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VERS UN FRONT COMMUN RELIGIEUX PAN-ISLAMIQUE – 1

Première partie : l’état des lieux régional post Ramadan

Fin mars dernier, un article de ReSPUBLICA sur une éventuelle nouvelle donne au Proche et Moyen-Orient portait le titre suivant : « Réconciliation Iran-Arabie saoudite, un séisme diplomatique ». Dans ce numéro, nous faisons le point sur la situation à mi-avril. La semaine suivante, nous tenterons une analyse sur les nouvelles perspectives qui pointent à l’horizon.

Le coup de tonnerre de mars à Pékin

Il y a trois semaines, nous avons donc signalé le caractère soudain, aux conséquences stratégiques multiples pour le monde arabo-islamique, de l’accord entre les deux puissances primordiales de l’Islam politique. De plus, il avait été scellé à Pékin. Xi Jinping, la diplomatie chinoise et le Parti communiste venaient de réaliser un coup de maître, qui avait sidéré les États-Unis et leurs alliés, les laissant pratiquement sans voix. Depuis une dizaine d’années, et d’autant plus depuis sept ans, date de rupture formelle des relations diplomatiques entre Riyad et Téhéran, l’hostilité entre les deux puissances avait engendré de multiples conflits indirects au Proche et Moyen-Orient, les Iraniens et les Saoudiens soutenant chacun un camp opposé.

Restait à confirmer cette hypothèse d’un vrai changement de paradigme entre les leaders sunnites et chiites. Après tout, il pouvait s’agir d’un énième coup d’éclat spectaculaire et médiatique sans conséquence réelle dont le Proche-Orient a fait une sorte de spécialité régionale. Les « fausses embrassades » sont presque de l’ordre du rituel diplomatique depuis des siècles au Levant.

Or, depuis trois semaines, les événements se sont enchaînés à une vitesse inouïe, et l’hypothèse d’un bouleversement proche-oriental devient aujourd’hui une possibilité réelle. Une nouvelle réunion s’est tenue le jeudi 6 avril toujours à Pékin. Les deux ministres des Affaires étrangères, l’Iranien Hossein Amir Abdollahian et le Saoudien Fayçal ben Farhane ont assuré devant la presse internationale que les deux parties s’étaient engagées à poursuivre leur travail de rapprochement, ceci moins d’un mois après la première poignée de main dans la capitale chinoise, pour normaliser leurs relations.

Vers un cessez-le-feu au Yémen

Plus concrètement, comme nous l’écrivions dans notre article de la fin du mois dernier, le premier test grandeur nature de la réalité de la réconciliation entre ces deux pays musulmans serait une éventuelle désescalade dans la guerre au Yémen entre les tribus coalisées au sein du mouvement politique Houthis et soutenues par l’Iran et les « forces gouvernementales », autour du président Mansour Hadi. Celles-ci regroupent les tribus sunnites aidées par l’intervention militaire directe de l’Arabie saoudite et de dix autres états arabes. Cette guerre a fait plus d’un demi-million de morts.

Or, le 8 avril, surlendemain de la deuxième négociation de Pékin entre les ministres iranien et saoudien, des médiateurs omanais ont débarqué à l’aéroport de Sanaa, capitale des « forces gouvernementales ». Ils ont joué les « messieurs bons offices » dans le but d’ouvrir des pourparlers de paix avec les Houthis, donc proches de l’Iran, et d’instaurer une trêve au Yémen avec l’Arabie saoudite. Ils étaient accompagnés de Mohammed Abdelsalam, négociateur en chef des Houthis, qui vit à Mascat capitale du Sultanat d’Oman, qui joue depuis des années un rôle de médiateur incontournable dans le Golfe. Bref, les premiers éléments d’une désescalade commencent à se mettre en place.

