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L’administration et l’Union européenne

Représentation de la Justice tenant le glaive et la balance, les yeux bandées sur fond de drapeau de l'Europe

Ce texte sur influence de la construction européenne sur la fonction publique de notre pays est tiré d’un ouvrage publié par le syndicat CGT du ministère de l’Écologie à l’occasion de son congrès de l’automne dernier (« L’administration n’est pas l’instrument du capital – Pour des agents de la Fonction publique citoyens » Éditions du SNPTAS-CGT- sept. 2021). Ce texte a été reproduit dans le cadre du travail sur la fonction publique engagé dans le groupe de travail Fonction publique de la Convergence Service public. Nous le reprenons car il entre parfaitement en résonance avec la série « Service public ou barbarie » de ReSPUBLICA.

L’intrusion de l’Union européenne

Il n’existe pas dans les traités instituant les Communautés européennes de disposition relative aux notions d’administration publique. Ce n’est qu’avec les traités de Lisbonne en 2009, qui introduisent la Charte des droits fondamentaux de l’Union dans les textes fondateurs, qu’apparaît (article 41) un « droit à une bonne administration », sans qu’en découle un droit spécifique et qui ne porte que sur les institutions de l’Union. Ce droit comprend le droit de voir ses affaires traitées impartialement et équitablement, dans un délai raisonnable, le droit d’être entendu avant une mesure qui serait défavorable, l’accès à son dossier, la réparation des dommages causés par les institutions de l’UE, le droit de s’adresser aux institutions de l’Union dans sa langue et d’obtenir une réponse dans cette langue.

C’est par le biais de deux articles, l’un sur la non-discrimination, et l’autre sur la libre circulation des travailleurs que la construction européenne est intervenue dans le statut de la fonction publique en France. Quatre domaines seront affectés plus particulièrement par des décisions communautaires, l’accélération de la féminisation de la fonction publique par l’ouverture de tous les statuts particuliers aux femmes, l’accès de la fonction publique aux ressortissants européens, la reconnaissance des diplômes et formations obtenus dans les autres pays de l’Union, l’affirmation et le développement des contrats. Mais l’influence est plus diffuse, les responsables gestionnaires des agents des fonctions publiques des États membres se réunissent régulièrement pour échanger sur les statuts des agents, faire du parangonnage et échanger sur les « bonnes pratiques », le management, les évolutions souhaitables, la bureaucratie et les économies possibles, etc. Petit à petit une idéologie gestionnaire privée appliquée à la fonction publique se répand dans tous les pays et l’idée de statut perd de sa pertinence, considérée comme un obstacle à la bonne administration. L’OCDE a même produit à la fin de la décennie 2000, un rapport suggérant que le statut n’était justifié et utile que pour la « haute fonction publique », les postes de direction et les « grands corps ».

L’accélération de la féminisation de la fonction publique, l’ouverture des statuts particuliers des corps de fonctionnaires aux femmes.

Le statut de 1946 prévoyait qu’aucune distinction ne pouvait être faite entre les deux sexes « sous réserve des dispositions spéciales qu’il prévoit ». Aucune disposition particulière n’ayant été prévue, c’est le Conseil d’État qui fixa les conditions dans lesquelles l’administration pouvait déroger au principe d’égalité. C’est par le biais des statuts particuliers, sous réserve qu’elles soient justifiées par la nature des fonctions que ces dérogations furent possibles.

Ainsi beaucoup de statuts particuliers réservaient l’accès à certains corps de fonctionnaires aux hommes (gardiens de phare, gardiens de prisons, les corps techniques ou d’ouvriers en général) ou aux femmes beaucoup moins nombreux cependant (éducatrice des maisons d’éducation de la Légion d’honneur par exemple).

La création du secrétariat d’État chargé de la condition féminine en 1969 engagea une politique en faveur de l’égalité des sexes pour l’accès à la fonction publique. La loi du 4 juillet 1970 permet aux femmes de concourir à l’École Polytechnique, leur ouvrant l’accès aux corps d’ingénieurs des Mines et des Ponts et Chaussés. Une lente ouverture des corps s’en suivit (une dizaine entre 1973 et 1975), mais la discrimination persistait pour beaucoup d‘emplois. Les Communautés européennes adoptent le 9 février 1976 une directive sur l’égalité professionnelle. La France suite à une plainte est condamnée par la Cour de justice des communautés (aujourd’hui Cour de justice de l’Union européenne) pour non-application dans la fonction publique. À partir de 1982 le gouvernement engage une modification de tous les statuts particuliers, ouvrant l’ensemble des emplois de la fonction publique aux femmes.

