Le 10 mars dernier, « coup de théâtre » diplomatique à Pékin : l’Arabie saoudite et l’Iran sont convenus de rétablir leurs relations diplomatiques. Après des années de tensions, de guerres indirectes, les deux pays annoncent qu’ils vont échanger des ambassadeurs d’ici le mois de mai prochain. C’est un véritable séisme politique et stratégique pour le Moyen-Orient, et certainement au-delà. Si les relations s’améliorent vraiment entre les deux régimes islamiques, sunnite pour l’Arabie saoudite et chiite pour l’Iran, les cartes vont être totalement rebattues dans une grande partie du monde, au Yémen, en Syrie, au Liban, dans les territoires palestiniens, dans les états du Golfe, en Irak…
Pékin à la manœuvre
Sur le plan global, il s’agit aussi et d’abord d’un coup de maître de la diplomatie chinoise. Pour la première fois depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine l’année dernière, celle-ci passe d’une attitude de réserve défensive à une volonté de modifier les rapports de force au niveau mondial. Le ton dithyrambique de l’annonce de l’événement par l’agence de presse officielle saoudienne SPA est révélateur de l’attitude envers Pékin : cet événement intervient en « réponse à la noble initiative de Son Excellence le président Xi Jinping, président de la République populaire de Chine, et du soutien de la Chine au développement des relations de bon voisinage entre le Royaume d’Arabie saoudite et la République islamique d’Iran ». La Chine mène le jeu, et c’est une surprise pour les États-Unis et l’OTAN, visiblement pris de court par cette accélération de l’histoire. Il aura fallu attendre plus de 72 heures pour que Washington publie un communiqué, d’ailleurs sans le moindre intérêt, prenant simplement acte de l’événement, sans autres commentaires. Certainement pris au dépourvu, ni le président Biden, ni le secrétaire d’État Antony Blinken n’ont réagi. La Chine, qui par ailleurs dispose d’une alliance stratégique de 25 ans avec Téhéran, a réussi à placer un coin dans l’axe américano-saoudien.
Le Moyen-Orient, qui vivait sous l’équilibre de la terreur entre les deux puissances musulmanes, se retrouve dans une situation de déstabilisation difficile à prévoir. Il est clair que depuis le retour de la guerre en Europe Pékin adopte une tactique d’évitement d’un conflit en Asie, autour de l’île de Taïwan en particulier. Or, les États-Unis ne peuvent ignorer les changements de rapports de force au Proche et Moyen-Orient, particulièrement pour la stabilité de la fourniture de pétrole et de gaz et, sur le plan financier global, pour l’affectation des liquidités monétaires en « pétrodollars ». Mais un retour massif de l’US Army dans la région est incompatible avec un positionnement guerrier en Asie. D’une certaine manière, l’implication de la Chine dans l’accord irano-saoudien est une réponse de diversion à l’alliance « Aukus » qui agrège les forces américaines, britanniques, australiennes et nouvelle-zélandaises contre l’Empire du Milieu en Asie. La Chine a fait le constat que l’Occident est uni derrière les Américains, le bilan de la guerre en Ukraine démontre que « l’autonomie européenne », allemande en particulier, est une simple vue de l’esprit. En conséquence, le Parti communiste chinois cherche à disperser les forces de l’Aukus et de l’OTAN sur plusieurs champs d’opérations pour ne pas subir une concentration de forces occidentales contre elle en Asie.
Vers une accalmie des guerres inter-musulmanes ?
Si la reprise des relations diplomatiques entre l’Iran et l’Arabie saoudite aboutit effectivement à une détente entre les deux pays, le premier effet visible sera l’évolution de la guerre au Yémen. Peu médiatisé en Occident, ce conflit est atroce pour les populations civiles qui meurent sous les bombardements, mais surtout de faim. Depuis 2014 s’affrontent les tribus favorables au parti houthis, d’obédience religieuse musulmane minoritaire (le zaydisme à mi-chemin entre sunnisme et chiisme) soutenues par l’Iran, et les « forces gouvernementales » autour du président Mansour Hadi qui regroupent les tribus sunnites. L’Arabie saoudite, à la tête d’une coalition de dix États arabes sunnites, intervient directement sur le plan militaire depuis 2015… sans faire la différence, car le conflit est totalement enlisé. Le dernier bilan de l’ONU datant de fin 2021 faisait état de plus de 377 000 morts. Il est hélas certain aujourd’hui que le chiffre d’un demi-million de morts est largement dépassé. Un compromis entre l’Iran et l’Arabie saoudite pourrait aboutir à une nouvelle (certains diront une énième !) partition entre un Yémen du Nord et un Yémen du Sud. Cette séparation aurait au moins le mérite d’arrêter le carnage.
