Préambule – situation début janvier 2021
Le Venezuela, depuis l’arrivée de Hugo Chavez au pouvoir, est la cible des États-Unis qui s’évertuent à trouver enfin un moyen de faire tomber le régime (coup d’État raté en 2002, grève générale l’année suivante et paralysie de l’industrie pétrolière…). Et en la matière, tous les moyens sont bons.
À la mort de Hugo Chavez en 2013, la pression américaine s’est amplifiée contre Nicolas Maduro qui a remporté, dans la foulée, l’élection présidentielle contre le candidat de l’opposition Enrique Capriles. Le président élu n’a pas eu un jour de répit : le soir même de sa victoire, toutes les forces de l’opposition la contestaient (malgré l’inviolabilité du matériel électoral électronique et la présence d’observateurs internationaux) et manifestaient leur colère dans les rues du pays. Bilan : 43 morts.
Depuis les États-Unis n’ont cessé de s’immiscer dans les affaires vénézuéliennes(1)Cf. l’article publié le 29 janvier 2021 dans Respublica ainsi qu’une analyse plus générale de l’interventionnisme américain en Amérique latine, avec la complicité des Européens. En janvier 2021, l’Assemblée nationale nouvellement élue en décembre de l’année précédent organise son bureau : c’est Jorge Rodriguez qui est élu président. Psychiatre de profession, ancien vice-président de la République de Hugo Chavez (2007-2008), ancien maire de Caracas (de 2008 à 2017), il est le fils de Jorge Antonio Rodriguez, « suicidé » après avoir été torturé dans les geôles du pouvoir de la 4e République en 1976. Jorge Rodriguez est un chaviste convaincu, formé politiquement, intelligent, habile tacticien, diplomate et fin négociateur.
Il doit faire face en ce début d’année 2021 a une situation ubuesque : le président de l’ancienne assemblée nationale (élue en 2015) refuse de démissionner pour laisser sa place. Le précédent président est en effet Juan Guaido, qui en janvier 2019, avec la bénédiction de Donald Trump, s’est auto-proclamé président de la République et compte bien le rester.
En janvier 2021, le Venezuela compte donc deux présidents d’assemblée nationale, deux assemblées nationales, et deux présidents de la République : Nicolas Maduro, élu en 2018, et Juan Guaido autoproclamé en 2019 (et soutenu depuis par une soixantaine de pays, dont l’Union européenne, qui ont choisi de le reconnaître comme président légitime).
Covid ou pas, le blocus américain n’a jamais cessé à aucun moment, ni les sanctions, ni le gel des avoirs dans les banques américaines et européennes, ni le blocage de 35 tonnes d’or au Royaume-Uni… Pas plus sous Donald Trump que sous Joe Biden, tandis que l’Union européenne, elle, suit avec constance.
Que se passe-t-il alors au Venezuela ? La révolte d’un peuple affamé contre le pouvoir chaviste ? La rébellion d’un Guaido qui aurait réussi à s’asseoir enfin à la place de Maduro ? La fuite des chavistes en déroute ? Rien de tout cela.
Pourtant lorsque Joe Biden arrive au pouvoir, sur ce front-là comme sur d’autres, on attend du changement. Va-t-il condamner les agissements de Trump au Venezuela ? L’Union européenne va-t-elle trouver sa voie ? Et la France dans tout cela ?
Évolution de la situation
Aux États-Unis, comme on le sait maintenant, l’arrivée de Joe Biden à la Maison blanche mi-janvier ne change guère la donne par rapport à son prédécesseur, Donald Trump. Au contraire. Le nouveau président américain laisse son secrétaire d’État Antony Blinken prononcer les mêmes qualificatifs que l’administration précédente envers le pouvoir chaviste, qualifiée à nouveau de « dictature », coupable de « corruption », etc. Seule nuance notable dans le discours américain : la menace d’une intervention militaire a disparu, on parle plutôt de mettre en place « une nouvelle élection présentielle juste et libre ».
John Bolton, le premier conseiller à la sécurité intérieure de Donald Trump accusait le Venezuela, Cuba et le Nicaragua, d’être « l’axe du mal » ; Antony Blinken, lui, appelle tous les pays d’Amérique latine à « défendre la démocratie face aux régimes du Venezuela, de Cuba et du Nicaragua ». Joe Biden disserte sur l’aide humanitaire dans le monde au temps du Covid, mais son administration retire le Venezuela de la liste des pays d’Amérique latine qui recevront plusieurs millions de doses de vaccins américains. Les États-Unis ont pourtant bien conscience les difficultés que rencontre le pays, que c’est à leur initiative que les comptes vénézueliens sont bloqués et que toutes les transactions bancaires impossibles à réaliser.
Les mois passent. Le Venezuela a compris que Joe Biden épouse la stratégie de Donald Trump et table lui aussi sur une révolte des Vénézueliens, qui, affamés par les sanctions, serviraient de force d’appoint pour renverser le régime. Pourtant, si le pays est exsangue, le soulèvement n’a pas lieu.