La défense d’Al Aqsa comme élément principal de la réconciliation

Deuxième élément stratégique prouvant l’évolution des rapports de forces depuis la réconciliation entre les frères ennemis de l’Islam : les derniers rebondissements dans la confrontation israélo-arabe ou plus exactement israélo-islamique. La montée de la tension à la mosquée d’Al Aqsa en plein Ramadan ne doit rien au hasard. Dès le mois dernier, au moment où se nouait l’accord de Pékin, le Hamas et le djihad islamique sunnite d’une part et le Hezbollah libanais chiite d’autre part annonçaient leur rapprochement et surtout l’orientation principalement religieuse de celle-ci. S’appuyant sur les provocations de l’extrême-droite israélienne, les mouvements armés islamistes prenaient la main sur l’esplanade des mosquées à Jérusalem. En réaction, et poussée par les Américains, l’autorité palestinienne du Président Mahmoud Abbas tenta bien de calmer le jeu en participant à une réunion avec une délégation israélienne le 19 mars à Charm El-Cheikh, l’Égypte jouant le rôle de médiateur.

Malgré la déclaration finale insistant sur la volonté de « faire baisser la tension », cette tentative est restée sans résultat… mais l’OLP a-t-elle encore un quelconque pouvoir pour stopper les engrenages guerriers à Jérusalem en période de Ramadan ? Bref, les tenants de l’Islam politique combattant ont la main. À tel point que la royauté jordanienne hachémite, en charge de la gestion au quotidien de la mosquée d’Al Aqsa, se solidarisa opportunément le 3 avril pour la défense du lieu saint musulman, c’est-à-dire avant même les premiers incidents dans la mosquée. Clairement, le roi Abdallah cherchait à éviter d’entrer en conflit avec les groupes armés. Il faut dire que la Jordanie, dont la population est à plus de 60 % palestinienne, risque d’être déstabilisée. Le souverain jordanien veut éviter d’entrer dans une spirale infernale sur son sol, cinquante-trois ans après le Septembre noir de 1970 où des dizaines de milliers de Palestiniens furent massacrés par les troupes bédouines de son père, le roi Hussein.

Toutefois, la véritable nouveauté depuis 2006, date de la dernière guerre israélo-libanaise, est la coopération militaire officielle au Sud-Liban entre le Hezbollah et le Hamas qui tient la bande de Gaza sous sa coupe islamique. Début avril, et pour la première fois depuis 17 ans, des roquettes palestiniennes ont été tirées par dizaines sur Israël depuis le Liban !
Le 9 avril dernier, le journal de Beyrouth L’Orient Le Jour décrivait la situation en ces termes : « Lors de leur entretien, les chefs des deux mouvements (les chefs du Hezbollah Hassan Nasrallah et du Hamas palestinien Ismaïl Haniyé) ont souligné que « l’axe de la Résistance se tient prêt » face aux développements et que « ses composantes coopèrent » dans la région, selon un communiqué du Hezbollah. L »axe de la résistance » est le terme employé pour évoquer les mouvements palestiniens, libanais, syriens et autres, proches de l’Iran et opposés à Israël. Les deux hommes ont également évoqué « l’intensification de la résistance en Cisjordanie et à Gaza » et « les événements à la Mosquée Al-Aqsa », selon le communiqué ».
Le front anti-israélien semble large puisque des missiles ont également été tirés depuis la Syrie sur le plateau du Golan depuis des zones tenues par le Hezbollah, mais aussi de régions tenues par les islamistes. Ainsi, les mouvements armés sunnites financés par l’Arabie saoudite et les États du Golfe comme le Qatar, et le Hezbollah soutenu militairement et financièrement par l’Iran font bloc aujourd’hui, après des années de conflits violents, en particulier lors de la guerre en Syrie visant à destituer Assad.

Vers un front uni musulman ?

Pour élargir ce front islamique en formation, l’Iran tente ce mois-ci une approche auprès des deux nations arabes les plus « laïques », c’est-à-dire la Syrie et l’Algérie. En effet, la tension sur l’esplanade des mosquées à Jérusalem est également l’un des sujets centraux de la dernière conversation entre le président algérien Tebboune et son homologue iranien Raisi. Les deux dirigeants ont condamné « la profanation de la mosquée Al-Aqsa », qu’ils considèrent comme « une provocation flagrante à l’encontre d’un milliard et demi de musulmans pendant ce mois sacré ».

