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IRAN : LES MOLLAHS SUR LA DÉFENSIVE 

Depuis le printemps dernier, l’Iran vit au rythme des chocs politiques, sur le plan intérieur ou s’agissant de sa guerre permanente contre Israël. Les événements s’enchaînent sans que le régime des Mollahs donne l’impression de vraiment maîtriser le processus. Le formidable « souffle » politique de la révolution islamique de 1979 est aujourd’hui en Iran une sorte d’image d’Épinal sans plus de réalité effective.

 

La situation sociale est explosive, l’augmentation du prix du pain de 25 à 40 % dans plusieurs provinces, y compris à Téhéran, reflète une crise économique plus large qui exacerbe les conditions de vie déjà difficiles du peuple iranien. Des protestations spontanées ont lieu quotidiennement dans les files d’attente pour les produits de première nécessité. De multiples grèves sont organisées dans les secteurs métallurgiques et de l’industrie de l’habillement, en particulier à Ispahan.

 

Pour l’instant, la caste religieuse autour du « Guide suprême » Ali Khamenei tient encore la barre… mais pour combien de temps ? Sa base sociale est de plus en plus réduite et son pouvoir s’appuie sur la force et la terreur imposées par le corps des « Gardiens de la Révolution » face à une population majoritairement hostile. Une situation instable comme le démontre le cours des événements depuis avril dernier. L’affrontement avec Israël, et les multiples conséquences de celui-ci, se réactivent au pire moment pour les Mollahs. Nous reviendrons prochainement dans ReSPUBLICA sur les enjeux régionaux que cette situation de guerre engendre à court et moyen terme.

 

Mais reprenons maintenant le fil de l’actualité iranienne de ce printemps et de cet « été meurtrier ».

Le désastre de Damas

Le 1er avril, l’aviation israélienne bombarde le bâtiment annexe du consulat iranien dans la capitale syrienne, alors que se tient une réunion de coordination de l’intervention de Téhéran en Syrie, au Liban et en Palestine. 16 cadavres sont sortis des décombres, dont le commandant en chef de la force Al-Qods du corps des Gardiens de la Révolution islamique, le général Mohammed Reza Zahedi, probablement l’un des architectes de l’attaque-surprise du Hamas en Israël du 7 octobre 2023. Cinq autres hauts commandants de la force Al-Qods participants à cette réunion sont également tués. En fait, c’est toute la direction militaire iranienne de la région qui est décapitée. Le coup est terrible. Comment l’armée israélienne a-t-elle pu être au courant de cette réunion centrale ? L’Iran savait parfaitement que l’immunité diplomatique ne s’applique pas entre deux pays en guerre… de plus sur le sol d’un autre pays, lui aussi officiellement en guerre contre Israël depuis 1948 ! Le service secret d’Israël (connu sous le diminutif de Mossad qui signifie « institut ») semble avoir une vision claire du dispositif de son ennemi.

La « guerre des étoiles » contre Israël 

Face à cette défaite stratégique à Damas et à cette humiliation sécuritaire, l’Iran décide de réagir en franchissant une ligne rouge : le président iranien Raïssi décide de bombarder Israël. Le 13 avril au soir, aux alentours de 23 heures (heure de Paris), de nombreux drones Shahed 136, ainsi que, plus tard dans la nuit, des missiles de croisière emportant des charges conventionnelles (soit environ 330 engins) sont tirés en direction d’Israël depuis le territoire iranien et depuis le Yémen par les Houthis. Surtout, le corps des Gardiens de la Révolution tire plus de 120 fusées balistiques. Ces engins envoient des ogives qui sortent de l’atmosphère terrestre et retombent sur leurs cibles à des vitesses extrêmes dépassant les Mach 20 (25000 km/h). Ils ne peuvent être interceptés que dans l’espace intersidéral, c’est la première « guerre des étoiles » de l’histoire. La quasi-totalité est interceptée en vol par les défenses aériennes israéliennes (notamment grâce au dispositif multicouche Dôme de fer). L’État hébreu bénéficie du soutien et de l’assistance américaine, britannique, française et jordanienne. Le lendemain matin, l’Iran déclare ne pas souhaiter poursuivre plus avant ses représailles contre Israël et affirme que sa riposte est terminée.