Antony Blinken et son ambassadeur pour le Venezuela basé en Colombie James Story, s’évertuent à intervenir dans les affaires intérieures du Venezuela, comme s’il s’agissait d’une province américaine. Car la bataille est aussi idéologique : ni Donald Trump ni Joe Biden ne peuvent accepter en Amérique latine un Venezuela indépendant, dirigé par un leader de gauche, de surcroît allié de la Chine et de la Russie.
C’est d’autant plus vrai, qu’avant leur élection et durant toute leur campagne, les deux candidats à la Maison blanche se sont servis du Venezuela pour gagner des voix après des nombreux migrants cubains, vénézuéliens ou centraméricains dans les États clés que sont la Floride ou le Texas.
Cette stratégie américaine du « tout sauf la gauche » sert aussi à mettre en garde la région, où on « chouchoute » l’ami colombien, qualifié de « meilleur allié des États-Unis dans le sous-continent », selon les présidents américains qu’ils s’appellent Trump ou Biden. L’un et l’autre ferment les yeux sur les atteintes journalières, faites en Colombie, aux défenseurs des droits de l’homme (250 assassinats en moyen par an) et aux signataires des accords de paix (283 à la mi-août depuis 2016). Sans parler des 6402 civils retrouvés dans des fosses communes, assassinés par l’armée (durant la période d’Alvaro Uribe au pouvoir). L’un et l’autre pardonnent tous les agissements du premier producteur de cocaïne au monde, et n’ont d’yeux que pour le Venezuela, qui croule pendant ce temps sous les accusations de crimes contre l’humanité, de violences et d’exécutions sommaires. Car l’un et l’autre s’inquiètent de l’influence grandissante de deux grandes puissances en Amérique latine, la Chine et la Russie (pays avec lesquels le Venezuela entretient une importante coopération en matière énergétique et militaire) et voient avec dépit l’Argentine, la Bolivie, le Mexique se donner des présidents de gauche…
Pendant ce temps, au Venezuela, le pouvoir bolivarien poursuit sa feuille de route. Il a bien tenté d’ouvrir un canal de dialogue direct avec l’administration Biden, pour l’instant sans résultat sur les pressions américaines et européennes. Il multiplie donc les gestes d’ouverture envers l’opposition, en libérant notamment plusieurs dizaines de prisonniers (« terroristes » pour le pouvoir puisque auteurs d’attentats ou soupçonnés de l’être, « prisonniers politiques » pour l’opposition). L’assemblée nationale dirigée par Jorge Rodriguez vote un nouveau conseil national électoral, qualifiée par l’opposant Enrique Capriles (candidat aux élections présidentielles de 2012 contre Chavez et de 2013 contre Maduro) de « meilleur conseil national électoral pour l’opposition depuis 20 ans ».
Maduro se dit disposé à participer à une négociation au Mexique, sous la direction de la Norvège, incluant également la Russie (pour le Venezuela) et les Pays-Bas (pour l’opposition Guaido). Enfin, il lance la campagne électorale où les partis, du pouvoir comme de l’opposition s’investissent et préparent activement des élections régionales et municipales qui auront lieu le 21 novembre.
Dans le même temps, Juan Guaido réussit le tour de force de perdre la quasi-totalité de ses sympathisants, lassés de ses promesses non tenues. Son bilan est une succession d’échecs, dont on note parmi les plus marquants celui de la mise en place « d’une grande chaîne humanitaire depuis la Colombie » ; échec également de la grève générale qui devait paralyser le pays ; échec enfin du renversement de Maduro, objectif numéro un du président fraichement auto-proclamé en 2019.
Depuis les Venezueliens ont compris que Juan Guaido ne faisait que jouer un rôle dans la télénovela écrite et mise en scène à la Maison blanche. Il n’arrive même plus à imposer son point de vue à ses alliés : même les partis politiques qui lui sont proches et qui n’avaient pas participé au scrutin présidentiel de 2018 ou aux élections législatives de décembre 2020 n’écoutent plus ses recommandations. Les élections du 21 novembre « n’offrent pas toutes les garanties », martèle-t-il ? Il n’y a guère que Voluntad popular, son propre parti, pour renoncer à y concourir. Tous les autres seront sur la ligne de départ et comptent bien emporter quelques-uns des 23 États et quelques-unes des 335 mairies du pays…
Guaido a perdu ses soutiens à l’intérieur du pays, et il perd peu à peu ceux de l’extérieur : de la soixantaine de pays qui le soutenaient en 2019, il n’en reste qu’une douzaine. Certes, non des moindres puisque les États-Unis, le Canada, les pays le plus conservateurs d’Amérique latine sont toujours à ses côtés. Le parlement européen aussi (mais plus la commission)…
Dernier revers pour Guaido : lui qui clamait qu’il n’avait « pas de temps à perdre avec Maduro », s’est vu obligé par les scénaristes de Washington de désigner une délégation pour aller négocier au Mexique.
En fait, Guaido qui représente l’aile la plus ultra de l’opposition, a toujours été minoritaire dans son propre camp, et bon nombre de leaders étaient favorables à une rencontre avec le pouvoir. Notamment Capriles qui se justifiait ainsi : « nous avons commis l’erreur de nous laisser guider par les plus ultras, et donc par la violence » (en d’autres mots par Voluntad popular et son numéro un Leopoldo Lopez représenté par Juan Guaido).
