En décembre 2021, tout avait bien commencé. Le jeune militant de gauche Gabriel Boric (35 ans), admirateur de Salvador Allende, battait José Antonio Kast, héritier du dictateur Pinochet, 56 % contre 44 %. Cette victoire semblait annoncer des changements profonds dans le pays puisque quelques mois auparavant, en mai 2021 (voir notre précédent article du 3 juillet 2023) une assemblée constituante avait été élue avec une majorité de progressistes. Leur volonté de restituer des droits fondamentaux dans les domaines de la santé, de l’éducation et des retraites se traduisait par un texte imposant qui permettrait de défaire d’un symbole : la constitution qu’avait laissée Pinochet. Le nouveau texte élaboré par l’assemblée constituante sera pourtant rejeté à 62 % (le 17 décembre 2023), résultat qui constitue un franc succès pour l’extrême droite et la droite qui avaient fait compagne contre(1)Lire également à ce propos notre précédent article..
Quelques mois plus tard, c’est une commission constituée de 50 députés de l’Assemblée nationale qui est chargée de rédiger un nouveau projet de constitution. Cette fois, lors des élections, les Chiliens donnent la majorité à l’extrême droite et aux conservateurs qui récoltent 33 des 50 sièges et rédigent un texte radicalement opposé au précédent. Ce nouveau texte est cependant rejeté le 17 décembre dernier par 55 % des Chiliens.
Que penser de ces deux refus successifs de textes diamétralement opposés ?
Luis (notre correspondant au Chili) répond à nos questions :
Lucho : Deux projets de changements de constitution, présentés par des partis politiques totalement opposés et rejetés en quelques mois, que veulent les Chiliens au juste ?
Réponse de Luis : C’est vrai que vu de l’extérieur, on peut se poser des questions. Mais revenons un peu en arrière. C’est l’idéologue d’extrême droite Jaime Guzman qui impulse et participe à la rédaction de la constitution néo-libérale de 1980. Ce texte a pour but d’exproprier l’État au profit des sociétés privées et de privatiser les systèmes d’éducation, de santé et des retraites. Dans la pratique, cette constitution n’a bénéficié qu’aux riches : les retraités n’ont jamais perçu ce qui était prévu, le système de santé ne fonctionne qu’avec une carte de crédit, et l’éducation avec un compte en banque sinon rien !
Le ras-le-bol s’est enfin exprimé en 2019, lorsque des étudiants ont refusé de payer l’augmentation du ticket de métro(2)Note de la rédaction : cela n’est pas sans rappeler la situation française avec les Gilets jaunes, mouvement parti d’un refus de l’augmentation des carburants, mouvement extérieur aux syndicats et aux partis et qui a débordé sur d’autres sujets comme le référendum d’initiative citoyenne…. Il y a eu un soulèvement national sous l’impulsion de la jeunesse et toutes les inégalités que porte cette constitution ont été dénoncées. Le pays entier s’est enflammé. Mais la chose la plus importante alors, c’est que ce mouvement n’est pas né des partis politiques ou des organisations syndicales. Le monde politique ou syndical ne l’a ni initié ni promu, il en est resté le spectateur, et c’était ces jeunes qui revendiquaient un nouveau système de santé, une éducation gratuite ou des pensions décentes.
Lors de ces événements de 2019, la distance était grande entre les partis politiques (tous les partis) et les Chiliens. Les partis de gauche s’y sont raccrochés plus tard.
Lucho : Mais justement, les Chiliens avaient l’occasion de transformer cette mobilisation de 2019 par l’adoption de la constitution présentée par l’assemblée constituante qui reprenait toutes ces revendications sur le système de santé, éducation ou retraite.
Réponse de Luis : L’assemblée constituante, en effet, représentait un espoir immense pour les Chiliens qui vivent actuellement dans une société où le privé règne. La constituante a accouché d’un dictionnaire de bonnes intentions, au lieu d’un texte concret et précis. Parallèlement, quelques membres de la constituante se sont révélés être des manipulateurs ou des menteurs, sans compter que la droite et l’extrême droite, qui ont la main mise sur les médias, ont bien mis en évidence ces pitres et avancé grâce à cela que le projet de constitution n’était pas crédible… Le résultat, tout le monde le connaît: le rejet pur et simple de ce texte. Il est également important de noter que la droite et l’extrême droite se sont fortement mobilisées sur les sujets de sécurité et d’immigration alors que le gouvernement et les partis de gauche leur laissaient le terrain libre sur ces thèmes pourtant favoris des Chiliens.
Lucho : Les députés d’extrême droite et de droite qui ont proposé le texte suivant, eux, n’ont pas été catalogués de fantaisistes, mais leur projet a été repoussé aussi.
Réponse de Luis : La droite et l’extrême droite qui ont emporté la majorité pour rédiger leur projet ont été aveuglées par leur victoire : elles se voyaient déjà reprendre les rênes du pays lors des prochains scrutins et gouverner le pays à nouveau pendant de décennies, comme l’avait fait leur maître Pinochet. Et donc elles se sont fait plaisir en chargeant un peu trop la barque dans l’autre sens. Leur idéologie a pris le dessus et elles ont oublié que la volonté des citoyens, c’était tout simplement de vivre décemment dans un pays plus juste. Les jeunes et les femmes ont mené campagne, notamment par rapport au dossier sur l’avortement, contre cette volonté d’extrême droite de nier tout droit à la personne, si ce n’est celui de se taire. Et les Chiliens ont dit non.