Le bilan de cette opération, nommée « Promesse honnête », n’est pas positif pour Téhéran. Aucune cible n’a été atteinte, alors même que les Gardiens de la Révolution ont sorti toute la panoplie de leur arsenal stratégique. Pour Israël et ses alliés occidentaux, c’est un test en grandeur réelle de leurs capacités défensives au niveau aérien et spatial. L’effet de terreur n’a pas joué, l’Iran est à découvert.

Le donneur d’ordre Raïssi meurt dans un « accident »

Cinq semaines après le bombardement d’Israël, le chef de l’état iranien Ebrahim Raïssi, celui qui a donné l’ordre du départ des missiles sur Israël, meurt dans un « tragique accident » d’hélicoptère. Le crash se produit alors que Raïssi voyage dans la province iranienne d’Azerbaïdjan oriental, à la frontière avec l’Azerbaïdjan. Raïssi venait d’inaugurer un barrage hydraulique avec son homologue azéri. Le choc politique est énorme et le dilemme stratégique l’est tout autant pour Téhéran : comment réagir à cette nouvelle ? En effet, l’Azerbaïdjan est l’allié d’Israël ! Ce pays, de religion officielle chiite, vient de vaincre l’Arménie grâce aux conseillers militaires israéliens. Très officiellement, les centres d’écoutes du Mossad sont déployés en territoire azéri à moins de 70 kilomètres de Téhéran. Bref, les Israéliens sont partout à Bakou. La suspicion d’un sabotage de l’aéronef serait fort légitime, surtout venant de l’Iran qui accuse « l’ennemi sioniste » de tout… y compris de déclencher des sécheresses en manipulant les nuages de pluie !

Mais en Iran, le sujet de l’ethnie azérie majoritairement chiite, et plus généralement les Turkmènes, représentant plus de 17 % de la population, est très sensible. Le « Guide suprême » Ali Khamenei est lui-même azéri. La fidélité des Azéris au régime des Mollahs est un sujet délicat. Ainsi, la thèse officielle sera « l’accident tragique »… sans plus de détail. La commission d’enquête sur la chute de l’hélicoptère se tiendra à cette version. Pourtant, lors de ses obsèques, le défunt président sera qualifié curieusement de « martyr sur la route de Jérusalem », un qualificatif bien étrange pour une victime d’un accident de transport.

Reste à combler le vide politique que déclenche cet événement tragique. Car Raïssi était l’homme des Mollahs et des Gardiens de la Révolution. Membre de « l’Assemblée des experts » chargée de nommer le Guide suprême, beaucoup de conservateurs l’imaginaient même en successeur de Khamenei, notoirement atteint de la maladie d’Alzheimer. Cette mort subite entraîne des élections présidentielles qui n’étaient pas prévues au programme !

Le candidat « réformateur » remporte l’élection 

Fin juin et début juillet se tiennent les deux tours de l’élection présidentielle. Bien que grandement limité par les pouvoirs du Guide suprême, le poste de président de la République islamique est tout de même un enjeu d’importance. Ses prérogatives sont similaires à celles des chefs de gouvernement d’autres pays, à l’exception du contrôle des forces armées, du système judiciaire, de la télévision d’État et de plusieurs autres organisations gouvernementales clés qui sont sous le contrôle direct du Guide.

