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« On n’est pas les bons gars de l’Histoire »

Il est des moments rares où la vérité d’une politique publique est exposée au grand jour, en particulier la vérité d’une politique étrangère, domaine dans lequel la propagande fait des ravages. Dans un entretien croisé entre deux éminents géopoliticiens américains qui n’ont rien de dissident, mais qui se réclament de l’école réaliste, John Mearsheimer et Jeffrey Sachs font le point à l’été 2024 sur les principaux conflits, ouverts ou larvés qui rythment l’actualité internationale : Ukraine, Moyen-Orient, Chine. Malgré quelques nuances, ils font les mêmes constats qui, en creux, exhibent le degré de propagande auquel les populations occidentales sont soumises.

 

Un point de méthode : Frédéric Pierru a retranscrit intégralement cet entretien, mais pour une question de taille, il n’a pu en garder que quelques extraits, les plus édifiants. Nous avons conservé autant que possible la forme orale. L’intégralité de l’entretien est à télécharger ici.

 

L’entretien est visionnable ici : https://www.youtube.com/watch?v=uvFtyDy_Bt0.

 

Cet article est publié en deux volets ; le second sera publié la semaine prochaine.

Nombre de voix s’élèvent aux États-Unis contre la politique étrangère américaine, à la fois belliqueuse et agressive, et qui fait fi des règles internationales. Celle de Noam Chomsky est la plus connue d’entre elles. Il y a aussi les remarquables ouvrages de William Blum(1)L’État voyou, Paris, Investig’action, 2019., John Pilger(2)The New Rulers of the World, Verso, 2016. ou, dans un genre plus cinématographique, la série documentaire d’Oliver Stone Les États-Unis, une histoire jamais racontée(3)Freemantle, Planète +, 2012.. Oliver Stone nous rappelle la mise en garde d’un chef militaire de prestige, devenu Président des États-Unis, Dwight Eisenhower, partisan de la détente après la mort de Staline. Alors que la bombe atomique a fait son apparition, que la guerre froide commence à multiplier les points chauds, comme la Corée, où certains comme le général Mc Arthur n’hésitent pas à préconiser l’utilisation de la bombe atomique, Eisenhower met en garde son pays contre l’ascension du complexe militaro-industriel à la suite de la Seconde Guerre mondiale. Son avertissement mérite d’être rappelé à l’heure où les conflits chauds se multiplient en tout point ou presque de la planète. Qui veut se faire une idée exhaustive de la situation dramatique doit impérativement lire l’Atlas des crises et des conflits de Pascal Boniface et Hubert Védrine(4)Armand Colin, Fayard, 2024.. Écoutons attentivement Eisenhower :

Jusqu’au plus récent conflit mondial, les États-Unis n’avaient pas d’industrie d’armement. […] Mais désormais nous avons été obligés de créer une industrie d’armement permanente de grande échelle. De plus, trois millions et demi d’hommes et de femmes sont directement impliqués dans la défense en tant qu’institution. Nous dépensons chaque année, rien que pour la sécurité militaire, une somme supérieure au revenu net de la totalité des sociétés US. Cette conjonction d’une immense institution militaire et d’une grande industrie de l’armement est nouvelle dans l’expérience américaine. Son influence totale, économique, politique, spirituelle même, est ressentie dans chaque ville, dans chaque Parlement d’État, dans chaque bureau du Gouvernement fédéral. Nous reconnaissons le besoin impératif de ce développement. Mais nous ne devons pas manquer de comprendre ses graves implications. Notre labeur, nos ressources, nos gagne-pains… tous sont impliqués ; ainsi en va-t-il de la structure même de notre société. Dans les assemblées du gouvernement, nous devons donc nous garder de toute influence injustifiée, qu’elle ait ou non été sollicitée, exercée par le complexe militaro-industriel. Le risque potentiel d’une désastreuse ascension d’un pouvoir illégitime existe et persistera. Nous ne devons jamais laisser le poids de cette combinaison mettre en danger nos libertés et nos processus démocratiques. Nous ne devrions jamais rien prendre pour argent comptant. Seule une communauté de citoyens prompts à la réaction et bien informés pourra imposer un véritable entrelacement de l’énorme machinerie industrielle et militaire de la défense avec nos méthodes et nos buts pacifiques, de telle sorte que sécurité et liberté puissent prospérer ensemble. 

