Bref rappel : de la dictature à la démocratie
La politique en Uruguay s’écrit avec un grand « P ». L’histoire a forgé la conscience d’une nation, à taille humaine, très marquée par les événements vécus il y a quelques décennies. Aujourd’hui, ceux pour qui la démocratie compte citent l’Uruguay en exemple et le niveau « exceptionnellement élevé » de son débat politique, notamment en comparaison du spectacle souvent dégradant donné chez les voisins… ou moins voisins.
L’Uruguay a vécu les années sombres d’une dictature civico-militaire de 1973 à 1984, comme d’autres pays dans la région (Chili, Argentine, Paraguay, Bolivie ou Brésil), pratiquement au même moment. Les régimes étaient appuyés financièrement et militairement par les États-Unis, enrôlés dans le plan « Condor » piloté par les Étatsuniens pour éradiquer le communisme, le socialisme, le syndicalisme. Tous les défenseurs des libertés, hommes ou femmes, jeunes ou vieux opposants, tous devaient être arrêtés, frappés, torturés, tués, incinérés, jetés dans le fleuve de la Plata, ou enterrés dans les fosses communes des terrains jouxtant les garnisons militaires où l’on retrouve aujourd’hui encore des restes humains. Et les femmes, en plus, furent systématiquement violées.
En Uruguay, les militaires régnaient en maîtres, aidés en cela par leurs « devantures » politiques du moment issues des deux partis les plus anciens du pays : le parti Colorado de 1973 à 1976, puis le parti dit « National » de 1976 à 1981. Ces « présidents » de la honte et de l’horreur connaissaient parfaitement le destin de leurs adversaires politiques du parti communiste, des Tupamaros ou du « Frente Amplio » : une mort certaine.
Et la répression fut féroce envers tous ceux qui s’élevaient contre le régime et rejoignaient la lutte armée, au prix de milliers de vies. La démocratie l’a finalement emporté et des voix se sont fait entendre pour reconstruire le petit pays admiré aujourd’hui, en 2024, pour son « éducation » en matière de politique.
La vie après la « mort » : renaissance de la gauche
Le retour à la vie démocratique n’a pas trop changé les habitudes du parti Colorado et du parti national, puisqu’ils se sont succédé à la présidence de 1985 à 2005, à raison de trois présidents pour le premier, et un pour le second. En face, ceux qui avaient échappé à la mort ou survécu à l’isolement, revenus de l’enfer, ont mis plus de temps à reprendre force et à prouver que, même en Uruguay, et même après toutes ces années de dictature militaire et de mainmise de la droite, la gauche avait toute sa place.
En 2005, enfin, Tabare Vasquez devient le premier président socialiste à la tête du Frente Amplio. Une victoire extraordinaire pour les militants et un salut à la mémoire de tous ceux qui ont perdu la vie pendant les années sombres, éliminés de la plus sordide des façons par l’implacable machine idéologique que soutenait dans la région la première puissance du monde.
En 2010, c’est Pepe Mujica qui prend la lumière avec le mouvement de libération nationale – Tupamaros. L’ancien guérillero devient président. Quelle vie incroyable que celle de cet homme qui est passé, jeune, de la lutte armée à 14 ans de prison, de tortures et d’isolement, puis au statut de sage dont on vient aujourd’hui encore cueillir la parole.
En 2015, Tabare Vasquez revient aux commandes du pays et continue la transformation entreprise en 2005. Cette année-là, le Frente Amplio découvre à son arrivée au pouvoir, après 25 ans de règne des deux partis de droite, un pays exsangue : fuite des capitaux, pauvreté extrême (40 % de la population), effondrement du système financier, dépendance économique vis-à-vis du Brésil et de l’Argentine, et enfin, lourd conservatisme qui pèse de tout son poids sur l’évolution de la société et la paralyse.
La gauche était-elle capable de faire mieux ?
Il n’était pas difficile de faire mieux, mais il faut saluer la transformation en profondeur dans tous les secteurs du pays. Quelques exemples :
- économie : quinze ans de croissance ininterrompue ; le pays devient le moins inégalitaire d’Amérique latine et, de 40 % de taux de pauvreté, passe à 8,6 % de la population ;
- budget santé : de 0,4 % du PIB en 2005 à 6,8 % en 2018 ;
- salaires et retraites : une hausse de 87 % en 15 ans de gauche contre 13 % en 25 ans de droite ;
- sans compter le bond en avant de la société sur le plan sociétal, avec la légalisation de l’avortement, le mariage pour tous, les lois contre la violence de genres et l’intégration de personnes transgenres ou la légalisation de la marijuana.
Le Frente Amplio devient une référence politique de la gauche mondiale, mais il est pourtant battu en 2019 par le Parti national avec une différence de voix de 1,2 %. Face à la violence qu’engendre le trafic de drogue qui s’installe en Uruguay, les électeurs ont-ils voulu tester la méthode de la droite ? Mais celle-ci n’a pas convaincu pendant les dernières années. Le Parti national s’est en outre distingué par quelques sombres affaires ternissant son image :
- l’homme de confiance et garde-corps du président Pou dort désormais en prison ;
- deux ministres ont démissionné après l’arrestation d’un gros narcotrafiquant à Dubaï qui exhibait un passeport uruguayen ;
- un sénateur très influent, toujours du Parti national, condamné pour abus sexuel sur mineur… Pas très bon pour la droite en campagne pour les présidentielles.
L’élection du 24 novembre : victoire du Frente Amplio
Le 24 novembre voit donc la victoire du candidat du Frente Amplio Yamandu Orsi qui, avec 49,5 % des voix, devance Alvaro Delgado (45,8 %) à la tête de la coalition de droite et d’extrême droite (parti national, parti Colorado, et parti Cabildo Abierto). Ce fut une belle victoire qui contredit les sondages qui donnaient les deux hommes au coude à coude.
Pour ne pas renouveler la mésaventure de 2019, le Frente Amplio s’est lancé tôt dans une vaste campagne de terrain, quadrillant villes et campagne (où elle est moins implantée que ces adversaires). Il était appuyé par un Pepe Mujica diminué physiquement à la suite d’un cancer, mais qui, à 89 ans, n’a rien perdu de sa verve ni de la passion qui l’a animé toute sa vie. Sa force de persuasion toutes générations confondues aura été déterminante. Il a rappelé sans relâche l’importance du combat pour les véritables valeurs qui vous permettent de ne pas passer à côté de la vie. S’il ne fallait retenir qu’une de ses fortes phrases de militant, ce pourrait être celle-ci : « finalement, l’unique lutte qui se perd est celle que l’on abandonne ».
La victoire de Yamandou Orsi est presque complète puisqu’il aura la majorité au Sénat. Il ne lui manque que deux élus pour l’avoir au parlement, mais son prédécesseur était moins bien loti que lui et a pourtant gouverné sans problème.
Le président élu prendra ses fonctions le 1er mars 2025,
COMMENTAIRES
Lors de ces élections, l’Uruguay a donné une leçon de maturité à tous ceux qui ont la prétention d’exercer en politique. Dans ce petit pays, pourtant passé par des années noires, on débat dans le respect de l’adversaire, le respect du vote et le respect de tous les citoyens.
Cela change des invectives que l’on entend aux États-Unis et partout en Europe, où des « vérités fausses » sont déversées sur des plateaux de télévision transformés en arène de téléréalité.
Cela change des propos d’un président français, en bras de chemise dans les rues de Rio, qui s’en prend aux Haïtiens et les traite de « cons » !