À cinq mois de sa prise de fonction, Lula a invité les présidents du sous -continent au Brésil : une réunion pour rétablir le contact et, si possible, dessiner les contours d’un nouveau départ.
Pour rappel,Lula a été le président du Brésil de 2002 à 2010, dans le contexte d’une Amérique latine qui, enfin, parvenait à larguer les amarres nord-américaines. Avec ses homologues de l’époque, il a travaillé à mettre en place des organisations et des structures, dont l’UNASUR(1)UNASUR : Union des nations d’Amérique du Sud. et la CELAC(2)CELAC : Communauté d’États Latino-Américains et Caraïbes, qui permettaient l’intégration de tous au-delà de différences politiques parfois très marquées (par exemple la Colombie de Uribe et le Venezuela de Chavez). Ce maillage isolait l’OEA (Organisation des États américains) tout acquise à Washington. Mais ces dix dernières années, dans un contexte régional exacerbé par le blocus américain au Venezuela, les choix politiques de la plupart des pays latino-américains ont facilité l’éclatement de ces structures multilatérales. Le sous-continent américain perdait ainsi 20 ans d’unité, de coopération et d’échanges.
Aujourd’hui, ce que veut Lula, c’est reconstruire ce bloc, et donc mettre en place une structure qui permette aux pays latino-américains de parler d’une même voix, de négocier ensemble avec d’autres puissances, notamment l’Union européenne, et de régler leurs propres problèmes « en famille ». Il sait qu’une UNASUR en bon état de fonctionnement n’aurait jamais permis à l’OEA (et donc à Washington) de s’ingérer aussi éhontément dans les affaires internes du Venezuela, de la Bolivie ou du Pérou. D’où la réunion du 30 mai dernier à Brasilia.
Maduro en vedette
Les chefs d’État invités connaissaient à l’avance l’état d’esprit du président brésilien : en guise d’avant-première, il avait en effet reçu la veille, officiellement, Nicolas Maduro, le président vénézuélien banni des chancelleries, notamment européennes, sur ordre des États-Unis. De quoi faire perdre la tête à tous ceux qui, depuis 2013, se complaisent à qualifier la révolution bolivarienne de « dictature » – tous ceux qui savent pourtant très bien qui pilote la déstabilisation du successeur de Chavez et n’ignorent pas que le Venezuela est dans le viseur de Washington en complicité avec la bourgeoisie vénézuélienne (et celle des autres pays latinoaméricains).
C’est d’ailleurs ce que Lula a rappelé, tout simplement, en recevant Nicolas Maduro à Brasilia.
Émotion de la presse internationale, dont le flair s’arrête aux notes d’infos des chancelleries, qui lui avaient bien expliqué ces détails sémantiques : au Venezuela, un député qui lance des cocktails molotov sur les forces de l’ordre est un défenseur des libertés et pas un délinquant de droit commun. Et s’il est poursuivi pour ces faits et emprisonné, il devient un prisonnier politique qui « se lève contre un pouvoir autoritaire » !
Attention pourtant aux confusions : ça se passe comme ça au Venezuela, mais pas en Europe. En France, par exemple, si un député lançait des cocktails molotov sur les forces de l’ordre et était ensuite emprisonné, ce ne serait pas un prisonnier politique, mais un délinquant de droit commun…
Donc, chacun dans sa case : Maduro, le président élu, dans la case dictature et Guaido, le président auto-proclamé, dans la case liberté ! La carte de presse autorise bien des choses, notamment ce genre de tri. Le grand public a-t-il besoin qu’on lui montre les dessous des violences filmées au Venezuela dès la victoire électorale de Maduro en 2013 (pourtant non contestée à ce moment-là) ? Va-t-on écorner la belle image du défenseur de la démocratie tout de blanc vêtu en expliquant que l’opposant Leopoldo Lopez a été emprisonné pour s’en être pris physiquement à l’intégrité des forces de l’ordre ? Va-t-on aller jusqu’à se demander pourquoi la communauté internationale reconnaît Guaido quand personne ne le soutient plus dans son pays, que même ses alliés lui ont retiré son titre usurpé de « président par intérim », et qu’il n’a plus qu’à se réfugier piteusement aux États-Unis ? ! Allons, allons, le grand public se contentera du récit qu’on lui sert.
Réhabilitation
Lula, lui, est un militant. Il a toujours négocié et connaît (c’est le moins qu’on puisse dire) l’Amérique latine, son histoire récente, ses soubresauts. Il sait que bon nombre d’hommes et de femmes y ont connu la prison tout simplement pour leurs idées. Et aujourd’hui, il fait la différence entre un prisonnier politique et un prisonnier de droit commun à la solde d’intérêts privés, parfois étrangers.
Les parcours des Leopoldo Lopez et des Juan Guaido n’ont pas de secret pour lui : ils avaient des mandats d’élus et malgré un fonctionnement normal des institutions, ils ont préféré la violence de la rue au respect des urnes. Il sait aussi qu’ils sont plus proches de l’extrême droite de la Péruvienne Fujimori (qu’ils ont soutenue pendant sa campagne présidentielle) ou de la Bolivienne Jeannine Anez (dont ils ont également soutenu le coup d’État contre Evo Morales) que du centre gauche dont ils se réclament ! Heureusement que les petits Pinochet ne réussissent pas toujours leurs coups d’État !