D.W. Einsenhower, président sortant, 1961.

Deux voix sont moins connues même si elles sont relayées en France par des Todd, Védrine, de Villepin ou encore Brauman ou Guaino, voix noyées dans le bellicisme des médias dominants(5)L’opinion ça se travaille, Serge Halimi et al., Marseille, Agone, 2009.. On a honte de lire dans le quotidien de référence français ou d’entendre dans les médias de service public la propagande la plus vile. Dès que vous émettez une critique, vous êtes poutinophile, un « agent du KGB », un complotiste, une cinquième colonne ou un antisémite. C’est le mal du siècle : le manichéisme. La complexité des réalités est rabattue sur deux camps, celui du Bien et du Mal. Ces deux voix-là, celles de Mearsheimer et de Sachs sont moins facilement discréditables pour plusieurs raisons.

Ces deux experts sont de deux générations et de spécialités différentes.

Le plus « capé » des deux est John Mearsheimer (JM), né le 14 décembre 1947, et grandit donc en pleine « guerre froide ». En 1970, il est diplômé de West Point et sert cinq années comme colonel dans l’aviation. Il entame ensuite des études supérieures de sciences politiques à la prestigieuse université de Cornell en 1975 et obtient son doctorat en 1980. Entre 1979 et 1980, il passe dans la très prestigieuse Brooking institution, principal think tank américain, et devient chercheur postdoctoral au Center for International Affairs de Harvard de 1980 à 1982. Depuis 1982, il est professeur émérite de sciences politiques R. Wendell Harrison à l’Université de Chicago, où il enseigne depuis 1982. Il s’inscrit dans l’école dire « réaliste » des relations internationales : les États recherchent avant tout à garantir leur sécurité et à étendre leur puissance en raison de la compétition qui existe entre eux. Historiquement, le réalisme est la théorie dominante au sein des relations internationales(6)https://www.monde-diplomatique.fr/2023/08/MEARSHEIMER/65994.. On a donc affaire à un « expert » passé par l’armée et les institutions académiques les plus prestigieuses, et dont la formation en science politique s’est faite pendant la guerre froide (on le verra, il est très attaché à la notion d’« endiguement » (containment) en particulier de la Chine et des rivaux des États-Unis). Autant dire qu’on ne peut l’accuser de « poutinophilie » ou d’antipatriotisme.

Plus jeune, Jeffrey Sachs (JS) est un universitaire et économiste américain, né le 5 novembre 1954 à Oak Park dans le Michigan. Comme nombre d’universitaires sortis des universités prestigieuses de l’Ivy league, il a « navigué » entre le monde académique et celui de la décision publique. En effet, il n’existe pas de mur entre monde académique et monde politique aux États-Unis. Les frontières sont poreuses. Il est un pur produit de Harvard puis de l’université de Columbia. Sa formation universitaire se fait à la fin de la guerre froide sous l’ère Reagan. Il sera l’un des artisans de la « thérapie de choc libérale » aux effets sociaux et sanitaires catastrophiques lors de la désintégration de l’ex-URSS(7)Sanjey Basu, David Stuckler, Quand l’austérité tue, Paris, Autrement, 2014.. Il sera conseiller de Gorbatchev puis d’Eltsine et de plein d’autres gouvernements dans le monde. C’est peut-être sur la base du fiasco américain dans l’ex-URSS qu’il a pris conscience qu’on ne transforme pas un pays par décret. Une fois de plus, et comme dans le cas de Mearsheimer, on ne peut l’accuser de Russophilie. Mais il entendra par exemple la promesse des États-Unis de ne pas étendre l’OTAN au-delà de l’Allemagne… Il est un témoin direct clé de cette période. Il est aussi connu pour sa coopération avec des agences internationales sur les thèmes de la réduction de la pauvreté, l’annulation de la dette, et le contrôle épidémiologique notamment du VIH/SIDA, dans les pays en voie de développement.

