Ce petit pays d’Amérique centrale de 6 millions d’habitants vient de réélire à une écrasante majorité Nayib Bukele à la présidence de la République. Alors même que la réélection était interdite par la Constitution, le président se défend de la bafouer, mais se vante au contraire d’avoir libéré les Salvadoriens de la peur, cette peur de la mort qui hantait ce pays jusque dans ses moindres recoins, même les plus reculés.
Comment Nayib Bukele a-t-il séduit à ce point les Salvadoriens ? Explications.
Rappel
Dès les années 60, les États-Unis veillent à ce que la révolution cubaine ne gangrène pas l’Amérique centrale et déversent d’impressionnants moyens pour y maintenir les dictatures sans se soucier des droits de l’homme. Peu importe la manière, seul compte le but. Ainsi les escadrons de la mort du major D’Aubuisson commettront au Salvador d’atroces massacres envers ceux soupçonnés d’aider la guérilla, tandis que leur chef se rendra tristement célèbre en ordonnant l’assassinat de l’archevêque de San Salvador Mgr Romero dans la cathédrale de la capitale en 1980.
Toutefois, en 1992, le FMLN (Frente Farabundo Marti de Liberacion Nacional) et le parti de droite au pouvoir Arena signent à Chapultepec (Mexique) des accords de paix qui mettent un terme à douze ans de conflit interne armé qui aura fait 75 000 morts et un million de déplacés.
Les accords signés, le parti Arena (auquel appartenait le major D’Aubuisson) remporte les élections et continue à gouverner le pays sans discontinuer jusqu’en 2009. Vingt-cinq ans pendant lesquels dirige sans partage une petite poignée de possédants, bien à l’abri dans d’immenses propriétés dont les hauts murs sont hérissés de barbelés. Le peuple, lui, essaie de survivre ou émigre aux États-Unis (probablement plus d’un million et demi de personnes). Ceux qui restent travaillent la terre, servent comme employés de maison, ou se rabattent sur le commerce de rue. Aucun système de santé, aucune possibilité de poursuivre des études : pauvres ils sont, pauvres ils restent. Le caractère profondément inégalitaire de cette société ne perturbe pas le parti Arena au pouvoir qui, avec l’appui des États-Unis, fait prospérer les affaires des familles possédantes sans se soucier du reste.
Il ne s’en soucie pas, mais au fil des élections, le FMLN grappille des voix. Son leader charismatique Schafik Handal échouera en 2004 lors de l’élection présidentielle, avant de décéder en 2006, mais le parti de l’ex-guérilla remportera la présidentielle de 2009, avec le journaliste Mauricio Funes comme tête d’affiche. Cette victoire remplit d’espoir un pays qui souffre depuis des années de la guerre civile puis d’une violence extrême. Un changement profond s’impose pour que les droits les plus élémentaires du peuple soient enfin respectés (notamment en matière d’éducation, de santé, et bien sûr de sécurité).
En 2014, succède à Funes une figure historique du FMLN, Salvador Sanchez Ceren. L’ex-bras droit de Schafik Handal redouble d’efforts pour appliquer une politique sociale volontaire et grâce à l’aide du Venezuela de Chavez, puis de Maduro, parvient à faire construire des hôpitaux, des routes, fait de l’éducation une priorité, tout comme la lutte contre la criminalité.
C’est le moment où émerge Nayib Bukele, élu maire de la capitale San Salvador en 2015 sous l’étiquette FMLN (dont il est exclu en 2017). Il se présente à l’élection présidentielle de 2019 sous l’étiquette d’un petit parti de droite (GANA) face aux deux partis historiques Arena et FMLN et l‘emporte pourtant à 37 ans, dès le premier tour, avec 53 % des voix.
Pourquoi et comment ?
Corruption
Arena et le FMLN ont chacun à leur façon aidé à la construction du personnage de Bukele. Arena, le tout puissant parti au pouvoir après la guerre civile, avait pris ses habitudes : les deux derniers présidents élus sous cette étiquette, Francisco Flores et Tony Saca, ont terminé en prison pour corruption, le premier (qui décède en détention) accusé d’avoir détourné 15 millions de dollars d’aide aux sinistrés d’un tremblement de terre ; le second pour avoir mis la main sur 300 millions de dollars au profit de sa famille et ses proches…
Côté FMLN, l’ex-président Funes s’est enfui au Nicaragua accusé d’avoir passé un accord de trêve avec les gangs (faits qu’il a toujours niés). Il y a été rejoint par son successeur Salvador Sanchez Ceren soupçonné de détournement de fonds…
Les Salvadoriens, qui subissent quotidiennement le crime organisé, voient leur classe politique sombrer dans la corruption.