L’accès de la fonction publique aux ressortissants de l’Union européenne.

Le statut de 1946 prévoyait qu’il fallait avoir la nationalité française pour être fonctionnaire. L’article 48 du traité de la communauté européenne (aujourd’hui article 45 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, non modifié) porte sur la libre circulation des travailleurs au sein de l’Union européenne. Il indique :
« 1. La libre circulation des travailleurs est assurée à l’intérieur de la Communauté au plus tard à l’expiration de la période de transition.
2. Elle implique l’abolition de toute discrimination, fondée sur la nationalité, entre les travailleurs des États membres, en ce qui concerne l’emploi, la rémunération et les autres conditions de travail.
3. Elle comporte le droit, sous réserve des limitations justifiées par des raisons d’ordre public, de sécurité publique et de santé publique :


4. Les dispositions du présent article ne sont pas applicables aux emplois dans l’administration publique ».

Malgré ce quatrième alinéa, la Cour de justice des communautés, dans un arrêt en 1980, juge que l’article 48 paragraphe 4 du traité CEE ne place en dehors du champ d’application des trois premiers paragraphes que les emplois qui comportent une participation, directe ou indirecte, à l’exercice de la puissance publique et aux fonctions qui ont pour objet la sauvegarde des intérêts généraux de l’État ou des autres collectivités publiques. Et elle précise : « La portée de l’exception prévue par l’article 48, paragraphe 4, du traité ne saurait être déterminée en fonction de la qualification du lien juridique entre le travailleur et l’administration qui l’emploie et que, en l’absence de toute distinction dans la disposition citée, il est sans intérêt de savoir si le travailleur se trouve employé en qualité d’ouvrier, d’employé ou de fonctionnaire, ou encore si son lien d’emploi relève du droit public ou du droit privé, ces qualifications juridiques étant en effet variables au gré des législations nationales et ne pouvant dès lors fournir un critère d’interprétation approprié au droit communautaire. L’accès à certains emplois ne saurait être limité au fait que, dans un État membre donné, les personnes appelées à occuper ces emplois sont placées sous un régime statutaire comportant une titularisation. Faire dépendre l’application de l’article 48, paragraphe 4 du traité de la nature juridique du lien qui unit l’agent à l’administration donnerait, en effet, aux États membres la possibilité d’étendre à leur gré le nombre d’emplois couverts par cette disposition d’exception ».

Ce faisant, la Cour ouvre l’essentiel des emplois de la fonction publique aux ressortissants européens et se place plutôt dans le cadre d’une fonction publique d’emplois. La loi du 26 juillet 1991 transpose cette jurisprudence en complétant le  titre  premier  du statut général des fonctionnaires par un article 5 bis qui dispose que : « les ressortissants des États membres de la communauté économique européenne autres que la France ont accès, dans les conditions prévues au statut général, aux corps, cadres d’emplois et emplois dont les attributions soit sont séparables de l’exercice de la souveraineté, soit ne comportent aucune participation directe ou indirecte à l’exercice de prérogatives de puissance publique de l’État ou des autres collectivités publiques ».

« Les corps, cadres d’emplois remplissant les conditions définies au premier alinéa ci-dessus sont désignés par leurs statuts particuliers respectifs. Ces statuts particuliers précisent également, en tant que de besoin, les conditions dans lesquelles les fonctionnaires ne possédant pas la nationalité française peuvent être nommés dans les organes consultatifs dont les avis ou les propositions s’imposent à l’autorité investie du pouvoir de décision ». « Les fonctionnaires qui bénéficient des dispositions du présent article ne peuvent en aucun cas se voir conférer des fonctions comportant l’exercice d’attributions autres que celles qui sont mentionnées au premier alinéa ». « Les conditions d’application du présent article sont fixées par décret en Conseil d’État ».

Ce texte a été déclaré conforme à la Constitution et à l’article 6 de la Déclaration des droits de l’Homme qui garantit l’égal accès des citoyens aux emplois publics par décision du 23 juillet 1991. Les lois du 16 décembre 1996 et 26 juillet 2005 préciseront par la suite les conditions de ces possibilités d’accès.

la reconnaissance des formations et diplômes obtenus dans un autre pays de l’UE pour l’accès aux emplois de la fonction publique.

