NDLR – Dans le précédent numéro de Respublica, nous publiions une analyse de l’arrêt du tribunal constitutionnel de Karlsruhe sur la politique de la BCE en 2015. Le même jour, Alain Supiot, juriste et professeur au Collège de France, en donnait une interprétation divergente, que nous reproduisons ici. L’enjeu stratégique de cette décision juridique étant crucial, il nous paraît nécessaire de débattre de cette situation de façon contradictoire et précise. Les deux analyses, au demeurant, ne sont pas forcément antithétiques : s’il faut donner raison à Alain Supiot sur le fait que l’arrêt de 2020 ne reprend pas les termes de celui de 2009, le simple fait d’y voir un acte éminemment politique (avis que nous partageons) autorise à penser que la Cour n’avait pas besoin de le faire pour que le lien entre les deux arrêts soit établi par la classe politique ; ne pas reprendre les termes de l’arrêt de 2009 signifie alors que la Cour n’a pas voulu acter un franchissement de seuil de souveraineté, ce qui aurait eu des conséquences institutionnelles immédiates et considérables. En tout état de cause, il ressort de la comparaison de ces deux analyses que l’arrêt de mai 2020 doit être perçu comme un avertissement sans frais dont les conséquences politiques se feront sentir à moyen terme, plutôt que comme un grand soir souverainiste. Cela ne rend notre travail d’organisation politique et d’appropriation collective de ces enjeux que plus important. – PYM
L’arrêt Pouvoirs de la BCE rendu par le Bundesvervassungsgericht (Tribunal constitutionnel de la République fédérale d’Allemagne, (BVerfG) le 5 mai 2020 est le dernier épisode en date d’une « guerre du dernier mot » qui sévit en Europe depuis des années.
Du point de vue économique et monétaire, il est difficile de ne pas souscrire aux analyses de ceux qui voient dans cette dernière décision un nouveau révélateur de ce que Frédéric Lordon a justement nommé « la malfaçon de l’euro ». Ou pour le dire autrement, un craquement lugubre dans la glace monétaire sur laquelle repose la construction européenne.
La volonté de la CJUE de s’affirmer en Cour suprême européenne n’a pas de base juridique.
Qu’en est-il du point de vue juridique ? On serait tenté à première lecture de voir dans cet arrêt un simple développement de la jurisprudence inaugurée en 2009 par le BVerfG dans sa décision relative au Traité de Lisbonne. Cette décision reposait sur deux arguments imparables. Elle rappelait les institutions européennes à l’ordre de principes constitutionnels intangibles sur lesquels l’UE prétend elle-même se fonder, à commencer par le principe de démocratie, « principe qui ne peut pas être pesé contre d’autres valeurs car il est intangible ». Et elle condamnait en termes à peine voilés la propension de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) à statuer ultra vires, c’est-à-dire au-delà des compétences juridiques conférées à l’Union. La tentative de consacrer en 2007 dans le Traité de Lisbonne la « primauté absolue » du droit européen sur les droits nationaux ayant échoué, la volonté de la CJUE de s’affirmer en Cour suprême européenne n’a pas de base juridique. Elle procède de la propension, malheureusement commune à toutes les juridictions internationales sans contrepoids démocratique, à s’ériger en « gouvernement des juges ».
De cet hubris de la CJUE, on a de très nombreux exemples. En 2014, elle a ainsi privé d’effet la disposition pourtant non équivoque du Traité de Lisbonne, selon laquelle « L’Union adhère à la Convention européenne des droits de l’Homme », afin de ne dépendre en aucune manière de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme. On se souvient aussi de ses tristement célèbres arrêts Viking et Laval, dans lesquels elle s’est arrogée le pouvoir de réglementer des droits (droits de grève et liberté syndicale) que les Traités européens font explicitement échapper à la compétence de l’Union, et cela dans un sens que l’Organisation Internationale du Travail a jugé contraire à la Convention internationale sur la liberté syndicale. Dans son arrêt Viking, elle est même allée jusqu’à mettre en balance le principe de dignité humaine avec les libertés économiques garanties par les Traités. Les disciplines budgétaires imposées dans l’Eurogroupe vont dans le même sens, d’un débordement continu par l’Union européenne des compétences qui sont les siennes. Partout, elles ont servi à justifier non la réforme, mais la paupérisation de services publics en général et des hôpitaux en particulier. La « Troïka » a ainsi contraint la Grèce à réduire ses dépenses de santé d’environ 35 % de 2010 à 2015 et à supprimer 15 000 postes et 10 000 lits dans les hôpitaux publics, dont la fréquentation a dans le même temps augmenté de 25 %. Ce qui n’empêche pas l’UE de se réfugier aujourd’hui derrière son incompétence en matière de services de santé pour justifier son inaction face à la pandémie globale. Ces débordements de compétence posent la question de savoir « qui garde ces gardiens ». Le BVerfG a eu le mérite de répondre à cette question en 2009, en se fondant sur le concept d’identité constitutionnelle, concept bientôt repris, fut-ce sur un mode mineur, par d’autres Cours constitutionnelles des États membres.