D’autres pays sont concernés par ce rapprochement entre les deux puissances musulmanes, comme par exemple la Syrie et le Liban voisin. Dans cet espace géographique, les données politico- religieuses sont plus compliquées, car d’autres communautés non chiites ou sunnites sont impliquées (arabes chrétiens, kurdes, alaouites, druzes…). De plus, la Russie est encore présente dans l’espace aérien syrien… que l’aviation israélienne franchit régulièrement pour bombarder les Iraniens ou le Hezbollah chiite libanais, présents au sol pour soutenir le régime d’Assad. Ce second conflit a, comme au Yémen, dépassé les 500 000 morts depuis bien longtemps. Traditionnellement l’Arabie Saoudite et les monarchies du Golfe soutenaient les « bras armés » sunnites que sont Al Qaida ou Daesh et leurs avatars, ainsi que les divers groupes islamistes soutenus par les « Frères musulmans ». Alliés aux Russes, l’Iran et le Hezbollah libanais ont soutenu à bout de bras le régime baasiste pseudo « laïque » d’Assad, lui-même alaouite. Avec une entente irano-saoudienne, nous pourrions assister à un cessez-le-feu de longue durée en Syrie, ou en tous les cas à une moindre violence aboutissant à une sorte de « paix armée » sur ce territoire.
Une nouvelle tension israélo-musulmane ?
Dans le même espace géopolitique, notons que l’ensemble des groupes armés anti-israéliens ont salué la réconciliation entre les deux nations islamiques. Le Hamas, branche armée palestinienne des « Frères musulmans » et financé par le Qatar ; le Jihad islamique soutenu par l’Iran et le Hezbollah libanais ont applaudi à tout rompre l’accord diplomatique. L’espérance d’un front uni islamique pour la défense de la mosquée Al Aqsa à Jérusalem est très intense. Il est possible qu’un « djihad » commun aux différents courants de l’islam ne relève plus d’un mythe, mais d’une mobilisation religieuse enfin réalisable. La période du Ramadan qui vient de s’ouvrir est un bon test pour mesurer la fébrilité sur l’esplanade des mosquées. Mais pour le moment, cette perspective de guerre religieuse n’est pas encore tout à fait à l’ordre du jour.
Pour Israël, le coup est sévère. L’ensemble des journaux du pays a d’ailleurs longuement commenté l’annonce de cette reprise des relations diplomatiques entre les Iraniens et les Saoudiens. Le gouvernement et en particulier son Premier ministre Netanyahou misaient beaucoup sur l’élargissement des « Accords d’Abraham » à l’Arabie saoudite. En effet, depuis trois ans, un front commun anti-iranien s’était constitué à l’initiative des États-Unis. Des États arabes comme le Maroc ou les Émirats arabes unis, Bahreïn ou le Soudan avaient reconnu Israël et initié une vaste coopération politique, économique, et militaire. Netanyahou, embourbé sur le plan intérieur dans un vaste mouvement civique dirigé contre lui, espérait une alliance stratégique avec l’Arabie saoudite. Cet accord aurait pu permettre éventuellement le bombardement des centres iraniens de production de matières radioactives pour ralentir la production d’une bombe atomique… avec ou sans la participation de l’US Air force. Pour les Israéliens, tout est à repenser si le rapprochement entre Téhéran et Riyad est confirmé dans les prochains mois.
L’alliance américano-saoudienne n’est plus ce qu’elle était !
Pour conclure ce rapide tour d’horizon, revenons sur la question fondamentale au sujet de cet événement : pourquoi cet « accord de Pékin » entre les deux grandes nations de l’Islam et pourquoi maintenant ?