Comme à l’accoutumée, les candidatures à la présidence sont contrôlées par le « conseil des gardiens de la constitution », aux ordres des Mollahs. Théoriquement, la caste politico-religieuse pourrait verrouiller totalement la liste des candidats. Mais le taux de participation pose problème dans un pays ruiné où s’enchaînent les insurrections populaires. Un minimum de légitimité est nécessaire, alors même que la dernière élection présidentielle qui avait porté Raïssi au pouvoir avait enregistré un taux de participation historiquement bas de 49 %. C’est la raison de la validation de la candidature de Massoud Pezechkian. Né de mère kurde, ce médecin réputé représente depuis 2008 la ville de Tabriz au Parlement et s’est fait connaître pour ses critiques envers le pouvoir, notamment lors du vaste mouvement de protestation provoqué par la mort en détention en septembre 2022 de Mahsa Amini. Le décès de cette jeune kurde provoqua la révolte des femmes dans les grandes villes du pays. Il s’était déjà présenté à l’élection présidentielle en 2013 et 2021. Lors de ce dernier scrutin, il avait été disqualifié par le « conseil des gardiens de la constitution » en raison de son soutien aux manifestations contre les élections contestées de 2009. Ancien vétéran de la guerre Iran-Irak, il ne s’oppose jamais de front aux Mollahs et au corps de Gardiens de la Révolution. Mais il apparaît aux yeux de beaucoup d’Iraniens comme un homme libre, honnête et indépendant. 

Le 28 juin, date du premier tour, le taux de participation bat encore un nouveau record d’abstention : moins de 40 % du corps électoral ! Si Massoud Pezechkian sort en tête avec 44 %, les deux candidats conservateurs proches des Mollahs, Saïd Jalili et Mohammad Ghalibaf, recueillent respectivement 40 et 14 % des votes. Sur le papier, surtout avec l’appel de Ghalibaf à voter pour Jalili, les conservateurs devraient gagner sans coup férir au second tour. Mais c’est sans compter une extraordinaire mobilisation des électeurs, le taux de participation passant de moins de 40 % à plus de 50 %. Le 5 juillet, le candidat indépendant Masoud Pezeshkian est élu président sur un programme de conciliation avec l’Occident, en particulier sur la question nucléaire, de la fin de l’embargo qui plonge l’Iran dans la ruine depuis trop longtemps et de « tolérance » sur le port obligatoire du voile pour les femmes.

Le chef du Hamas tué à Téhéran 

Nouveau coup de tonnerre le 31 juillet dernier, Ismaïl Haniyeh est tué dans un attentat dans la capitale iranienne. Le chef politique du Hamas s’était rendu à Téhéran pour assister à la cérémonie d’investiture du nouveau président Massoud Pezechkian. Résidant dans une zone ultra protégée par les Gardiens de la Révolution, Haniyeh succombe à une explosion dans son appartement. Dans un premier temps, le régime des Mollahs attribue cette déflagration à un tir de missiles guidés lancé depuis un avion. Cela semble assez peu crédible, l’immeuble où réside le chef du Hamas étant quasiment intact. Les médias américains évoquent l’hypothèse d’une bombe placée depuis des mois par le Mossad dans le logement. Cette piste est en effet plus réaliste à la vue des photos de la résidence. Quoi qu’il en soit, cette exécution est une nouvelle catastrophe sécuritaire pour le régime iranien. Car d’où vient l’information ? Obligatoirement du centre du dispositif de sécurité : c’est-à-dire qu’il existe une ou des « taupes » au sein même des Gardiens de la Révolution. Coïncidence ou non, cette élimination arrive le lendemain de celle de Fouad Chokr à Beyrouth. Ce chef militaire du Hezbollah était en contact permanent avec les Gardiens de la Révolution iraniens qui l’ont formé et dirigé depuis quarante ans. C’est bien le dispositif de la garde prétorienne des Mollahs qui est pourri de l’intérieur.

Face à ce désastre, Téhéran doit réagir au plus vite, car au Proche-Orient qui perd la face meurt. Le gouvernement iranien et ses « créatures », c’est-à-dire le Hezbollah du Liban, les Houthis yéménites et les milices radicales chiites irakiennes annoncent à grand bruit un nouveau bombardement d’Israël.

