Pablo Bustunduy Amador est secrétaire aux relations internationales de Podemos. Son article a été publié le 1er septembre 2015 dans publico.es : nous pensons qu’il garde son intérêt au lendemain des élections du 20 septembre et les éclaire utilement. Traduit de l’espagnol par Alberto Arricruz (Podemos Paris).
L’issue de la crise grecque a plongé dans le désespoir nombre de celles et ceux qui travaillent pour un changement démocratique en Europe. Il faut le dire sans se voiler la face : le troisième mémorandum est un grave recul, dont le peuple grec va payer le prix en années de souffrances et d’austérité, et ce recul est démoralisant pour celles et ceux qui croient et travaillent à une Europe démocratique et sociale. C’est un accord nocif, fruit de l’acharnement politique et financier des créanciers, qui ne cherchent pas à défendre l’intérêt général de la Grèce ni de l’Europe, mais qui œuvrent au renforcement du commandement politique et financier de l’Allemagne et à la neutralisation de toute possibilité d’une alternative politique dans les pays de la périphérie européenne.
Cependant, et une fois toutes ces réserves exprimées, je crois qu’il est nécessaire de présenter une série d’observations sur la situation européenne actuelle et sur les perspectives qui s’ouvrent pour toutes les batailles à venir.
1. Il y a en Europe un conflit global entre austérité et démocratie, qui touche tous les aspects de la vie politique et sociale et qui va déterminer les horizons, les capacités et les possibilités d’une action politique de transformation pour les décennies à venir.
Il est essentiel de l’assimiler et de l’entendre : Alexis Tsipras ne s’est pas heurté à des forces conservatrices de l’ordre établi, mais à un statu quo dynamique, soumis à un processus de redéfinition et de transformation.
Nous sommes à un moment de transition géopolitique profonde, complexe, et selon l’ampleur du regard, selon l’échelle de temps et d’espace que nous adoptons pour l’envisager, la perspective de ce qui s’est passé en Grèce change énormément.
La lecture conjoncturelle des faits – une défaite douloureuse – peut faire tomber dans le fatalisme, qui trouble la compréhension et l’analyse. Dans une perspective de cycle long, systémique, les forces démocratiques doivent se recomposer, reconnaître les avancées – nombreuses – et les reculs de ces six derniers mois, et se préparer dans les conditions les plus favorables possibles aux choix qui se présenteront lors des prochaines batailles.
L’ordre établi est en mouvement, et la possibilité d’une transformation politique profonde, qui mette fin à l’austérité et engage la démocratisation de notre vie économique, politique et sociale, reste ouverte. Il suffit de voir ce qui se passe dans les primaires travaillistes britanniques et démocrates aux États-Unis, ce qui s’est produit aux élections en Turquie, en Écosse, ou encore aux élections municipales espagnoles : la perspective du changement, en grande partie grâce au processus grec, est aujourd’hui plus ouverte qu’il y a un an.
2. La majeure partie des réactions et commentaires sur l’issue de la crise grecque s’est développée depuis une perspective morale : trahisons, capitulations, courage, variations de la volonté. Il s’agit d’une tendance logique, instinctive, mais c’est aussi la cause de la pauvreté stratégique de la plupart des analyses rencontrées.
Il convient d’être froidement matérialistes en ce moment-même : penser la situation, soupeser les forces, comprendre ce qui s’est passé, et analyser quelles sont les marges qui restent ouvertes, les possibilités qui se sont fermées, celles que nous pouvons ouvrir, celles que nous ne pouvons pas. Tout le reste est littérature, dramatisation, et ne sert pas pour faire de la politique (à tout du moins, pas la politique qui nous intéresse).
3. Il ne sert à rien d’analyser la défaite du gouvernement grec en termes de « volonté », comme si Tsipras n’avait pas voulu aller plus loin que ce qu’il a obtenu, comme s’il lui avait manqué du courage pour appliquer un plan B que personne ne connaît précisément ni n’est capable de définir avec exactitude.
Dans un pays qui importe une part substantielle des aliments et des médicaments qu’il consomme et plus des deux tiers de son énergie, un pays ruiné qui a perdu les deux tiers de son appareil productif durant les longues années de l’austérité, dont le système bancaire est asphyxié par la BCE et qui n’a pas de réserve de devises étrangères, sans possibilité de se financer par ses propres moyens ni sur les marchés ni auprès des institutions internationales, sa marge de négociation a malheureusement mis en évidence toutes ses limites structurelles à l’heure fatidique de conclure un accord.
