Gabriel Boric a été élu président (56 % des voix) contre José Antonio Kast (45 %). Participation : 62%
Le 19 décembre, les Chiliens se sont déplacés en nombre pour aller voter. Et cela bien que les bus qui auraient permis d’emmener les électeurs aux urnes soient restés dans les garages sur ordre d’un patronat mauvais joueur. L’anecdote est d’ailleurs assez symbolique du bouleversement qui vient de se produire au Chili et qui signe la fin du tout-privé.
La victoire de Gabriel Boric donne aussi plus de force et de sens au projet de refonte de la constitution et à l’espoir d’une société future plus égalitaire qui le porte. Cette victoire constitue enfin une belle revanche sur les États-Unis qui ont soutenu la dictature de Pinochet et le modèle économique qu’il mettait en place, encore en vigueur depuis lors. Luis nous donne ses impressions sur cette importante victoire de Gabriel Boric :
Question : Que représente la victoire de Gabriel Boric pour vous, militant de gauche emprisonné et torturé dans les geôles de Pinochet, puis évadé et exilé toute votre vie ?
Quel chemin parcouru depuis le 11 septembre 1973… Toute une vie à attendre, loin de mon pays qui me considérait jusqu’à il y a peu comme un terroriste et m’interdisait de disposer de documents officiels chiliens, passeport ou carte d’identité.
Avant de parler sur le fond, je voudrais vous faire partager l’ambiance au soir des résultats, et la joie des militants à l’annonce de la victoire de Gabriel Boric. Mon neveu m’a envoyé ce bref message, écoutez-le (message vocal retranscrit) :
Luis, guérillero, ton peuple est ici, qui célèbre la victoire. Et même si tu n’es pas avec nous, nous, nous sommes avec toi. Le peuple est en train de célébrer un moment historique sur l’avenue Oballe. Il célèbre un triomphe. Parce que nous avons gagné contre le fascisme, nous avons gagné contre ceux qui voulaient installer, réinstaller, un nazisme qui nous a fait tant de mal et que toi, tu as combattu avec force. Et à la fin c’est toi qui as gagné. Un abrazo depuis cette avenue Oballe. Cette lutte, nous l’avons menée depuis la cordillère jusqu’à la mer. Tu le sais mieux que nous, elle ne finit pas là, mais nous venons de faire un nouveau pas. Les jeunes sont là et nous donnerons tout de nous pour continuer cette lutte. Un abrazo.
Quelle ferveur ! Les mots de mon neveu résument bien ce qui s’est passé au Chili ces dernières années, des années de lutte, mais aussi d’espérance. Ma vie est faite de combats et de clandestinité, qui ne pouvaient finir sans que ne tombent les représentants et les héritiers de Pinochet. Aujourd’hui, un grand espoir est né pour le pays – et pour la région.
Question : Cette victoire est importante, vous venez de le dire, également pour la région. Comment tout cela peut-il se mettre en place ? D’autant que l’assemblée constituante rendra le fruit de ses travaux en mai ou juin 2022 ?
Commençons par rappeler que cette victoire a permis de dire clairement et massivement « non » à un pouvoir de type fasciste, un pouvoir à la Bolsonaro du Brésil, proche voisin du Chili. Deux pouvoirs d’extrême droite dans la région, cela faisait beaucoup.
Kast représentait les derniers espoirs d’un secteur riche et conservateur qui a été aux commandes du pays très longtemps. C’est un secteur qui dispose d’un grand potentiel en termes d’organisation, de structures, de réseaux, en plus de son pouvoir économique. Le noyau dur de cette droite constitue une réserve de voix d’au moins 30 % – ce qui permet de comprendre pourquoi le candidat de l’extrême droite a réussi à « grimper » jusqu’à 45 % des voix.
La victoire de Gabriel Boric a été portée, en partie, par la contestation étudiante menée depuis plusieurs années. Les trentenaires qui aujourd’hui arrivent aux commandes du pays se sont formés dans le syndicalisme étudiant. Ils organisaient la contestation contre les différents gouvernements (y compris celui de Michelle Bachelet, la présidente socialiste), contre la privatisation des universités et pour la gratuité de l’enseignement. Ces combats du syndicalisme étudiant ont permis de tisser des liens très étroits entre les responsables des différentes organisations syndicales de l’époque. Quatre militants de cette époque notamment sont inséparables : Gabriel Boric, Camila Valejo (qui l’avait précédé à la présidence de la fédération des universités, aujourd’hui députée du parti communiste), Giorgio Jackson (député pour le « Frente amplio », ancien président lui-aussi de la même fédération) et Karol Kariola (député pour le parti communiste chilien et elle aussi ex-présidente de la fédération des universités).