Criminalité
Un problème majeur a surgi très vite après les accords de paix : le phénomène des « Maras », bandes criminelles, qui en se menant une guerre sans merci font monter le taux d’homicides à d’impressionnants records. Les deux principales bandes qui s’affrontent (la Salvatrucha et la 18) se composent de jeunes Salvadoriens renvoyés des Etats-Unis après avoir commis un délit, qui reproduisent leurs habitudes urbaines de conquêtes de territoires, de racket, de trafic de drogue, d’enlèvements, assassinats au Salvador, à tel point que le nombre annuel d’homicides oscille avant l’arrivée de Bukele de 6 000 à 3500 par an.
Les méthodes mises en place par Arena (divers plans dits « mano dura ») ou celle du FMLN (davantage basées sur la prévention) ne donnent pas de résultats significatifs. Sous leurs mandats, de 1992 à 2018, le nombre d’homicides dépasse celui au nombre de morts durant le conflit armé. Des morts « pour rien », car les Salvadoriens les plus touchés par l’extorsion sont pauvres, tandis que gardes du corps et voitures blindées protègent les plus aisés. Des hommes en armes surveillent les abords des maisons particulières, les supermarchés ou les pharmacies. Le pays vit comme s’il était encore en guerre et la grande majorité des Salvadoriens survit dans cet enfer en rêvant de pouvoir circuler librement et vivre normalement.
La mode « antisystème » et les réseaux sociaux
Aux Etats-Unis, Trump s’est déjà présenté comme un candidat « anti-système », mettant en avant son parcours d’homme d’affaires encore neuf en politique. Une « mode » est née, et le candidat Bukele va en profiter : il propose de tout changer et dénonce les « corrompus » qui l’ont précédé, des incapables prompts à se remplir les poches qui ont laissé les Salvadoriens aux mains des gangs.
Nayib Bukele vient d’être exclu du FMLN ; Arena a déjà son candidat : il se présente donc sous les couleurs d’un petit parti tiers en proposant de « sauver le pays ». Il utilise pour cela les réseaux sociaux et y dénonce l’incurie des deux partis qui ont eu le pouvoir jusqu’à présent, des « sectaires » et des « égoïstes », tandis que lui veut rassembler et mettre hors d’état de nuire les gangs.
Le cas Bukele
La victoire de Bukele au premier tour de 2019 a surpris à l’extérieur, mais peut-être plus encore à l’intérieur. L’un et l’autre des principaux partis (Arena et FMLN), certes conscients de la bonne campagne du candidat, misaient sur un bon report des voix qui se porteraient sur lui pour l’emporter au second tour !
Au lendemain de la présidentielle, l’un et l’autre comptent au moins sur leurs députés (36 Arena et 23 FMLN sur un total de 84) pour tempérer les ardeurs du nouveau président qui ne peut, lui, compter que sur les 10 députés de son parti GANA et éventuellement sur les 9 du Parti de la Concertation Nationale (PCN).
C’est compter sans la détermination et le sens de la mise en scène de Bukele qui va jouer le pays contre les « notables ». Début février 2020, entouré de policiers et de militaires, il fait irruption à la Chambre, au mépris de la plus élémentaire séparation des pouvoirs, et donne un ultimatum aux députés : « vous avez une semaine pour voter les 108 millions de dollars nécessaires pour combattre les gangs ». Lorsqu’il ressort de l’assemblée, une foule (qui passait là par hasard…) l’applaudit et scande son nom. Un mois plus tard, la commission des finances de l’Assemblée nationale (à l’exception des députés du FMLN) vote les crédits exigés. Bukele vient de gagner son bras de fer.
Une victoire que l’on peut rapprocher de la politique qu’il mène ensuite contre le coronavirus, alternance de mesures sociales (suspension du paiement des loyers ou des factures d’électricité, bons de 300 dollars à plus d’un million de familles…) et de répression (la prison pour tous ceux qu’on trouve dans la rue en périodes de quarantaine).
En février 2021, les élections législatives et municipales couronnent le nouveau parti du président Bukele : « Nuevas ideas » (« idées neuves ») remporte la majorité absolue au parlement avec 66,6 % des voix, soit 56 députés sur 84, 14 à Arena et 4 au FMLN. Il a les mains libres pour changer en profondeur les institutions du pays.
