Dès le début de l’agression, nous avons affirmé que l’enlisement de la Russie était le plus probable et que la guerre serait longue. ReSPUBLICA a consacré de nombreux articles à cette guerre depuis son déclenchement, tant sur ses origines, ses enjeux et les risques de conflagration mondiale qu’elle porte en raison du nombre de pays impliqués, au-delà de l’Ukraine et de la Russie.
Quelle est la situation en mars 2023 ?
Après un an de conflit, un constat s’impose. Le front tant militaire que diplomatique est relativement stable depuis des mois. Le nombre de morts et blessés militaires et civils se compte par centaines de milliers bien qu’il soit impossible d’en connaître la réalité puisque les chiffres ne sont communiqués par aucun des deux belligérants. La prise de Bakhmout par les Russes que l’on nous annonce depuis plusieurs jours n’est toujours pas réalisée après neuf mois d’affrontements extrêmement violents. Le rapport de force militaire en sera-t-il modifié ? Même à ce sujet les avis diffèrent sur l’importance stratégique de la ville.
Les rapports de force au niveau diplomatique de l’ONU n’ont guère évolué depuis le déclenchement de l’agression. Le vote de la deuxième motion présentée à l’Assemblée générale à l’occasion du premier anniversaire de la guerre a donné les mêmes résultats que la première votée quelques jours après l’invasion russe. Les efforts diplomatiques des « Occidentaux » auprès des pays notamment africains qui s’étaient abstenus la première fois ont été vains. La perte de crédibilité des puissances occidentales (USA et UE) est immense en raison du « deux poids deux mesures » permanent, jusqu’au traitement des réfugiés des guerres selon leur origine. La politique de « sanctions » tous azimuts pratiquée vis-à-vis du reste du monde, comme si ces puissances possédaient la planète et en étaient les maîtres, est de plus en plus contestée et combattue. Il semble bien que les gouvernements et les forces politiques et économiques dirigeant le « bloc occidental », en raison aussi de ses propres contradictions internes (la vassalisation de l’Europe par les USA par exemple) n’aient pas pris la mesure de ce discrédit et de cette perte d’influence sans doute irréversibles. L’hégémonie des USA est contestée non seulement par la Chine, elle est également de plus en plus mal acceptée par un grand nombre de nouveaux pays et se manifeste notamment par les votes à l’ONU.
Les USA et les Européens fournissent des armes de plus en plus sophistiquées et performantes à l’Ukraine, ainsi que des armes offensives. Après les chars et les canons, les avions suivront inexorablement. Cependant les capacités industrielles et les réserves sont limitées. La promesse par exemple des Européens de fournir des munitions et de transformer leur économie en économie de guerre en doublant les budgets militaires dans les années à venir prend du temps. Les obus de 155 mm promis pour les canons du type Caesar ne pourront être fournis en masse que dans un an. Les armes, aussi performantes soient-elles, demandent des hommes pour les servir. L’armée ukrainienne semble être en difficulté à ce sujet pour des raisons démographiques (on comprend bien pourquoi les chiffres de combattants tués ou blessés ne sont pas connus), l’OTAN va-t-elle y suppléer, au risque de généraliser le conflit ? Du côté russe il semble que si les réserves humaines sont encore importantes, les équipements commencent aussi à être limités.
De nouveaux enjeux avec la Chine
Le conflit a pris une telle importance que les protagonistes semblent s’être déplacés pour certains commentateurs. Par exemple Jérôme Pilleyre écrit dans La Montagne du mercredi 8 mars : « la guerre par procuration que la Chine mène aux États-Unis en Ukraine en prépare une autre, au large pas très lointain de ses côtes » faisant allusion à Taïwan, alors que la Chine n’est pas partie prenante de la guerre en Ukraine contrairement aux États-Unis. Cette vision des faits qui passe par— dessus les réalités rejoint « l’obsession chinoise »des USA pris dans le « piège de Thucydide »(1)L’une des grandes nouveautés de l’analyse historique de Thucydide, c’est qu’il recherche la cause des événements. Son premier livre essaye d’exposer les causes directes et les causes profondes à l’origine du conflit. L’histoire de Thucydide se lit comme un conflit entre la lucidité humaine et ces passions humaines qui entraînent les peuples à l’erreur., alors que la Chine, certes non sans arrière-pensée, vient de proposer un plan en douze points.
Les douze points du plan chinois
1 – Respecter la souveraineté de tous les pays ; 2 – Abandonner la mentalité de la guerre froide ; 3 – Cesser les hostilités ; 4 – Reprendre les pourparlers de paix ; 5 – Résoudre la crise humanitaire ; 6 – Protéger les civils et les prisonniers de guerre ; 7 – Assurer la sécurité des centrales nucléaires ; 8 – Réduire les risques stratégiques ; 9 – Faciliter les exportations de céréales ; 10 – Arrêter les sanctions unilatérales ; 11 – Maintenir la stabilité des chaînes industrielles et d’approvisionnement ; 12 – Promouvoir la reconstruction d’après -guerre.