Comme le rapporte l’agence de presse iranienne IRNA, Raisi a reconnu que l’Iran et l’Algérie avaient « des positions proches et même communes » sur certaines questions régionales et internationales, « en particulier le problème palestinien ». Tebboune, quant à lui, a exprimé son espoir de voir la « libération de la nation palestinienne » avec l’aide des pays islamiques. La même démarche du président iranien Raisi a été tentée vers le président syrien Assad. Pour l’instant, ce dernier reste dans une prudente position d’expectation. Toutefois, les événements diplomatiques se précipitent également et semblent changer la donne établie lors de la guerre civile syrienne qui a fait plus d’un demi-million de morts. L’Arabie saoudite a accueilli mercredi 12 avril une délégation iranienne, venue rouvrir les missions diplomatiques dans le royaume, ainsi que le chef de la diplomatie syrienne, dans le cadre d’un dégel qui redessine la carte régionale. À l’ordre du jour de cette réunion : la possible réintégration de la Syrie dans la Ligue arabe dont elle est exclue depuis 2012, date du début des hostilités dans le pays. « Les Iraniens et les Syriens sont en Arabie saoudite le même jour. C’est totalement fou et c’était inconcevable il y a encore quelques mois », a déclaré à l’AFP un diplomate arabe basé à Ryad.

La Turquie solidaire, mais prudente

Pour parachever cette alliance musulmane, reste à rallier un autre poids lourd, la Turquie. Le « frère musulman » Erdogan se trouve dans une position difficile à la veille de l’élection présidentielle du 14 mai prochain. Le récent tremblement de terre, qui a provoqué la mort de plus de 60 000 personnes, a mis en évidence la corruption du régime, en particulier pour contourner les normes antisismiques dans la construction immobilière. Pour sa réélection, Erdogan doit donc mobiliser totalement la population pauvre et religieuse du plateau d’Anatolie. « La Turquie ne peut rester silencieuse face à ces attaques. Piétiner la mosquée Al-Aqsa, c’est notre ligne rouge », a-t-il déclaré le 5 avril au cours d’un iftar (dîner de rupture du jeûne du ramadan) devant une assemblée de retraités. « Les Palestiniens ne sont pas seuls », a martelé le chef de l’État.
Le président turc est obligé de montrer sa solidarité pour la défense du troisième lieu saint de l’islam, car il vient d’entamer depuis un an une normalisation avec l’état hébreu, important partenaire commercial, industriel et même militaire du pays. Quelques jours plus tard, le 9 avril, Erdogan téléphonait à son homologue israélien Isaac Herzog, pour lui faire part de sa préoccupation, mais aussi et surtout pour confirmer que son inquiétude ne remettait pas en cause la coopération économique et politique entre les deux pays. Il est certain que le chef d’État turc va continuer à jouer l’équilibriste jusqu’à la mi-mai pour assurer sa réélection, car Israël a une influence non négligeable sur la population kurde dont elle soutient le combat pour son émancipation nationale depuis les années 1950.

Alliance forte ou alliance faible ?

Après ce tour d’horizon régional, nous examinerons dans la seconde partie de cet article la semaine prochaine les conséquences mondiales de ce front islamique en formation. Car les États-Unis et ses alliés de l’OTAN ne peuvent pas rester sans réaction. En pleine guerre en Europe, l’Arabie saoudite est trop stratégique pour échapper à l’orbite occidentale. Si son poids politique est relativement important, son poids financier est carrément énorme. Un exemple très récent le prouve : le 13 mars dernier, le refus de la Saudi National Bank de monter au capital pour sauver le Crédit Suisse au bord de la faillite est symptomatique d’une divergence profonde entre les intérêts financiers saoudiens et Wall Street. Donc, les Occidentaux ne peuvent laisser les choses évoluer ainsi, surtout sous l’impulsion de la Chine populaire.

Mais avant toute riposte, les Occidentaux et Israël doivent déterminer si ce nouveau front islamique est une « alliance forte » et offensive, ou bien une « alliance faible » de régimes en bout de course sur le plan politique et culturel, se soutenant mutuellement pour éviter de tomber. Si l’analyse de la situation aboutit à cette dernière option, il est probable que l’Iran en pleine révolution culturelle avec le soulèvement populaire conduit par les femmes iraniennes en subira rapidement les conséquences politiques et militaires.

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