4. Tsipras aurait-il pu dire non à l’accord ?
Selon les estimations du gouvernement, le système bancaire aurait tenu à peine quelques jours de plus, en suivant plusieurs semaines de fermeture des banques, après le refus de l’accord. Indépendamment de la solution technique qui aurait pu être donnée à la crise, les dépôts et l’épargne de ceux qui ont encore leur argent à la banque se seraient évaporés – pas ceux des classes possédantes justement, puisque les grands propriétaires ont sorti leur argent du pays depuis des années.
La réalité est qu’aucun des centres de pouvoir régionaux alternatifs à l’Europe et au FMI n’a été disposé à collaborer à un scénario de rupture de la Grèce avec l’UE.
Sans financement, sans pouvoir garantir l’importation des produits de première nécessité, « réindustrialiser le pays » et « récupérer la souveraineté » sont des slogans vides. À court terme il n’y aurait eu de socialisée que la faillite, dans un pays où la population a donné un mandat clair contre l’austérité mais ne veut pas sortir de l’euro.
Pour prendre une telle décision, nul besoin de courage ou de bravoure, c’est de l’indifférence qu’il fallait face à la violence immédiate que ce choix entraînerait sur les travailleurs et les classes moyennes du pays, contre leur propre volonté.
5. La contradiction apparente avec la volonté populaire (non à l’austérité, non à la sortie de l’euro) est bien plus profonde et complexe qu’il n’y paraît.
L’opposition « austérité avec l’euro » versus « souveraineté hors de l’euro » est fausse, c’est une tromperie.
Imaginer qu’il y a plus de possibilités de redistribution sociale, de marges de progrès et de justice sociale en dehors de la structure socio-économique la plus développée de cette période historique plutôt qu’en son sein, sans prendre en compte le contexte précis dans lequel il faudrait opérer ni quelles sont les ressources disponibles dans chaque option, c’est infantile et dangereux.
Il n’y a pas de doute : l’accord signé, s’il s’applique, représente bien une nouvelle dose de souffrance pour la population et une perte substantielle de ressources pour les grecs. Mais rien ne sert de verser dans des robinsonnades abstraites : il n’y a pas plus de souveraineté dans la pénurie ni dans l’isolement, sans un plan viable de financement d’une économie brisée et asphyxiée en vue de sa ré-articulation productive à moyen terme.
Le vingtième siècle nous montre qu’hors des centres productifs les plus développés et avancés, il est difficile de socialiser autre chose que la pénurie et la misère, ce qui s’avère difficilement compatible avec les libertés politiques et la démocratisation économique et sociale, c’est-à-dire avec la condition même de la justice sociale.
6. La lutte essentielle continue à être celle pour le contrôle politique de cette structure productive. La politique est rapport de forces, et ce qui apparaît de cet épisode de la crise n’est autre que l’imposition brutale, la cristallisation d’une relation inégale à l’extrême : la quinzième économie d’Europe asphyxiée et sans accès au financement des marchés, face à l’Allemagne menant un bloc hétérogène mais en dernière instance cohérent qui inclut toutes les forces et tous les pouvoirs de l’ordre politique, économique et financier du continent.
Nous n’en devons pas pour autant tomber dans le désistement moral. Notre perspective et notre objectif doivent continuer à être la démocratisation de la production, le contrôle et la redistribution de la richesse là où elle est produite.
Si nous ne parvenons pas à altérer ce rapport de forces, nous n’ouvrirons pas un espace suffisant pour que le processus de démocratisation puisse représenter une réelle alternative au pilotage financier qui soumet, l’une après l’autre, toutes les conquêtes et tous les droits hérités de la période historique où s’est développé l’État social.
7. Il est faux de dire que cette crise aurait démontré qu’il est impossible de faire de la politique en Europe.
Il y a un déterminisme dangereux – tout était impossible dès le début, versus devant nous tout est possible – qui est source d’impuissance ou bien qui imagine des dimensions parallèles de liberté qui n’existent pas dans le réel.
