils sont tellement incompétents. C’est incroyable. Je vais vous donner un exemple. Juste un exemple. Je suis un ami d’un des seuls professeurs d’études d’économie afghane, le plus élevé de l’académie américaine au cours des 30 dernières années. Vous pensez que l’État, s’il était intéressé à la reconstruction du pays, allait lui demander un jour, un instant, quelque chose sur l’Afghanistan ? Ça n’est jamais arrivé. Il m’a demandé s’il pouvait m’accompagner et je lui ai répondu qu’ils n’étaient pas intéressés. C’est une question de pouvoir. Vous êtes trop idéaliste, John. Ils ne s’intéressent pas aux autres endroits. Ils pensent peut-être que nous devons être ce que nous voulons, libres, etc. Mais la liberté, je l’ai vue avec mes propres yeux avec les coups d’État, ce sont les renversements de gouvernement, Soyez réaliste John ! » (JS)

On voit bien que toute la rhétorique du « State Building »(1)Le state building est depuis quelques années une modalité majeure de l’action des puissances occidentales à la périphérie du système international. Après avoir longtemps appelé au recul ou au rétrécissement des États (rolling back/downsizing the state), la communauté internationale se pose dorénavant en architecte de leur reconstruction. À ce titre, des bataillons d’experts internationaux s’activent « sur le terrain » à renforcer ou réformer les institutions – forces de l’ordre et armées, processus électoraux, institutions politiques, tribunaux, administrations, société civile… – destinées à composer un nouveau type d’État, « démocratique, responsable et efficient ».. visant à construire des « démocraties libérales » partout dans le monde est une vaste fumisterie destinée aux médias et aux opinions publiques. Il s’agit en fait de saisir les opportunités d’accroître son pouvoir dans cet immense jeu global. Toutes les interventions américaines se sont soldées par des fiascos et des chaos d’où sont sorties des guerres civiles et des groupes terroristes qui se sont retournés contre « l’Occident » (voir le 11 septembre 2001 ou les attentats terroristes en France). Ce long extrait ne peut être plus clair :

D’abord, quand nous intervenons, c’est parce que nous considérons que c’est une situation négative de pouvoir pour les États-Unis. Donc, que ce soit l’Ukraine, la Syrie, la Libye ou d’autres endroits, même si nous le définissons comme une défense de quelque valeur, croyez-moi, ce n’est pas une défense de quelque valeur. C’est une perception du pouvoir dans les objectifs de l’hégémonie mondiale des États-Unis. Si nous analysons le conflit entre l’Ukraine même un peu sous la surface, ce n’est pas un conflit de Poutine qui envahit l’Ukraine. C’est quelque chose de très différent qui a à voir avec la projection d’un pouvoir américain dans l’ancienne Union soviétique.

Deuxièmement, si nous décidons d’éliminer la police, ce que nous faisons, vous ne pouvez pas imaginer la bêtise cynique que nous utilisons pour justifier nos actions. Nous utilisons la bêtise cynique pour défendre les gens de Benghazi pour bombarder la Libye pour tuer Mouammar Kadafi. Pourquoi avons-nous fait ça ? Je suis un peu un expert dans cette région et je peux vous dire que c’est parce que Sarkozy n’a pas aimé Kadafi. Il n’y a pas de raison plus profonde, sauf que Hillary aimait chaque bombe qu’elle pouvait lancer. Et Obama était un peu convaincu. Mon secrétaire d’État m’a dit d’y aller, alors pourquoi ne pas aller avec l’expédition OTAN ? Ça n’avait rien à voir avec Libye. Ça a déclenché 15 ans de chaos. On a trompé le Conseil de sécurité de l’ONU parce que, comme tout ce qu’on avait fait, c’était sur des prémisses fausses. Nous avons fait la même chose en tentant de tromper la Syrie.