Au niveau régional
L’ingérence des États-Unis dans les pays sud-américains, qu’elle soit directe ou indirecte, n’a jamais cessé, même si les chefs d’État européens font mine de croire le contraire. Par l’intermédiaire de leurs innombrables ONG, de leurs ambassades, de leurs services d’intelligence, mais aussi d’organisations soi-disant indépendantes comme l’OEA, les État-Unis se permettent d’intervenir dans les affaires intérieures des pays de la région. C’est le cas par exemple en Bolivie où l’OEA a joué un rôle actif dans le coup d’État de 2020 contre Evo Morales qui venait de remporter les élections présidentielles (ce que les médias américains ont finalement reconnu, mais trop tard).
Pour mener à bien leur politique interventionniste au Venezuela, les États-Unis peuvent compter sur la complicité de la Colombie qui multiplie les attaques verbales contre la « dictature », et parraine les actions violentes de mercenaires qui se préparent et s’entraînent sur son territoire avant de pénétrer au Venezuela voisin. Il ne se passe pas un mois sans que le chef du « Comando SUR », l’amiral américain Craig Faller, ne se rende en Colombie, et ce n’est pas pour y contrôler la production de cocaïne !
Les États-Unis avaient perdu la main au début des années 2000 avec l’arrivée sur le sous-continent de plusieurs leaders progressistes. Ils essaient aujourd’hui d’inverser la tendance d’une Amérique latine trop à gauche à leur goût. C’est ainsi qu’au Brésil, ils ont aidé le juge Moro à fabriquer des preuves contre Lula pour l’empêcher de se présenter aux élections, ce qui allait permettre l’avènement de Bolsonaro.
Pourtant, malgré leurs efforts, ils n’ont pu empêcher les partis de gauche de reconquérir le pouvoir en Argentine, en Bolivie, et au Mexique… Que devront-ils inventer pour des prochaines élections présidentielles de novembre 2022 au Brésil ? Car quelques mois après la prise de fonction de Joe Biden, les pays progressistes d’Amérique latine ont bien compris qu’ils avaient intérêt à s’unir face au voisin du Nord, comme l’a fait le président mexicain Lopez Obrador en prenant l’initiative de réunir le 18 septembre les chefs d’État et de gouvernement sud-américain au sein de la structure toujours existante de la CELAC(2)CELAC : Communauté des États latino-américains, créée en 2010 au Mexique et composée de 33 pays. Elle a été constituée pour remplacer l’OEA pour les pays membres puisque seul le Canada et les États-Unis n’y figuraient pas. Réunion dont il faut retenir du communiqué final : « La CELAC rejette les mesures contraires au droit international, réaffirme sa volonté en vertu du droit international de trouver des solutions pacifiques aux problèmes et de respecter le principe de non-intervention dans les problèmes interne des États ». Le début d’un sursaut ?
En conclusion
Le Venezuela vit une guerre incessante depuis vingt ans : coups d’État, blocus, gel des comptes bancaires, soulèvements orchestrés, population prise en otage… le tout dirigé depuis Washington avec la complicité d’extrémistes politiques locaux présentés par les médias du monde comme des démocrates.
Au début des années 2000, les États-Unis se livraient à cette ingérence avec pour seul alliés l’opposition et l’épiscopat vénézuéliens (ce dernier n’a jamais varié d’un pouce dans sa démarche anti-chaviste). Mais depuis l’élection de Nicolas Maduro en 2013, l’Union européenne et le Canada sont entrés également dans le jeu. L’Europe avait pourtant les moyens d’adopter une posture neutre, ce qui aurait pu permettre de trouver une issue au blocage qu’engendrait le soutien américain aux partisans de la violence politique ; mais elle s’est engouffrée dans les pas de Washington.
La question que se posent aujourd’hui les Vénézuéliens – du moins ceux qui ne sont pas tombés dans ce piège de la guerre civile que leur ont tendu les États-Unis et l’Europe -, c’est celle des droits de l’homme : les États-Unis et l’Union européenne ne devraient-ils pas, eux aussi, répondre devant les tribunaux de leurs atteintes aux droits de l’homme, eux qui ont affamé tout un pays, qui plus est en période de pandémie ?
Cela fait vingt ans que le pouvoir vénézuélien fait face ; il ne s’est jamais couché devant les manigances des États-Unis, contrairement à certaines grandes puissances qui une fois humiliées se laissent bercer de belles promesses… Il est vrai qu’au Venezuela, et dans une bonne partie de l’Amérique latine d’aujourd’hui, on préfère la politique à la communication.
Notes de bas de page
↑1 | Cf. l’article publié le 29 janvier 2021 dans Respublica ainsi qu’une analyse plus générale de l’interventionnisme américain en Amérique latine, avec la complicité des Européens |
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↑2 | CELAC : Communauté des États latino-américains, créée en 2010 au Mexique et composée de 33 pays. Elle a été constituée pour remplacer l’OEA pour les pays membres puisque seul le Canada et les États-Unis n’y figuraient pas |