Il congédie tous les membres de la Cour suprême, les remplace par des gens à lui et leur demande de valider le droit à la réélection alors que six articles de la Constitution l’interdisent. Demande bien entendu acceptée puisque les magistrats sont menacés de prison en cas de vote négatif…
Une révision de la loi électorale abaisse également le nombre de mairies à 50 au lieu de 262, le vote à l’étranger est autorisé, les circonscriptions sont redessinées. Enfin, il nomme un nouveau procureur et parvient ainsi, fin 2023, à contrôler tous les pouvoirs, exécutif, législatif et judiciaire.
Parallèlement, il poursuit sa politique « Maras – zéro homicide » et engage une lutte sans merci contre les gangs de rues. Policiers et militaires quadrillent le pays, pénètrent dans les maisons, interpellent tous les jeunes tatoués et les jettent en prison. Il a inauguré en janvier 2023 une prison de haute sécurité construite pour les besoins de la cause. Parmi les 75 000 personnes qui y ont été emprisonnées, quelques milliers n’ont probablement rien à voir avec les gangs, mais comment le savoir puisque l’état d’exception, en place depuis mars 2022, n’autorise pas la présence d’un avocat pour leur défense…
Et puis les chiffres sont si parlants : fin 2023, le Salvador devient l’un des pays les plus sûrs d’Amérique latine avec 443 homicides pour l’année.
Élection présidentielle, législative et municipale du 4 février
En fin de soirée électorale, Bukele se présente avec son épouse au balcon du palais présidentiel et se déclare vainqueur des élections. Aucun bulletin officiel n’émane encore (comme c’est l’usage) du tribunal suprême électoral, mais le nouveau président déclare déjà : « 85 % des Salvadoriens ont voté pour nous, et nous obtiendrons 58 députés des 60 qu’en compte l’assemblée ». Déclaration d’autant plus étonnante quatre jours plus tard, alors que le tribunal suprême électoral ne donne toujours pas de chiffre définitif, ni sur l’élection présidentielle (où la victoire de Bukele ne fait certes aucun doute), ni sur l’élection législative. Des problèmes seraient intervenus au moment du comptage des voix et il doit se faire manuellement urne par urne. Les opposants FMLN et ARENA dénoncent des irrégularités dans certains bureaux de vote, notamment à l’étranger et exigent l’annulation de ces élections, pour lesquelles la participation serait inférieure à 50 %…
Une semaine après la clôture du vote, le tribunal suprême électoral confirme cependant l’élection de Nayib Bukele avec 82 % des voix (mais seulement 43 % de participation). En en ce qui concerne les élections législatives, ne donne aucun résultat…
Les missions d’observateurs ne voient pas d’irrégularités flagrantes, les seuls reproches ciblent l’emploi des moyens de l’État pour la campagne, pratique assez commune à d’autres pays en Amérique latine. La communauté internationale ne bronche pas ; le secrétaire d’État américain Blinken félicite l’heureux élu, l’Union européenne en fait de même…
Commentaires
Nayib Bukele a su faire du plus gros problème du pays sa plus grande force. Il a d’abord mis au pas les Maras pour mieux réduire les partis hier dominants (aujourd’hui FMLN et Arena feraient respectivement 7 % et 5 % à l’élection présidentielle) et s’accaparer tous les pouvoirs. Son ascension est celle d’un homme habile qui a su apporter un soutien social durant le Covid contrairement à d’autres (Jair Bolsonaro au Brésil). Mais il a aussi démontré qu’il n’admettait pas l’échec et était prêt à tout pour arriver à ses fins (comme par exemple la réélection indéfinie). Il détient à présent tous les pouvoirs, mais voilà qu’apparaît un nouveau problème à surmonter : celui de la pauvreté qui a encore augmenté depuis qu’il est au pouvoir. Son idée de passer la monnaie nationale du dollar au bitcoin n’a pas attiré comme il l’espérait les investisseurs, et le seul secteur du tourisme a profité du regain de sécurité. Et puis surtout, le régime d’exception est toujours en vigueur et les Salvadoriens se plaignent d’arrestations arbitraires, de tortures et de décès en détention… Bukele sait que pour l’instant, il tient la majorité des Salvadoriens, car ils n’ont plus peur des Maras, mais qu’en serait-il si une majorité avait désormais peur de Nayib Bukele ?