Certes, ce plan n’a aucune chance d’aboutir ni d’être pris au sérieux par les belligérants et leurs alliés, et s’il a un caractère certain de propagande, il signifie toutefois que la recherche d’un arrêt du conflit doit être posée et est urgente. Il montre aussi que la guerre en Ukraine a plusieurs dimensions internationales (en tout cas pour la Chine) qui vont au-delà des fantasmes de Poutine de « reconstruire l’empire » et plus concrètes que « la guerre de civilisation ». Deux apparaissent nettement dans ce plan.
Dimension sécuritaire et guerre des ressources
Premièrement apparaît une dimension sécuritaire (« respecter la souveraineté de tous les pays, abandonner la mentalité de la guerre froide », « assurer la sécurité des centrales nucléaires »…) et que ReSPUBLICA a abordée dans ses précédents articles sur cette guerre, mais sur laquelle il n’est pas inutile de revenir avec un angle un peu différent. Quand la Chine parle de respecter la souveraineté des pays, elle pense évidemment à Taïwan, partie intégrante de son territoire pour elle, comme le Donbass ou la Crimée pour Poutine. Par ailleurs, l’OTAN est revivifiée et renforcée par cette guerre alors qu’elle était considérée « en mort cérébrale » il y a peu. Non seulement elle a repris du service, mais elle est en voie d’élargissement (Suède et Finlande dans l’immédiat) et les crédits militaires sont en forte augmentation dans tous ses pays membres, il y est même question d’économie de guerre. Cependant son rôle n’est pas perçu de la même façon selon les pays. Pour les Pays baltes, la Pologne, la Roumanie, les pays proches de la Russie en général en raison de l’histoire longue comme récente, elle est la garantie de leur sécurité, comme pour l’Europe occidentale atlantiste et présentée comme une alliance défensive. Pour la Russie, aussi en raison de l’histoire récente, interprétée différemment, elle est une puissance agressive, facteur d’insécurité. Pour les USA, qui la dominent militairement, politiquement et économiquement, elle est depuis sa création un outil de conquête et de maintien de son hégémonie.
Or, face à cette OTAN — occidentale —, se constitue un ensemble vaste de pays dont certains sont en butte à des « sanctions unilatérales » (Russie, Chine, Iran, Corée du Nord — Afrique du Sud, voire Inde…). Cet ensemble ne prend pas la forme d’une alliance militaire formelle, mais les pays concernés se soutiennent et font front à cet « Occident » qu’ils estiment agressif. Il ne s’agit pas ici d’apporter une appréciation quelconque sur les différents régimes politiques de ces pays dont bien entendu nous réprouvons, pour certains, les dérives autocratiques. Il s’agit de prendre en compte la notion de rapport de force dans une situation extrêmement dangereuse, où les protagonistes semblent aller vers la guerre généralisée comme des somnambules. L’affrontement pour l’hégémonie dans les décennies qui viennent entre les USA et la Chine est bien en toile de fond de la guerre en Ukraine.
La deuxième dimension qui apparaît de plus en plus est que nous sommes dans une guerre globale pour la ressource. Jusqu’à ces dernières années, dans les conflits, il fallait le plus souvent chercher le pétrole ou le gaz. En raison de la raréfaction des ressources notamment en métaux et des dérèglements climatiques, l’accès aux ressources naturelles pour l’industrie (pas seulement le pétrole) comme pour la nourriture devient primordial (« faciliter les exportations de céréales », « maintenir la stabilité des chaînes industrielles et d’approvisionnement… »). Les immenses ressources minières et agricoles de l’Ukraine et de la Russie se trouvent ainsi au centre du conflit. Aucun des deux prétendants à l’hégémonie ne peut, sous peine de perdre, laisser son concurrent dominer ces ressources. Ce point est fondamental et source d’inquiétude, car il est facteur de prolongement et d’extension du conflit sauf à une solution négociée et globale comme nous l’avons déjà signalé dans nos précédents articles.
Les enjeux de cette guerre en Ukraine et leur compréhension, sont sans aucun doute bien plus complexes que la lutte des Ukrainiens défenseurs de la démocratie contre le satrape Poutine. C’est bien pourquoi l’écrasement d’un des deux belligérants de première ligne n’est pas la solution. Il convient de créer le plus rapidement possible les conditions de la négociation politique, c’est le rôle prioritaire que devraient se donner les instances internationales, mais aussi notre pays compte tenu de son histoire.
Notes de bas de page
↑1 | L’une des grandes nouveautés de l’analyse historique de Thucydide, c’est qu’il recherche la cause des événements. Son premier livre essaye d’exposer les causes directes et les causes profondes à l’origine du conflit. L’histoire de Thucydide se lit comme un conflit entre la lucidité humaine et ces passions humaines qui entraînent les peuples à l’erreur. |
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