Mais aucun des deux motifs ayant justifié la décision Traité de Lisbonne ne se retrouve dans la décision Pouvoirs de la BCE : la CJUE est bien dans sa compétence quand elle juge de l’étendue de ces pouvoirs, et aucune violation de l’identité constitutionnelle allemande ne peut être relevée, ainsi que le BVerfG l’admet lui-même comme à regret. Le principal grief qu’il adresse à la CJUE est un usage inapproprié du principe de proportionnalité visé à l’article 5 TUE. Mais ce grief ne résiste pas à une analyse sérieuse. Comme vient de le montrer Antonio Marzal, auteur de l’ouvrage de référence sur l’usage de ce principe, le BVerfG entend imposer sa propre conception de ce principe, sans tenir compte de la signification qu’il a acquise en droit européen pour tenir compte de la diversité des traditions juridiques des États membres . La faiblesse juridique de sa décision a été aussi relevée de façon très convaincante par d’éminents juristes étrangers à l’UE.
Sur le fond, ce n’est pas la même chose de défendre (comme le faisait à bon droit le BVefG en 2010), les principes de base de la démocratie contre l’hubris des institutions européennes et de prétendre, (comme il le fait aujourd’hui) imposer à la BCE la conception allemande de l’ordolibéralisme monétaire. Or c’est bien ce que fait le BVerfG en intimant à la BCE de s’en tenir à l’objectif de stabilité des prix, sans tenir compte du fait que le Traité lui donne aussi mission de « contribuer à la réalisation des objectifs de l’Union, tels que définis à l’article 3 sur l’Union européenne » (art. 127 TFUE). Or ces objectifs ne se limitent pas à la stabilité des prix. Ils consistent aussi à « combattre l’exclusion sociale et la discrimination et promouvoir la justice et la protection sociale », ainsi qu’à « promouvoir la cohésion économique, sociale et territoriale, et la solidarité entre les États membres » (art. 3 TUE). De tels objectifs imposent sûrement de ne pas se limiter, comme le fait le BVerfG, à la seule considération des intérêts des « actionnaires, locataires, propriétaires, épargnants et assurés », mais de s’inquiéter aussi du sort de tous ceux qui vivent de leur travail. Bien qu’elle n’en soit certainement pas une condition suffisante, une même monnaie contribue à souder une communauté (les sous et la solidarité ont la même étymologie). Il est vrai que les mesures exceptionnelles prises par la BCE – c’est aussi le cas de celles annoncés pour faire face aux conséquences économiques de la pandémie de coronavirus — ne sauraient suffire à atteindre les objectifs de « cohésion économique, sociale et territoriale, et de solidarité entre les États membres » visés par les Traités. Cela d’autant moins que, pour respecter la lettre des Traités, la BCE use à cette fin d’un détour par les banques privées, propre à nourrir une sphère financière devenue largement hors sol. Mais il n’est pas douteux en revanche, que ces mesures exceptionnelles visent à la réalisation de ces objectifs de cohésion et de solidarité. En sorte que la CJUE, seule compétente pour en juger, a pu légitimement décider que la BCE pouvait y recourir sans excéder manifestement les pouvoirs qu’elle tient des Traités.
L’usage devenu presqu’exclusif du globish dans les relations européennes est un avatar de la hiéroglossie, dont Jean-Noël Robert a mis en évidence la place dans les systèmes de domination religieuse
Au fond le BVerfG succombe à son tour à l’hubris d’un juge excédant ses compétences en fondant son raisonnement, non sur des principes juridiques fondamentaux, mais sur une analyse économique de facture ordolibérale, qu’il entend imposer à tous les États de l’Eurogroupe. On y entend l’écho jurisprudentiel des réunions de cet Eurogroupe durant la crise grecque, telles que les a reconstituées Costa Gavras dans son récent film Adults in the Room (2019).
Il est du reste révélateur que le BVerG, qui avait pris soin en 2009 de publier sur son site une traduction française de son arrêt Traité de Lisbonne, se soit contenté cette fois-ci d’une traduction anglaise. La langue de délibéré de la CJUE est traditionnellement le français et l’anglais n’est plus la langue officielle d’aucun des 27 pays membres de l’Union européenne. Il est vrai que la tendance de toutes les institutions européennes est aujourd’hui d’user exclusivement de la langue du Brexit, mais cela augure assez mal de l’avenir de l’Union. Pour se faire comprendre, et maintenir vivantes les relations culturelles entre pays européens, chacun d’eux devrait ne pas oublier que « l’Europe pense en plusieurs langue » et prêter attention à celles de ses voisins. Cette question linguistique n’est pas secondaire pour qui se réclame de la démocratie. Reposant sur des « assemblées de paroles », la démocratie suppose de respecter la diversité des langues, tandis que l’oligarchie communie au contraire dans une même langue, qu’elle impose à tous. L’usage devenu presqu’exclusif du globish dans les relations européennes est un avatar de la hiéroglossie, dont Jean-Noël Robert a mis en évidence la place essentielle dans les systèmes de domination religieuse. Cette normativité de la langue est particulièrement évidente en matière juridique, compte tenu des liens étroits qui unissent l’anglais à la tradition de Common law et de la difficulté d’y traduire les concepts juridiques de base de la tradition continentale romano-germanique.