Ces quatre amis sont entrés en politique après avoir fait leurs armes, ensemble, dans le syndicalisme étudiant. Ils militent dans des partis différents mais leur vision est proche : ils appellent de leurs vœux un État démocratique, plus juste, plus égalitaire, ils veulent le respect des libertés et celui de l’environnement. Leur position critique envers Cuba, le Nicaragua ou le Venezuela a déjà provoqué quelques problèmes au sein de la coalition qui a mené Boric au pouvoir : le parti communiste chilien n’a pas le même point de vue sur les trois pays cités.
Ces trois pays qui m’ont d’ailleurs tous les trois accueilli à un moment de mon exode…
À l’évidence Boric et ses amis amènent avec eux le souffle de la jeunesse, appuyés qu’ils sont par les mouvements de contestation des jeunes étudiants de 2019, qui s’étaient propagés dans tout le pays.
Question : les partis politiques sont là, mais vous avez l’air de dire que les jeunes veulent plus vite, plus franchement.
En fait Boric et ses amis ne font que représenter l’immense masse des jeunes qui se sont mobilisés pour cette élection et qui sont en attente, comme on l’a vu en 2019, de plus de justice sociale. Parmi eux, on compte beaucoup de femmes (elles ont voté pour Boric à 30 % de plus que pour Kast). Ce sont ces jeunes qui ont imposé la constituante lors d’une élection dont les partis traditionnels étaient mis un peu à l’écart, car à leurs yeux, trop timorés depuis des années. N’oubliez pas ce qu’il faut retenir de la constituante : 80 % des votes sont favorables à l’élimination de la constitution de Pinochet. La victoire de Boric entérine finalement cette précédente élection et la fin de la constitution de Pinochet.
Au-delà du résultat, ce qui me ravit, après avoir attendu tant d’années cette victoire, c’est le message envoyé au monde contre la politique néolibérale qui nous fut imposée par les États-Unis. Oui la situation au Chili est la suivante : quatre ou cinq familles et 10 % de la population chilienne détiennent toutes les richesses du pays pendant que les autres survivent comme ils le peuvent dans un pays où tout est privatisé.
Question : vous êtes très enthousiaste, vous êtes donc optimiste pour l’avenir ?
Mais vous vous rendez compte de ce que cela représente pour nous : ce n’est pas une simple alternance ! Cette élection porte au pouvoir une volonté énorme, et il a fallu une puissance phénoménale pour se débarrasser de cette dictature et de ce néolibéralisme !
Pour nous c’est un véritable Mai 68. Ces jeunes dirigeants sont foncièrement sains, honnêtes, pleins d’idéal. Ils ne veulent plus d’autoritarisme, ils ne veulent plus entendre parler d’inégalités sociales, et la grande majorité du pays les soutient.
Les quatre amis (Gabriel Boric, Camila Valejo, Giorgio Jackson et Karol Kariola), juste après la victoire, se sont rendus au palais présidentiel pour rendre hommage à Salvador Allende dont le buste est exposé. Ils lui ont dit : « Salvador Allende nous voilà ; avec nous, tu es revenu au pouvoir. Et tu avais raison : les avenues se sont remplies d’hommes et de femmes libres pour construire une société meilleure. »
Oui, je suis enthousiaste. Comment ne le serais-je pas, quand je vois ces jeunes à la tête du pays, qui ne veulent pas faire de concessions – alors que nous, les plus anciens, nous avions peut-être tendance à nous recroqueviller sur nous-mêmes. Ils sont vent debout pour l’environnement, les droits des minorités, les droits des femmes (la loi sur l’avortement a été votée il y a peu). Les femmes sont très mobilisées, elles militent en masse, bien plus qu’à notre époque avec Salvador Allende. Boric peut compter sur un appui très important de leur part.
Oui j’ai confiance. Je vous parle d’un Mai 68 pour nous, mais sachez que ce moment de révolte de la jeunesse a été très important pour nous qui étions au Chili à l’époque. J’ai toujours admiré ce qui se passait en France à ce moment-là, qui a apporté une énorme bouffée d’air à tous les pays. Ce vent qui venait de France portait une remise en cause totale de la société, de la musique, de la littérature… tout y passait. Aujourd’hui les jeunes Chiliens ont fait la même chose en envoyant par-dessus bord le néolibéralisme, les dictatures, l’autoritarisme. C’est le sens de cette victoire : ils ont voulu en finir avec l’injustice et renvoyé à son destinataire le modèle économique qu’il leur avait imposé il y a cinquante ans.
Salvador Allende peut être fier de ce que ses héritiers ont fait. Je ne suis pas un illuminé, et je sais que la route sera difficile, semée d’embuches. Mais le Chili est aujourd’hui dans le camp du progrès.