Il est clair que l’Arabie saoudite s’autonomise de plus en plus vis-à-vis de Washington. Le refus d’augmenter sa production pétrolière et gazière au début de la guerre en Ukraine était déjà l’alerte d’une modification de positionnement stratégique. Même sur le plan financier, Mohammed Ben Salman, le prince héritier et vrai leader à Ryad, n’est plus prêt à jouer les roues de secours d’un système bancaire occidental en perdition. Le refus de la Saudi National Bank le 13 mars dernier de monter au capital pour sauver le Crédit Suisse au bord de la faillite est symptomatique d’une divergence profonde entre les intérêts des pétromonarchies arabes et Wall Street. Par ailleurs, Ben Salman veut lui aussi la bombe atomique… bien qu’il ne le proclame pas en public. Or les États-Unis et Israël refusent cette perspective. Les Américains ont clairement indiqué qu’ils ne fourniraient pas les centrales nucléaires « civiles » que réclamait Ryad. Or la Russie, et même peut-être la Chine ne sont pas opposés par principe à cette fourniture, d’où peut-être un vrai danger pour Washington et Tel Aviv de retournement d’alliance.
Plus fondamentalement, l’Arabie saoudite, protectrice des lieux saints de l’Islam, voit d’un très mauvais œil le changement progressif occidental dans son soutien à l’islamisme politique radical. En effet, les Américains et leurs alliés ne sont plus les fidèles soutiens de « l’Islam politique » qu’ils ont été pendant plusieurs décennies. D’abord anti-soviétique en Afghanistan dans les années 80, puis « anti-laïque » dans les années 90 et 2000, l’Occident ne joue plus aujourd’hui systématiquement la carte de la radicalité musulmane. Souvenons-nous du soutien discret, mais réel des Américains au FIS ou au GIA en Algérie dans les années 90, à la Bosnie-Herzégovine puis au Kosovo « musulman » où se côtoyaient conseillers militaires américains et troupes de choc d’Al Qaida. Encore, dans les années 2010, les Américains et les Saoudiens étaient globalement sur la même ligne sur le dossier de la guerre en Syrie contre le Baas pseudo « laïque » et son chef Assad. Mais, progressivement les choses ont changé du côté occidental, le point d’inflexion définitif a certainement été le non-soutien de Washington au président égyptien Morsi pourtant « frère musulman », renversé en 2013 par un sanglant putsch militaire « laïque », alors que ce dernier avait pourtant été élu régulièrement par le peuple égyptien.
Les mollahs iraniens et les wahhabites saoudiens ont une « culture » commune
Un autre sujet encore plus important pour Ryad explique peut-être ce retournement d’alliance potentiel : la « révolution culturelle » du peuple iranien, menée par les femmes, en cours depuis 6 mois. Souvent dans l’histoire, l’Iran a joué un rôle précurseur dans les grandes évolutions idéologiques de l’espace musulman. En 1979, par exemple, la « révolution islamique » dans ce pays, dirigée par l’ayatollah Khomeini, a initié le basculement général vers l’islamisme politique radical. Après avoir soutenu vainement Saddam Hussein dans la guerre Iran-Irak pour casser le leadership de la République des mollahs, l’Arabie saoudite a favorisé la création d’Al Qaida et plus tard de Daesh qui furent en grande partie une réaction sunnite soutenue par le wahhabisme (secte religieuse ultra conservatrice qui domine politiquement en Arabie saoudite). En fait, le sunnisme politique fut à la fin du vingtième siècle toujours « en réaction » par rapport à l’activisme chiite en Iran, mais aussi au Liban, en Irak, à Bahreïn et même sur le territoire saoudien dans les régions pétrolifères. Or, les événements s’inversent aujourd’hui, le reflux de l’Islam radical a peut-être entamé son mouvement historique à Téhéran. La « révolution culturelle » féministe en Iran menace potentiellement le wahhabisme saoudien. L’oppression du peuple, et la situation des femmes saoudiennes en particulier, est bien pire encore qu’en Iran. Le tribalisme bédouin wahhabite au pouvoir à Ryad à tout à perdre d’une victoire du processus démocratique à Téhéran. Ainsi, un régime archaïque soutenant l’autre, une alliance politique et idéologique ultra réactionnaire entre les mollahs iraniens et les chefs tribaux saoudiens est peut-être en train de voir le jour pour éviter leur effondrement culturel commun.