Deux hommes brillants, deux formations différentes, deux acteurs en tant que conseillers, deux fins observateurs de la fabrique de la politique étrangère américaine. Autant dire qu’on « ne peut pas leur faire à l’envers ». Ils ne sont pas deux consommateurs de la propagande de guerre type « diplomatie des valeurs » (occidentales) et autres State Building version ingénierie sociale made in USA. Ils en sont même de fervents critiques. Ce sont deux réalistes. Seuls les faits leur importent et le moins que l’on puisse dire est qu’ils ne sont pas tendres pour les « OPEX » de leur pays d’origine. Car s’il y a entre eux, on va le voir, des divergences, il y a beaucoup d’accords. Ils disent même qu’ils sont aux deux tiers d’accord sur ces sujets.

Avant de commencer à citer, relevons une absence assourdissante : dans leur matrice de jeu géopolitique, l’UE n’est JAMAIS citée en tant qu’actrice. Elle est sortie de l’Histoire en tant que vassale de l’hégémon global que sont les États-Unis. Il y a selon eux trois ou quatre puissances : les États-Unis, la Chine, l’Inde et la Russie.

Leur premier accord est fondamental : la politique étrangère américaine est insensible aux alternances politiques. Elle se caractérise par sa remarquable inertie, car elle est tenue par ce que Todd a appelé le « blob » soit les quelques milliers de personnes qui travaillent au Pentagone ou au Département d’État à Washington. Ainsi, par exemple, le monde journalistique s’est étonné, tout à son ignorance, que Dick Cheney, faucon parmi les faucons, apporte son soutien à Kamala Harris. Pourtant qui connaît le milieu ne peut être surpris, tel Jeffrey Sachs :

Je pense que c’est pourtant évident. Il y a basiquement une fraction de politique étrangère et c’est la partie de Cheney, Harris, Biden, Victoria Nuland, ma collègue à l’Université de Columbia désormais. Nuland est le visage de tout cela parce qu’elle est passée dans chaque administration pendant les dix dernières années. Elle a été dans l’administration Clinton qui a mis en cause nos politiques envers la Russie dans les années 1990. Elle a été dans l’administration Bush, avec Cheney, qui a mis en cause nos politiques à propos de l’élargissement de l’OTAN. Elle a été dans l’administration Obama en tant qu’administrateur d’Hillary et organisé le coup d’État en tant qu’administrateur d’Ukraine en février 2014. Ce n’est pas un très bon signal. Elle a commencé une guerre. Puis elle a été l’administrateur sous-secrétaire de l’État de Biden. Ce sont les deux partis démocrate et républicain. C’est un délire colossal. Elle a été l’administrateur de Cheney. Elle a été l’administrateur de Biden. Cela a un sens clair. C’est la réalité. Nous essayons de savoir s’il existe un autre parti (i.e. autre que belliqueux et expansionniste) que celui-ci. C’est la grande question. 

Rappelons que Victoria Nuland fut l’une des instigatrices du coup d’État, avec l’aide des Ukrainiens de l’Ouest dont un certain nombre de néonazis, de Maïdan destiné à renverser le Président pro-russe Ianoukovitch (on a les mêmes les images où elle s’exclame « Fuck the UE ! ») et a composé le nouveau gouvernement pro-UE-OTAN (c’est la même chose) dans lequel on retrouve l’épouse de M. Glucksman, géorgienne et surtout ex-ministre d’un chef d’État, Saakachvili, condamné pour corruption et atteintes aux droits de l’homme et ce pour une durée de huit années. Mme Glucksman a obtenu en un temps record le passeport ukrainien pour devenir à nouveau ministre de l’Intérieur, mais cette fois… en Ukraine. Nuland est porteuse comme le « blob » de la stratégie de l’endiguement, plus simplement de l’encerclement de la Russie et ce alors même que les élites russes n’ont cessé de répéter depuis les années 2000 que l’Ukraine était la ligne rouge à ne pas franchir.