Nous avons fait la même chose en tentant de tromper Viktor Ianoukovitch(2)Membre du Parti des régions, une formation politique pro-russe, il devient Premier ministre de l’Ukraine en 2002. Candidat à l’élection présidentielle de 2004, il doit concéder l’organisation d’un nouveau second tour en raison de la révolution orange : il perd ce scrutin face à Viktor Iouchtchenko, meneur de la révolution. Il quitte alors la tête du gouvernement. en Ukraine en février 2014. Le problème avec cet argument c’est qu’on n’est pas de bons gars. Nous ne voulons pas sauver le monde. Nous ne voulons pas faire des démocraties. Nous avions un comité, par ailleurs, de tous les illuminés que vous pouvez mentionner, les néocons fous, pour ce qui s’appelle la Tchétchénie. Vous pensez qu’ils savent même où est la Tchétchénie ou qu’ils s’intéressent à la Tchétchénie ? Mais c’était une opportunité d’arriver à la Russie, d’encercler la Russie, de soutenir un mouvement djihadiste à l’intérieur de la Russie. C’est un jeu, mais c’est un jeu que John a décrit mieux que n’importe qui au monde. C’est un jeu de pouvoir. Ce n’est pas que nous défendons des choses réelles. C’est qu’il faut aller au Conseil de sécurité de l’ONU et convaincre les autres, car les autres pays ne sont pas fous, et ils ne veulent pas de malheur dans le monde, mais nous jouons un jeu, donc ils disent, c’est un jeu, l’Irak, qui était évidemment un jeu avant que nous y allions. Évidemment, Colin Powell ne pouvait pas bouger ses lèvres sans mentir ce jour-là. Évidemment. Et donc, ils ont dit non. Mais si nous sommes réalistes sur nos intérêts, alors vous allez au Conseil de sécurité de l’ONU et vous allez voir que c’est en fait un problème de sécurité collective. (JS)

Les mobiles de la politique étrangère étasunienne sont potentiellement une source de chaos mondial. Les deux experts évoquent ici la situation au Moyen-Orient et le piège de Thucydide(3)Le piège de Thucydide est la stratégie, en relations internationales, par laquelle une puissance dominante entre en guerre avec une puissance émergente dont elle craint la montée en puissance. sont en train de se refermer entre la Chine et les États-Unis. Homme formé pendant la guerre froide, Mearsheimer est partisan d’une politique d’endiguement et d’affaiblissement de la Chine dont le pouvoir économique aurait tendance à se transformer en hégémon rival de celui des États-Unis. Il en veut pour preuve que la Chine est en train de se doter d’une marine capable de maîtriser les mers alentour. Pour lui, les relations internationales sont un jeu à somme nulle : ce que l’un gagne, l’autre le perd.

Sachs n’est pas d’accord avec cette vision, parce qu’il est économiste. Il croit à un jeu à somme positive à condition que chaque hégémon reste chez lui. JM parle ici de la Chine, séparé par un grand océan. Finalement, il croit en tant qu’économiste au doux commerce. Toutefois, si Sachs redoute le plus le choc des hégémons, c’est qu’il pense que la guerre nucléaire n’est pas loin du fait des engrenages et des escalades :

J’ai lu un très bon livre, celui de John, et John a décrit, je vais l’écrire, mais il peut le dire lui-même après. Il a dit que les hégémons régionaux ne menacent pas les autres. Pourquoi ? Parce qu’il y a un grand océan entre les deux. Je crois profondément que la Chine n’est pas une menace pour les États-Unis. Je crois profondément que la seule menace envers les Etats-Unis dans le monde, en ce qui concerne les océans, en ce qui concerne notre taille, et en ce qui concerne le militaire, est la guerre nucléaire. Je crois profondément qu’on est proche de la guerre nucléaire parce qu’on a une pensée qui nous conduit dans cette direction. On a une pensée que tout est un défi pour la survie et que l’escalade est donc toujours la bonne approche. Un petit peu de prudence pourrait sauver toute la planète. Alors pourquoi je n’aime pas la guerre en Ukraine ? C’est parce que je ne vois aucune raison dans le monde pour laquelle l’OTAN doit être sur la frontière de la Russie avec l’Ukraine. Comme je l’ai dit, j’étais le conseiller de Gorbachev et de Eltsine, et ils voulaient la paix et la coopération, mais ils ne voulaient pas que l’on puisse continuer à pousser, comme on l’a fait, et qu’on arrive aux frontières donc à la guerre. John l’a expliqué mieux que tout le monde. On est maintenant en guerre et même ce matin, il y a une escalade : Blinken a dit que si les Iraniens donnaient ces missiles, alors nous donnerons des missiles pour attaquer la Russie. 