L’Allemagne est sortie de la Seconde guerre mondiale passionnément attachée à la démocratie et à l’État de droit, mais aussi passionnément attachée à sa monnaie
L’Allemagne est sortie de la Seconde guerre mondiale passionnément attachée à la démocratie et à l’État de droit, mais aussi passionnément attachée à sa monnaie, devenue pour elle le substitut symbolique d’un État dont la figure a été durablement discréditée par le nazisme. La France aurait été avisée de soutenir son exigence de démocratie en Europe et de résister en revanche à ses obsessions monétaires. C’est exactement le contraire de ce qu’ont fait nos gouvernants de tout bord politique depuis 30 ans. Ils n’ont articulé aucune réponse aux propositions venues d’Allemagne, visant, avant tout élargissement à l’Est, à approfondir l’union politique au sein d’un noyau dur de pays fondateurs de l’Union européenne (plan Schäuble-Lamers en 1994) et à remédier à son « déficit démocratique » (plan Fischer en 2000). En revanche ils n’ont eu de cesse de faire allégeance aux politiques monétaires allemandes, n’hésitant pas à renier à cette fin la démocratie dans leur propre pays. C’est ainsi que le Président Sarkozy a privé de tout effet le résultat très clair du référendum de 2005 en adhérant au Traité de Lisbonne. Puis qu’à peine élu sur la promesse de ne pas ratifier le Traité pour la stabilité, la coordination et la gouvernance dans l’Union économique et monétaire, le président Hollande s’est empressé de le ratifier. Ces trahisons répétées de la démocratie sont pour beaucoup dans le discrédit profond de la classe politique française, dont le Président Macron est l’héritier plus que l’artisan. Le discrédit dont souffre les institutions européennes est encore plus grand, faisant courir le risque de l’effondrement de l’UE.
Retrouver une Europe de la coopération plutôt que de la compétition.
La « construction » européenne peut-elle encore échapper à la dislocation ? Depuis 2005 et l’échec du projet de Traité constitutionnel, des craquements de plus en plus inquiétants s’y font entendre, sans que rien ne semble pouvoir tirer ses dirigeants de leur sommeil dogmatique. Ni les désaveux électoraux répétés, ni la fracture économique entre pays de la zone euro, ni le renflouement par le contribuable de banques devenues intangibles, ni la descente de la Grèce aux enfers, ni l’incapacité à trouver une réponse commune aux flux migratoires, ni le Brexit, ni l’impuissance face aux diktats américains imposés au mépris des traités signés, ni la montée de la pauvreté, des inégalités, des nationalismes et de la xénophobie, ni enfin l’épreuve de la pandémie globale, n’ont permis d’ouvrir à l’échelle de l’Union européenne un débat démocratique sur la crise profonde qu’elle traverse et les moyens de la surmonter.
L’UE ne retrouvera son crédit et sa légitimité que dans la mesure où elle s’affirme comme une Europe de la coopération plutôt que de la compétition. Une Europe démocratique, prenant appui sur la riche diversité de ses langues et de ses cultures, au lieu de s’employer à les araser ou les uniformiser. Une Europe des projets, œuvrant à la solidarité continentale pour répondre aux défis — et à ceux-là seulement — qu’aucun État ne peut relever isolément. Ayant perdu l’esprit communautaire des origines , les États membres ont été incapables de s’accorder à ce jour sur des dispositifs d’entraide et de coopération à la mesure des défis écologiques, technologiques, économiques et sociaux des temps présents. C’est ce qui a conduit la BCE à imaginer des palliatifs pour sauver la zone euro de l’implosion. Le BVefrG a juridiquement tort de le lui reprocher, mais sa décision a au moins un immense mérite: montrer que le roi est nu et que la nécessaire refondation de l’Europe sur les principes de démocratie et de solidarité ne pourra se faire sans sortir des Traités actuels. En interdisant à la classe dirigeante allemande de se cacher plus longtemps les impasses dans lesquelles est enferrée une union monétaire dont leur pays est le principal bénéficiaire, le Tribunal de Karlsruhe a créé les conditions d’un réveil politique. Le projet franco-allemand d’un emprunt solidaire européen pour faire face aux conséquences de la pandémie du Covid-19 pourrait être le premier signe d’un tel réveil.