Si quelque chose aura été mise en évidence dans ce processus, c’est la fragilité absolue de l’institution européenne, c’est le régime d’exception, la force brutale et nue qui a réglé les choix décisifs dans une salle, au petit matin, s’inventant des espaces et des recours en dehors de toute légalité préalable (ainsi de la sortie temporaire de l’Eurozone d’un État membre, des plans d’investissements qui la veille étaient impensables ou impossibles, des plans de restructuration de la dette qui s’évanouissent, et jusqu’à l’expulsion d’un ministre des finances de l’Eurogroupe).
Avec ses forces si limitées, la Grèce a réussi à faire émerger des contradictions importantes dans le bloc des Institutions, au point que le FMI continue à se démarquer de l’accord et n’y entrera que lorsque la restructuration substantielle de la dette publique grecque sera confirmée – ce qui marquerait une étape dans la décomposition du paradigme austéritaire d’une ampleur supérieure au mémorandum (pour mesurer le poids politique de la restructuration, qui devrait être l’objectif premier des forces anti-austérité en ce moment, il suffit de rappeler la révélation par Juncker lui-même que ce sont les gouvernements d’Espagne et du Portugal qui ont bloqué au dernier moment l’inclusion de la restructuration de la dette dans l’accord, par peur du renforcement moral et idéologique que cela pourrait entraîner pour les forces populaires dans leur pays, laissant en position de faiblesse et sans défense politique les gouvernements alliés de Merkel au sud de l’Europe).
Il faut le répéter autant que nécessaire : nous sommes devant un problème politique, pas juridique ni technique. Et la forme et la logique de notre stratégie alternative doivent être politiques.
8. Ce qui a été dévoilé avec l’issue de cette crise, c’est la nature la plus crue d’un pouvoir allemand en transition, ainsi qu’une logique de commandement politico-financier aux formes ouvertement autoritaires, qui ont pris explicitement comme un de leurs chevaux de bataille la négation du principe démocratique et même du principe de légalité (ignorer la légitimité d’un gouvernement élu, forcer la neutralisation du choix du référendum, utiliser la BCE pour asphyxier le système bancaire grec).
Pourtant, le caractère même de cette logique de pouvoir démontre que l’Europe est la dimension, l’espace politique de la bataille, par conséquent elle est le lieu où se reflète le rapport de forces propre aux temps d’exception où nous nous trouvons.
Nous sommes dans un cycle long de transformation, ouvert par la crise financière et prolongé par la logique de pilotage de l’austérité. Renoncer à cet espace sans avoir d’abord épuisé les possibilités d’accumulation de forces en son sein, sans analyser en profondeur la multiplication des processus, qui surgissent partout sur ce continent, dans la lutte pour articuler une opposition politique réelle à la logique d’austérité (de la Slovénie à l’Espagne, de Grèce à l’Écosse, du Royaume-Uni à la Pologne, en passant par les tensions qui secouent tous les partis socio-démocrates du noyau central de l’Europe), y renoncer c’est renoncer à l’analyse du moment historique et s’offrir un passeport pour la marginalité et l’acceptation de la défaite.
La recomposition des forces anti-austérité va de pair avec la transition du pouvoir européen, et c’est cette échelle d’onde longue qui doit présider à l’analyse et aux décisions stratégiques. Cela n’exclut aucune option à l’avenir : mais cela les fait dépendre de notre capacité à construire, articuler et transformer.
9. La meilleure preuve de la fragilité du commandement autoritaire européen a été donnée par le référendum du 5 juillet. Le référendum grec a donné un coup de pied dans le tableau bien ordonné des traités et a ouvert une scène politique totalement nouvelle, qui n’existait pas la veille de sa convocation.
S’il n’a pas été possible de donner une sortie politique qui puisse codifier ce magnifique débordement démocratique de l’ordre établi, c’est parce que l’adversaire a redoublé sa stratégie de restauration sur un mode clairement agressif, répondant par une charge brutale encore plus violente.
La seule carte décisive de la Grèce dans la négociation finale était la menace de l’orage financier consécutif au Grexit. Une fois que ce danger a été circonscrit (dans les bourses européennes cette menace ne s’est traduite à aucun moment, ni avant ni après la fermeture des banques et le référendum), Schaüble a retourné cette carte et en a fait son arme de plus gros calibre. Cette expulsion avec austérité sous forme « d’aide humanitaire » a représenté un changement de paradigme dans l’histoire politique de l’Europe : la constitutionnalisation d’un modèle colonial-autoritaire au sein même de l’Union.
Et malheureusement, en l’absence de toute autre voie pratique de financement après un processus de rupture, cette voie apparaissait aussi comme une possibilité extrêmement réelle de culminer le processus en une débâcle irréparable.