Phénomène classique en science politique, la politique étrangère étatsunienne se caractérise d’abord par sa continuité, sinon son inertie parce qu’elle est conduite par ce qu’on appelle « l’État profond ». Elle vise un objectif principal, malgré la « diplomatie des valeurs affichées » : maintenir sinon acquérir du pouvoir global. Les États-Unis sont un hégémon(8)Un hégémon est un chef militaire dans la Grèce antique, représentant de l’Hégémonie. Le terme est appliqué par exemple pour Ponce Pilate. régional qui se veut global et qui ne tolère l’émergence d’aucune contestation ou concurrence, chinoise en particulier. L’État profond est assez proche de ce qu’Eisenhower appelait en 1961 le complexe militaro-industriel :

Quand on parle de l’État profond, on parle vraiment de l’État administratif. C’est très important de comprendre qu’à partir entre le début du 19e et celui du 20e siècle, étant donné les développements de l’économie américaine, il était impératif que nous développions, et c’était vrai pour tous les pays occidentaux, un État central très puissant qui pouvait gérer le pays. Et au cours du temps, cet État a gagné en puissance. Depuis la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis, comme vous le savez, ont été impliqués dans tous les épisodes de guerre, ici, là et partout. Et pour ce faire, vous avez besoin d’un État administratif très puissant qui puisse gérer cette politique étrangère(JM)

Cet État profond survit aux alternances politiques :

Je préfère me référer aux Républicains et aux Démocrates comme à Tweedledee et Tweedledum(9)https://fr.wikipedia.org/wiki/Tweedledum_et_Tweedledee. (bonnet blanc et blanc bonnet). Il n’y a aucune différence. Je pense qu’il y a une exception. Le président Donald Trump, devenu président en 2017, s’est concentré sur la lutte contre l’État profond et a tenté de devenir un autre type d’administrateur sur le front de la politique étrangère. Mais il a échoué. Et il a dit que s’il est élu cette fois-ci, ce sera différent. Il va lutter contre l’État profond. Il va poursuivre une politique étrangère qui est fondamentalement différente de ce que les Républicains et les Démocrates ont pu poursuivre jusqu’à présent. La question est si vous pensez que Trump peut vaincre l’État profond et ces deux partis établis. Et je parie contre Trump. (JM)

Même son de cloche chez Sachs qui, lui, en tant qu’acteur, a pu constater de visu la forte continuité de la politique étrangère malgré les engagements de façade des administrations américaines. Si JM pense que certains membres du blob croient aux valeurs de la démocratie libérale et qu’il faudrait refaçonner les pays du globe à l’image des États-Unis, JS n’y croit pas.

La suite et fin de cet article sera publiée la semaine prochaine.

Notes de bas de page[+]

Notes de bas de page
1 L’État voyou, Paris, Investig’action, 2019.
2 The New Rulers of the World, Verso, 2016.
3 Freemantle, Planète +, 2012.
4 Armand Colin, Fayard, 2024.
5 L’opinion ça se travaille, Serge Halimi et al., Marseille, Agone, 2009.
6 https://www.monde-diplomatique.fr/2023/08/MEARSHEIMER/65994.
7 Sanjey Basu, David Stuckler, Quand l’austérité tue, Paris, Autrement, 2014.
8 Un hégémon est un chef militaire dans la Grèce antique, représentant de l’Hégémonie. Le terme est appliqué par exemple pour Ponce Pilate.
9 https://fr.wikipedia.org/wiki/Tweedledum_et_Tweedledee.
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