Les formations des deux hommes jouent ici pour beaucoup dans l’appréciation de la situation et Mearsheimer met bien le doigt dessus :

« La question est de savoir si vous privilégiez la sécurité ou la survie, ou si vous privilégiez la prospérité comme les économistes, et je pense que la plupart d’entre vous s’intéressent vraiment à la maximisation de la prospérité. Pour quelqu’un comme moi, qui est un réaliste, je m’intéresse à la maximisation des ambitions de survie des États. Quand vous vivez dans un système anarchique et que vous êtes dans les ennuis, et c’est le système international, il n’y a pas d’autorité supérieure, dans ce monde anarchique, la meilleure façon de survivre est d’être vraiment puissant. Comme on disait quand j’étais enfant sur les Play grounds de New York, vous voulez être le plus grand et le plus mauvais gars du bloc. C’est simplement parce que c’est la meilleure façon de survivre. Si vous êtes vraiment puissant, personne ne vous ennuie. Nous dominons l’hémisphère ouest. Et ce que la Chine a commencé à faire, comme elle est devenue de plus en plus puissante économiquement, c’est de traduire cette puissance économique en puissance militaire. Elle essaie de dominer l’Asie. Elle veut nous pousser au-delà de la première chaîne d’île. Elle veut nous pousser au-delà de la deuxième chaîne d’île. Elle veut être comme nous, dans l’hémisphère ouest. » 

On ne saurait être plus clair : la paix perpétuelle de Kant peut attendre encore longtemps. Nous vivons dans un monde anarchique et chaotique où les acteurs cherchent d’abord à maximiser leur pouvoir. À chaque fois que vous entendez raisonner en termes de Bien et de Mal, ou de valeurs, ou encore de psychologie de tel ou tel chef d’État type Poutine, vous êtes à peu près certain que vous êtes victime de propagande. L’Atlas précieux de Boniface et Védrine est à cet égard édifiant. Non, l’Occident en plein déclin(4)Emmanuel Todd, Le déclin de l’Occident, Paris, Seuil, 2024. n’est pas le gentil acteur des relations géopolitiques. On oserait même dire le contraire. Il sème le chaos depuis plus de 25 ans. Citoyens des « démocraties oligarchiques » (Todd) débarrassez-vous de votre bonne conscience et demandez des comptes à vos gouvernements sur des sujets, il est vrai, complexes quand on entre dans les détails. Sortez de la pensée Marvel ! Sortez du « voluptueux bourrage de crâne »(5) https://www.monde-diplomatique.fr/2022/09/HALIMI/65016. !

Notes de bas de page[+]

Notes de bas de page
1 Le state building est depuis quelques années une modalité majeure de l’action des puissances occidentales à la périphérie du système international. Après avoir longtemps appelé au recul ou au rétrécissement des États (rolling back/downsizing the state), la communauté internationale se pose dorénavant en architecte de leur reconstruction. À ce titre, des bataillons d’experts internationaux s’activent « sur le terrain » à renforcer ou réformer les institutions – forces de l’ordre et armées, processus électoraux, institutions politiques, tribunaux, administrations, société civile… – destinées à composer un nouveau type d’État, « démocratique, responsable et efficient »..
2 Membre du Parti des régions, une formation politique pro-russe, il devient Premier ministre de l’Ukraine en 2002. Candidat à l’élection présidentielle de 2004, il doit concéder l’organisation d’un nouveau second tour en raison de la révolution orange : il perd ce scrutin face à Viktor Iouchtchenko, meneur de la révolution. Il quitte alors la tête du gouvernement.
3 Le piège de Thucydide est la stratégie, en relations internationales, par laquelle une puissance dominante entre en guerre avec une puissance émergente dont elle craint la montée en puissance.
4 Emmanuel Todd, Le déclin de l’Occident, Paris, Seuil, 2024.
5 https://www.monde-diplomatique.fr/2022/09/HALIMI/65016.
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