Si Lula a invité Nicolas Maduro à Brasilia, c’est parce que ce dernier a été élu à la présidence du Venezuela en 2018, à l’issue d’une élection à laquelle l’opposition avait participé (même si ce n’était pas celle adoubée par Washington). C’est ce qu’a rappelé le président brésilien. Oui, a-t-il ajouté, la communauté internationale a commis une erreur en reconnaissant un Juan Guaido imposé par les États-Unis ; oui, le blocus imposé au Venezuela par les États-Unis est inadmissible, tout autant que le hold-up des banques anglaises sur l’or vénézuélien retenu dans leurs coffres.
La couleur de l’Amérique latine
Et c’est dans ce contexte de réhabilitation de Nicolas Maduro, que s’est ouverte la rencontre à Brasilia des chefs d’États de l’Amérique du Sud. Tous étaient présents à l’exception de la présidente du Pérou, nommée dans des conditions douteuses après l’arrestation de son prédécesseur Pedro Castillo pour une soi-disant tentative de coup d’Etat.
L’Amérique du Sud a pris ces temps-ci une carnation plus rouge : seuls le Paraguay, l’Uruguay, l’Équateur et le Pérou penchent à droite. Mais comme dans le reste du monde, l’extrême-droite y a le vent en poupe. Lula le vit jusque dans son propre pays (ReSPUBLICA du 08/01/2023 et 16/04/2023) et il a conscience que la tendance peut s’inverser rapidement. Pour lui, le meilleur moyen de combattre cette extrême droite adepte de l’antisystème (tendance Trump et Bolsonaro), c’est de privilégier le dialogue, l’intégration, la coopération et, plutôt que de se refermer sur ses certitudes, dessiner les lignes d’un avenir ensemble. L’Amazonie par exemple n’est pas une question brésilio-brésilienne et mériterait qu’on s’y penche en associant la Colombie, le Venezuela, l’Équateur, le Guyana…
La réunion de Brasilia a permis une première rencontre des chefs d’Etat après des mois d’isolement entretenu par tous ceux qui ont intérêt à ce que l’Amérique latine se présente en ordre dispersé. Les États-Unis (de Trump comme de Biden) et l’Union européenne (dont le parlement conservateur ne voit que par l’alignement sur Washington) ont eu pour cela de bons « correspondants » locaux : Jair Bolsonaro au Brésil, Juan Guaido au Venezuela, Lenin Moreno en Équateur, Mauricio Macri en Argentine, Luis Lacalle Pou en Uruguay ou Sebastian Pinera au Chili. Soit dit en passant, les membres du G7 ne sont pas mécontents des désunions quand ils en sont les instigateurs.
Penser régional
Pourtant, et Lula l’a rappelé lors de la réunion de Brasilia, il faudrait maintenir une meilleure cohésion de ce bloc latinoaméricain de 450 millions d’habitants. Et pour cela : « penser régional en termes de monnaie, de finances, de développement, de transactions entre pays, de coopération, de commerce », développer des actions communes, pour le climat par exemple, pour la santé, pour l’énergie, pour la défense… définir une feuille de route et s’y tenir.
Les réticences sont venues de là d’où l’on pouvait les attendre : l’Uruguayen Lacalle Pou, le Chilien Boric, l’Équatorien Lasso et le Paraguayen Mario Abdo Benitez se sont élevés contre le régime Caracas : Maduro est autoritaire, les droits de l’homme ne sont pas respectés, les élections ne sont pas libres… Et puis, pas question de remettre en activité l’UNASUR ni même d’évoquer ce sigle honni dans le communiqué final.
Lula se doutait bien des difficultés qu’il rencontrerait à construire un bloc dès la première réunion. Les années où il pensait le continent avec Kirchner, Chavez, Castro (Fidel), Correa ou Morales ont fait naître beaucoup d’espérances, mais c’était une autre époque. Les structures qui en sont nées, l’UNASUR, la CELAC, Petrocaribes ou l’Alba n’ont pas résisté aux coups de boutoir des États-Unis et de leurs alliés.
Mais Lula ne se laissera pas décourager, et ses interlocuteurs l’ont bien compris. Il a repris le combat dans son pays sur des objectifs clairs et précis : redonner à manger à tous dans un pays où la faim s’est réinstallée après quatre de bolsonarisme, d’individualisme et de repli sur soi. Son combat est celui d’autres militants dans le monde qui, comme lui, comprennent qu’il ne sert à rien de vendre à tout va des voitures électriques en Europe si l’on ne règle pas les inégalités à l’échelle mondiale. Que les rencontres en tête à tête entre chefs d’État sont plus efficaces que les milliers de tweets que chacun d’eux peut déverser pour faire croire qu’il agit, alors qu’au fond, il subit la loi de Washington, Pékin ou Moscou.
Lula a une vision de son pays, de sa région, mais aussi du monde. C’est un président convaincu que le vote « l’oblige ». Tous les jours il accomplit des prouesses en négociant avec une assemblée nationale où il ne pèse pas plus de 15 %.
Arrivera-t-il à tout faire ? Peut-être pas, mais au moins l’aura-t-il tenté. Ne répète-t-il pas à loisir qu’« un problème, c’est une solution » ? Le Brésil a un chef d’État, dont l’Amérique latine devrait pouvoir bénéficier si les égos de ses homologues et les manipulations américano-européennes ne l’en empêchent pas.