Lucho : Mais alors où est le problème ? D’un côté trop de changements et peu de crédibilité, de l’autre trop d’idéologie et pas assez de mesures sociales… Que cherche le pays ?
Réponse de Luis : L’enseignement de ces deux scrutins, c’est qu’il existe un fossé entre les partis politiques, tous les partis politiques, et le pays. Je vous l’ai dit : les mouvements sociaux de 2019 ont été impulsés par la jeunesse. Les partis et les organisations syndicales s’y sont raccrochés. Mais aujourd’hui au Chili, politiques et syndicats sont vus comme une caste. Une caste bien payée (à partir de 10 000 dollars par mois) qui s’invective sur le socialisme, le communisme, le capitalisme, le néolibéralisme, mais sans rien changer, au fond, pour les Chiliens. Les députés vivent dans une bulle, organisent des débats, parlent d’idéologie, de valeurs, de droits, mais rien ne change.
Les Chiliens, eux, souhaitent qu’on apporte une solution à leur vie : ils veulent un travail stable, un système de santé plus juste, une éducation gratuite, des retraites décentes. Et ils voient ces hommes et ces femmes politiques qui se donnent en spectacle, à l’assemblée, dans les médias, évoquent le socialisme qui va tout changer ou le néolibéralisme qui va tout régler. Or ils ont assez de tous ces « ismes » dont se gargarisent la gauche comme la droite. Tous les scrutins démontrent cette coupure nette entre politique et société. Les gens sont fatigués des tensions, des affrontements de ces politiques qui divisent le pays sans jamais apporter de solutions concrètes dans la vie de tous les jours.
D’ailleurs le Chili n’est sans doute pas le seul pays à en avoir assez de ces partis politiques traditionnels qui « draguent » avant les élections puis méprisent ceux qui les ont élus durant tout le mandat. Il n’y a qu’à voir ces grands pays américains qui se sont tournés, parfois par simple dépit, vers des candidats antisystèmes à commencer par Trump aux États-Unis, Bolsonaro au Brésil et maintenant Milei en Argentine !
Lucho : N’existe-t-il pas le même risque au Chili ? Un des alliés d’Antonio Kast a quitté le parti républicain pour dénoncer les partis de gauche comme de droite ?
Réponse de Luis : Quelques jours avant l’élection du 17 décembre, José Manuel Rojo Edwards a quitté le parti républicain qu’il avait fondé avec Antonio [Kast], le candidat d’extrême droite battu à la dernière élection présidentielle. Il a senti que la défaite allait être importante et a préféré quitter le navire avant en appelant à voter contre le projet. Il a sans doute bien suivi la campagne de Milei en Argentine, puisqu’il dit déjà que l’extrême droite et la gauche qui ont gouverné sont pareilles, qu’aucune des deux ne pense aux Chiliens. Mais que lui par contre (depuis peu) pense au pays et va défendre la liberté (comme Milei le clame). Nous sommes à deux ans des prochaines élections présidentielles au Chili. Pour l’instant le parti présidentiel de Gabriel Boric bénéficie de 35 % de soutien. Boric a connu pas mal de déboires avec ses jeunes amis qui l’avaient accompagné au pouvoir et il s’est rendu compte qu’il ne suffit pas de crier dans des manifestations pour faire un bon ministre. Aujourd’hui, il gouverne avec plusieurs membres des anciens partis (parti communiste ou parti socialiste), pourtant rejetés par les Chiliens qui ne croient plus en leur volonté de trouver des solutions. Une grande majorité pense que la seule ambition des politiques de tous bords, c’est de conserver des rentes de situation, et le Chili passe bien après. Je pense que l’on arrive au bout d’une pratique de la politique, ici au Chili comme ailleurs dans le monde.
Commentaires de Lucho
Au Chili comme ailleurs, aux États-Unis, en Amérique latine ou en Europe, le fossé se creuse entre les gouvernants qui une fois élus n’en font qu’à leur tête (voir les mensonges, contradictions, changements de cap, etc. du locataire actuel de l’Élysée). Les électeurs se sentent incompris et bafoués. C’est un véritable problème de fond qui les conduit un peu partout – au lieu de se révolter –à choisir l’extrême droite ou des leaders antisystèmes tandis que les organisations syndicales ou les partis politiques traditionnels se vident de leur substance…
Mais pendant ce temps, le dictateur Pinochet et sa constitution sont toujours bien présents au Chili.
Notes de bas de page
↑1 | Lire également à ce propos notre précédent article. |
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↑2 | Note de la rédaction : cela n’est pas sans rappeler la situation française avec les Gilets jaunes, mouvement parti d’un refus de l’augmentation des carburants, mouvement extérieur aux syndicats et aux partis et qui a débordé sur d’autres sujets comme le référendum d’initiative citoyenne… |