Voyons les faits. Isabel Burbaud demande en juillet 1993, à bénéficier de la libre circulation des travailleurs dans le marché unique et à intégrer le corps des directeurs d’hôpitaux de la fonction publique française. Cette ressortissante communautaire de nationalité portugaise a obtenu, en 1981, une licence en droit à l’université de Lisbonne, a reçu en 1983 le titre d’administrateur hospitalier de l’École Nationale de la Santé Publique (ENSP) de Lisbonne, et a exercé, du 1er septembre 1983 au 20 novembre 1989, comme administrateur hospitalier dans la fonction publique portugaise.

Après avoir acquis en France un doctorat en droit et la nationalité française, Isabel Burbaud demande, par lettre du 2 juillet 1993 au ministre français délégué à la Santé, d’être admise dans le corps des directeurs de la fonction publique hospitalière, en invoquant ses qualifications obtenues au Portugal. Cependant, par décision du 20 août 1993, le ministre rejette cette demande, au motif que ce corps régi par le décret du 19 février 1988 n’est pas au nombre de ceux ouverts aux ressortissants des États membres de l’UE par le décret du 19 janvier 1993, et au motif que l’intégration dans ledit corps suppose la réussite du concours d’entrée à l’École Nationale de la Santé Publique (ENSP) de Rennes et le suivi de la formation qui y est dispensée. Devant ce refus, Isabel Burbaud s’adresse à la justice française qui la déboute et se tourne donc vers la Cour de justice des communautés européennes.

Dans un arrêt du 9 septembre 2003 (Mme Burbaud), la Cour des communautés européennes a jugé que la France était dans l’obligation de dispenser les ressortissants communautaires titulaires d’un diplôme équivalent à la réussite à l’examen de fin de formation de l’École nationale de la santé publique, de la formation dispensée par cette école pour accéder à l’emploi de directeur d’hôpital. Un décret du 22 mars 2010 relatif aux modalités de recrutements et d’accueil des ressortissants des États membres de l’Union européenne ou d’un autre État faisant partie de l’accord sur l’Espace économique européen dans un corps, un cadre d’emplois ou un emploi de la fonction publique française régit aujourd’hui ce domaine. Un nouvel arrêt de la Cour de justice de l’UE du 26 octobre 2006, portant sur les conditions de prise en compte de l’ancienneté acquise dans un emploi public dans un autre pays de l’Union (l’Italie dans ce cas) doit être pris en compte lors de l’embauche d’un ressortissant européen dans la fonction publique d’un autre État membre que celle de son pays d’origine.

l’affirmation de la contractualisation.

Le 28 juin 1999, le parlement européen et le conseil adoptaient une directive obligeant à transformer un contrat à durée déterminée (CDD) en un contrat à durée indéterminée (CDI) au bout de six ans de CDD. Cette disposition s’applique à tous les salariés du privé comme du public, l’objectif était de lutter contre la précarité. Une loi du 26 juillet 2005 a transposé la directive en appliquant la mesure à la fonction publique en transformant le CDD en CDI, soit en maintenant la qualification de contractuel, alors qu’elle aurait très bien pu prévoir la titularisation sur le statut, sans déroger à la directive pour lutter effectivement contre la précarité dans la fonction publique. De plus, dans les faits, le plus souvent l’administration s’arrange pour ne pas atteindre les six ans de CDD, pour ne pas avoir à transformer le contrat en CDI et développer la contractualisation précaire dans la fonction publique.

Nous sommes ici, en présence d’une utilisation hypocrite par le gouvernement de la réglementation européenne, afin de l’interpréter pour mettre en œuvre une politique de détricotage du statut, en en faisant porter la responsabilité à l’UE, et engager une évolution des règles du contrat de travail dans l’administration, contraire à la tradition administrative française.

Ces quatre exemples concernent des affaires portant sur la fonction publique française, mais la question est bien plus complexe, car des questions de même nature se posent dans tous les États membres de l’UE, et d’autres arrêts de la Cour portant sur la prise en compte de l’ancienneté, des conditions d’accès à la fonction publique par concours ou non, etc. sont pris par la Cour en fonction des affaires qui lui sont soumises. Les arrêts de la Cour de l’Union européenne pris à propos d’une affaire dans un État forment jurisprudence et s’appliquent dans tous les États membres. C’est une source non négligeable de la jurisprudence du Conseil d’État sur le droit de la fonction publique et de l’évolution du statut de la fonction publique, que la loi du 6 août 2019 reflète aussi, même si ça n’apparaît pas dans les textes.

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