Le 11 septembre 1973, Salvador Allende, le président de la République chilien élu démocratiquement trois ans auparavant, voit son mandat stoppé par ceux qui préfèrent la manière forte, la guerre et la violence, ainsi que par les militaires, avec l’appui de la toute-puissance américaine.
Face à un chef de file socialiste qui selon eux risque « de contaminer » tout le sous-continent, des valeurs communes unissent conservateurs et militaires chiliens aux Américains. Or depuis 73, cinquante ans se sont passés, mais leur combat continue, au Chili comme ailleurs, toujours en lien avec les États-Unis, et s’il prend d’autres formes, va toujours dans la même direction.
Pour le 50ème anniversaire du coup d’État, les témoignages dans les médias ou dans les réseaux sociaux ont poussé comme des champignons, et soudain tout le monde se souvient… avant de passer à autre chose demain. J’ai choisi de donner la parole à Alfonso, jeune acteur de ce 11 septembre 1973 : c’était alors un étudiant de 18 ans qui connaîtra ensuite l’exil. Aujourd’hui universitaire reconnu, il ne vit pas au Chili, mais a été convié aux commémorations du 11 septembre dernier.
QUESTION : C’est certainement pour vous beaucoup d’émotion que de retrouver votre pays pour le 50ème anniversaire du coup d’État.
Je ne peux pas faire l’étonné : c’est mon métier de suivre l’actualité politique internationale et je m’y attarde encore plus quand il s’agit du Chili. Mais j’ai trouvé au Chili une ambiance générale sombre. C’est un pays qui n’est pas arrivé à surmonter la division et la confrontation imposées par la dictature. Nous avons assisté à des célébrations ambivalentes : certains se sont souvenus de Allende, de son geste, de sa loyauté envers le peuple et de son sacrifice héroïque en défense de la démocratie ; et d’autres se sont souvenus avec joie de l’irruption violente des militaires pour « libérer le Chili du cancer marxiste ».
Le gouvernement n’a pas pris parti, a vaguement organisé une commémoration élitiste et a évité toute participation de la foule, qui aurait pourtant donné le ton juste et célébré le président Allende comme il le méritait. Face à la théorie des « deux démons », qui place sur le même plan Allende et la dictature, la neutralité adoptée par le président Boric m’a paru honteuse.
QUESTION : Pour vous, le président Boric n’a pas été à la hauteur de l’événement ?
En fait le président est faible, lâche, timoré, indécis et cela est exploité par la droite pour prendre l’offensive à un moment où le peuple est comme paralysé. Car le peuple a cessé de se mobiliser le 15 novembre 2019 lorsque les élites au pouvoir, Boric en tête, ont signé un accord de gouvernabilité qui a stoppé net les manifestations sociales qui maintenaient le couteau sous la gorge du Président Pinera. Il est vrai que la pandémie n’a pas arrangé les choses.
Boric bénéficie encore de cet accord de gouvernabilité que bon nombre de Chiliens considèrent comme une trahison. C’est une décision qui favorise les chefs d’entreprises de droite. Or c’est cet accord, qui a porté Boric à la présidence, qui fait le lit du modèle économique néo-libéral et maintient la démocratie répressive imposée par ses prédécesseurs. La loyauté de Boric envers les États-Unis est absolue, il n’y a qu’à voir son surprenant alignement sur Washington par rapport au conflit en Ukraine, on aurait dit un caniche obéissant à son maître.
C’est dans ce contexte que le gouvernement a fait de la célébration du cinquantenaire une cérémonie porte fermée au palais de la « Moneda » qui était entouré de centaines de policiers, tandis que les rues de la capitale étaient vides du peuple de Allende.
QUESTION : Il n’y a donc eu que cette cérémonie ?
Non, heureusement. Les commémorations les plus importantes se sont déroulées dans la ville de Recoleta dont le maire est Daniel Jadue, arrivé deuxième à la primaire de la gauche remportée par Boric. Et je dirais heureusement, car Jadue et les organisations populaires et sociales qui l’entourent ont donné corps à la réelle dimension d’Allende, en programmant une grande fête culturelle et un débat sur les idées, indispensable au processus de formation politique qui permettra au Chili de retrouver le chemin d’une authentique démocratie.
Mais pour moi le plus émouvant a été de me retrouver au lycée dans lequel j’étudiais en 1973, lors de la cérémonie en mémoire de mes six camarades assassinées par la dictature. Et j’ai pensé à ce moment-là : comment un homme de gauche peut-il rester neutre à l’heure qu’il est et placer la bande à Pinochet et le gouvernement Allende sur un pied d’égalité ?
QUESTION : Comment voyez-vous les mois qui viennent au Chili dans un contexte qui semble toujours aussi clivant ?
Les commémorations nous ont permis de vérifier que le pays se débat au milieu d’un nouveau piège mis en place par la droite, un piège que le gouvernement, le président et les partis que le soutiennent regardent sans bouger, avec la passivité des brebis. Or c’est la droite, cette droite fasciste, qui, avec un sacré tour de main, rédige la nouvelle constitution, une constitution qui sera tellement réactionnaire, rétrograde et conservatrice que même certains secteurs d’une droite plus modérée la rejettent déjà.
Nous allons assister à une ultime validation de l’actuelle constitution mise en place par Pinochet, qui va légitimer une fois de plus un système économique néo-libéral, avec une démocratie et une justice réduites au maximum.
Mais même si lors de ces commémorations, j’ai vu plus d’ombre que de lumière, nous aurons toujours dans nos têtes les dernières paroles de Salvador Allende :
Ces moments gris au cours desquels la trahison s’impose seront surmontés par d’autres hommes. Continuez tous, en sachant que les grandes avenues sont remplies d’hommes libres pour construire un monde meilleur.
Vive le Chili ! Vive le peuple ! Vive les travailleurs !
COMMENTAIRES DE LUCHO : La gauche leur faisait peur il y a 50 ans, et cela n’a pas changé : les États-Unis et leurs petits sujets qui militent à travers la planète dans les partis de droite ou d’extrême droite n’ont rien perdu de leur hargne contre le socialisme ou le communisme, qu’ils expriment toujours plus fort.
Au Chili, l’extrême droite a refait son retard, et elle est convaincue par les récents scrutins et par les sondages qu’elle retrouvera le pouvoir. Elle n’a même pas besoin d’atténuer son discours, toujours empreint d’intolérance, de violence, de racisme et de repli sur soi.
Tout à côté, en Argentine, le premier tour des élections présidentielles aura lieu le 22 octobre, et le candidat d’extrême droite qui qualifie les tortionnaires de « victimes de la dictature » est en tête des sondages.
Au Brésil, le 8 janvier dernier, il s’en est fallu de peu pour que les partisans de Bolsonaro n’entraînent les militaires dans un coup de force pour renverser un président qui venait d’être élu démocratiquement.
Et face à cela, l’Europe a cessé de représenter pour l’Amérique latine ce continent où l’on pouvait rêver d’un monde meilleur et dont les intellectuels se mobilisaient contre toutes formes de discriminations, pour devenir celui dont les gouvernements appliquent des directives de l’extrême droite même si lorsque celle-ci est encore dans l’opposition…
La gauche internationale apparaît bien trop passive, divisée, sans ressort et sans projet face à cette vague brune. Il est temps d’organiser la riposte !