10. Défendre le gouvernement grec dans la situation postérieure aux négociations n’est pas une question de principe ou de loyauté, mais une question stratégique de premier ordre pour nous. De la même manière que le gouvernement grec a été attaqué pour affaiblir les options de changement démocratique dans les autres pays européens, tout ce qui se passe en Grèce influe directement sur les possibilités, les marges de manœuvre et les capacités qu’un gouvernement populaire aura en Espagne.
La Troïka avait trois objectifs politiques au début des négociations : frapper la Grèce pour intimider l’Espagne, briser Syriza et faire tomber en quelques mois le premier gouvernement de gauche « radicale » qu’a connu l’Europe depuis la seconde guerre mondiale.
Il serait tout simplement suicidaire de renoncer aux avancées et positions conquises ces derniers mois, aussi dure que soit la défaite dans cette première bataille : il faut défendre et disputer chaque centimètre, chaque clause, chaque marge qui restera ouverte à la lutte.
Il faut faire exactement le contraire de la division et de la moralisation du débat stratégique : construire une grande alliance démocratique, immense et transversale dont l’objectif tactique essentiel doit être l’accumulation de forces à court terme, et développer une intelligence stratégique suffisante pour mener les combats là où le rapport de forces pourra être le plus favorable (pour citer quelques exemples à court terme : la dette, le TTIP, la fraude fiscale, la défense de la citoyenneté, des services publics et les droits sociaux, etc.).
11. Ce qui bouge au sein des partis socio-démocrates n’est absolument pas à sous-estimer. L’austérité a ouvert un espace socio-politique transversal, bâtard, encore aujourd’hui ouvert et disputé. La Grèce a été à l’avant-garde de cette lutte, mais à moyen terme l’Europe entière s’ouvre à une recomposition décisive de ses forces hégémoniques où ce qu’il reste du bloc historique socio-démocrate est un axe décisif pour recomposer le rapport de forces à l’échelle continentale.
Le véritable effort stratégique doit se faire là et nulle part ailleurs.
12. Nous avons fait fausse route dans l’expression et l’explication de la différence entre la Grèce et l’Espagne. Il est faux de dire que nous aurions plus de marge de manœuvre parce que notre PIB est cinq fois supérieur.
Nous aurons plus de marge de manœuvre parce que nous ne devons faire face à absolument rien qui puisse ressembler à ce qu’a vécu et vit encore la Grèce. Nous n’avons pas à proroger ni à renégocier un mémorandum. Nous nous finançons nous-mêmes dans les marchés. La solvabilité de notre système financier ne dépend plus d’une décision arbitraire de la BCE. Nous n’avons pas d’autre tutelle dans l’exercice politique de notre souveraineté que celle que nous édictent les traités européens (ce qui ouvre la question décisive de l’utilisation des marges, des limites et des règles, comme le démontrent les dérogations systématiques aux règles de stabilité budgétaire de la part de l’axe franco-allemand).
C’est faire un cadeau à nos adversaires que d’admettre, même implicitement, un parallélisme Grèce/Espagne. Ce n’est pas que nous aurions plus de marge de manœuvre, car nous aurons une situation totalement différente. Il faut se battre bec et ongles pour faire passer ce message-là. Ce n’est pas que l’adversaire puisse chercher à nous faire du mal avec une telle comparaison : c’est que cette comparaison est fausse.
13. Le mouvement populaire du changement démocratique en Espagne doit assumer son rôle d’avant-garde pour l’accumulation de forces en Europe.
Il faut aller au-delà des espaces existants actuellement, convoquer toutes les forces de progrès, particulièrement celles du sud et de la périphérie de l’Europe, pour ouvrir un agenda démocratique commun autour des axes décisifs de la transition européenne.
Nous avons besoin d’un nouvel espace, d’un nouveau langage et d’une nouvelle stratégie. Sinon, nous nous installerons nous-mêmes dans un coin obscur du tableau et assisterons passivement à cette transition, à la sombre dispute entre les nouvelles xénophobies et l’autoritarisme financier.
L’Espagne est appelée à jouer, pour de vrai cette fois, un rôle décisif pour impulser un projet européen basé sur la défense de la paix, des droits humains, des services publics et de la dignité des peuples. Il est improbable qu’une opportunité historique de cette envergure se présente une autre fois dans nos existences.