Bombardement, Téhéran hésite et tergiverse 

« Le régime sioniste recevra certainement la réponse à ce crime au moment et au lieu appropriés », menacent début août les Gardiens de la Révolution. Les villes israéliennes de Tel-Aviv et Haïfa « font partie des cibles », affirme au même moment le quotidien iranien ultra-conservateur Kayhan. De son côté, la représentation de l’Iran auprès de l’ONU dit s’attendre à ce que son allié libanais, le Hezbollah, frappe en « profondeur » le territoire israélien, et « ne se limite pas aux cibles militaires ».

Bref, dans la première quinzaine du mois d’août, Téhéran menace… mais rien ne se passe ! En effet, pour les Mollahs le dilemme est grave : comment est-il possible de mener une riposte d’ampleur alors que son ennemi peut percer tous ses secrets militaires ? Les Gardiens de la Révolution, ainsi que le Hezbollah libanais, savent en plus qu’Israël possède des « bombes souterraines » livrées par les États-Unis capables de détruire un abri blindé à plus de 200 mètres de profondeur. En imaginant une guerre régionale, Nasrallah, le chef du Hezbollah, ou même Khamenei, le Guide suprême iranien, jouent leurs vies dans la partie… ce qui peut les faire hésiter. Par ailleurs, une guerre régionale pourrait permettre à Israël, aidé ou non par les États-Unis, de détruire les installations nucléaires iraniennes. En avril dernier, l’état hébreu a lancé un missile contre un poste de DCA situé à moins de trois cents mètres d’une usine nucléaire… ce qui prouve que les Israéliens maîtrisent parfaitement l’espace aérien iranien.

Cette hésitation amène Téhéran à adopter une mauvaise position stratégique, en décidant de suspendre sa riposte militaire tant que les négociations de Doha sur une trêve à Gaza ont lieu. Or, cette énième négociation de la « dernière chance » pour la libération des otages israéliens détenus par le Hamas contre un cessez-le-feu provisoire ou permanent dans l’enclave palestinienne est une pure production américaine. Réunissant l’Égypte et le Qatar sous la houlette de Washington, cette initiative de paix ne réunit même pas les protagonistes, puisque le Hamas n’y participe pas officiellement. Ainsi, l’Iran et le bloc radical islamique chiite se retrouvent « à la remorque » d’une initiative occidentale et de pays sunnites modérés. Pour un pays qui dénonce le « Grand Satan » américain depuis plus de quarante ans, c’est la pire des positions !

La menace d’une guerre régionale persiste

Et maintenant, que va faire l’Iran ? Il est certain que la mort du chef du Hamas est une humiliation énorme pour Téhéran. Dans la tradition persane, ne pas être capable de protéger un invité d’honneur dans sa propre maison est une preuve d’impuissance totale. Or, le Proche-Orient ne tolère pas les faibles. Une riposte contre Israël est donc indispensable… mais laquelle ? Le régime des Mollahs sait pertinemment que la population ne veut pas la guerre. Le propre frère du nouveau président Massoud Pezeshkian a déclaré, probablement avec l’aval de ce dernier, que la guerre contre « l’ennemi sioniste » n’était pas la priorité. Pour lui, le gouvernement devait se mobiliser au contraire pour soulager la misère du peuple, victime de la crise économique liée à l’embargo. Si le corps des Gardiens de la Révolution va à la guerre, il risque de se retrouver bien seul. De plus, le risque d’un bombardement massif des installations nucléaires iraniennes est très probable. Cela constituerait une nouvelle défaite dont le clergé iranien aurait bien du mal à se remettre.

Mais soyons prudents, n’oublions jamais que le Proche-Orient est une poudrière. Une erreur d’appréciation politico-militaire peut entraîner la région dans un affrontement global. Nous l’avons vu avec l’attaque du Hamas le 7 octobre dernier, la « rationalité » n’est pas forcément de mise dans cette partie du monde.

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