Dans tous les pays du monde et à toutes les époques, les mouvements populaires ont eu de grands jours, des soirées uniques et des lendemains matins d’espoir qui restent gravés pour longtemps dans la mémoire des citoyens. À n’en pas douter, le dimanche 26 mars 2023 marquera l’histoire du mouvement civique et social d’Israël. Revenons un instant sur l’événement en lui-même par une description « au ras des pavés » : l’émotion, le dynamisme en disent parfois plus long sur un soulèvement populaire que des analyses parfois trop rapides et un tantinet convenues.
Un mouvement dynamique qui renverse tout
Rembobinons la pellicule : la veille donc, le samedi 25 mars, pour la douzième semaine consécutive depuis début janvier, 200 000 personnes manifestaient une nouvelle fois dans la rue — une mobilisation vraiment massive, car rappelons qu’Israël est un pays de 9 millions d’habitants. Elles dénonçaient le projet de loi limitant les pouvoirs de la Cour suprême, garante des libertés publiques et privées. Surtout, cette instance est la pierre angulaire du caractère démocratique de l’État. Le cortège fut toujours aussi tonique qu’à l’accoutumée, rythmé par les tambours des groupes d’animation les plus militants. Une force, un enthousiasme communicatif incroyable se dégageaient de la foule composite. Familles avec poussettes, retraités ayant largement dépassé les 80 ans, bandes d’adolescents surexcités portant des flambeaux, groupes LGBT agitant le drapeau national… mais de couleur rose, bidasses filles ou garçons manifestant juste avant de regagner leurs bases, bref tout Tel-Aviv se retrouvait une nouvelle fois dans la rue.
Au même moment, Yoav Gallant, ministre de la Défense et véritable numéro 2 du gouvernement, faisait une allocution télévisée pour (enfin !) se désolidariser du Premier ministre Netanyahu et demander lui aussi le gel du projet de loi judiciaire. Il avait préparé son coup médiatique en prenant la parole juste au moment de la manifestation du samedi soir. Opération réussie ! L’impact de sa déclaration fut énorme, le gouvernement de droite et d’extrême-droite n’était plus unanime dans la défense de ce projet de loi liberticide qui plongerait le pays dans un régime autoritaire digne de la Pologne ou de la Hongrie.
Le lendemain dimanche, jour ouvré en Israël, Netanyahou décide de contre-attaquer et d’affirmer son autorité. Dans la soirée, il annonce dans une déclaration solennelle démettre de ses fonctions le ministre de la Défense. Le message est clair : le Premier ministre avait décidé de passer en force, s’appuyant sur sa majorité au parlement, 64 députés sur 120, pour faire voter en urgence dans la semaine les lois annihilant les pouvoirs de la Cour suprême qui protège l’état de droit. Alors que la nuit était déjà tombée depuis longtemps, spontanément, sans aucune consigne d’aucune organisation, les Tel-Aviviens ont quitté en masse les cafés, les restaurants, les salles de spectacle, de concert ou sont simplement sortis de chez eux… parfois en pyjama ! Ce fut un branle-bas de combat général pour occuper toute la nuit les carrefours et les autoroutes. Officiellement neutres, mais discrètement sympathisantes du mouvement, l’armée et la police ont laissé faire. La nuit ne fut pas violente, seul un cheval de la garde montée a chuté et blessé sérieusement un manifestant.
Israël coupé du monde
Après une nuit de blocage des axes routiers, une nouvelle stupéfiante est tombée le lundi matin vers 7 h 30 : le syndicat unique, la Histadrout, venait d’appeler à la grève par branche d’activité. A priori, cette annonce ne semblait pas très légale, le syndicat n’étant pas autorisé à lancer des grèves « politiques », se cantonnant théoriquement à la défense économique des salariés. La nouvelle a provoqué un enthousiasme incroyable, les habitants de Tel-Aviv parcourant les grands boulevards drapeaux bleu et blanc au vent pour partager la nouvelle avec les passants. Il faut dire que le taux de syndicalisation n’est pas négligeable dans le pays où il tourne autour de 25 %. La Histadrout dispose donc des moyens matériels et humains de « bloquer le pays »… et c’est ce qu’elle a décidé de faire progressivement à partir de 9 h : la section du syndicat Histadrout de l’aéroport international Ben Gourion proclame alors la grève, stoppant tous les vols au départ, suspendant de fait l’ensemble des liaisons aériennes entre Israël et le reste du monde. Le désarroi du gouvernement se trouve à son comble, d’autant plus que le syndicat local de « Ben Gourion Airport » est tenu historiquement par la droite.
Pourquoi ces cadres syndicaux du Likoud de Netanyahou ont-ils tourné casaque ? Cela reste encore aujourd’hui un peu mystérieux… Peut-être par esprit « laïque », ou « anti-libéral » : le think-tank Kohelet Forum qui a concocté le projet de loi sur la justice est aussi connu pour vouloir à tout prix “casser le pouvoir syndical”. Tout le monde a été surpris lors de cette matinée extraordinaire. Presque immédiatement, les dockers des grands ports d’Ashdod, d’Ashkelon et de Haïfa se sont montrés solidaires et ont bloqué à leur tour tous les accès maritimes du pays. Bref à 11 h du matin, Israël était coupé du monde par air et par mer, les frontières terrestres avec les pays arabes n’étant pas (ou très peu) praticables.
La reculade de Bibi
Devant cette réalité quasi insurrectionnelle, Netanyahou ne savait que faire. Son intervention télévisée prévue à 10 h du matin est reportée d’heure en heure. Visiblement, le Premier ministre ne s’attendait pas à une telle réaction populaire. À midi, les organisations de base de la mobilisation anti loi juridique passèrent à l’étape supérieure en appelant pour le début de soirée à une marche nationale à Jérusalem vers la Knesset. En même temps, les organisations patronales du high tech se solidarisent en décidant la fermeture des entreprises du secteur. La même consigne est donnée par la fédération patronale du commerce, entraînant la fermeture des principaux centres commerciaux. Le secteur bancaire suit le même chemin. Celui de la santé n’est pas en reste et les centres médicaux indiquent arrêter progressivement leur activité entre midi et 15 h.
C’est à ce moment que le chef du syndicat Histadrout décrète la grève générale interprofessionnelle du soir même à partir de minuit jusqu’à la suspension du projet de loi contesté. Bref, l’heure de vérité a sonné et le Premier ministre se retrouve totalement acculé. Sa majorité parlementaire de 64 voix sur 120 députés n’existait plus réellement pour imposer dans la semaine un vote de la loi juridique si contestée. Le parlement concentrant pratiquement tous les pouvoirs politiques réels, le gouvernement de droite et d’extrême-droite était donc au bord de l’effondrement.
En tacticien réaliste, le Premier ministre a tenu compte du rapport de force défavorable et sonné la retraite de son camp en bon ordre, au grand dam de son aile extrémiste. Pour obtenir in extremis le maintien de l’extrême-droite dans son gouvernement de coalition, le Premier ministre a fait miroiter la possibilité de création d’une « garde nationale » sous l’autorité du ministre de la police Ben Gvir. Cette garde prétorienne n’a quasiment aucune chance de voir le jour, tant est grande l’hostilité de l’armée à cette entreprise pour des raisons stratégiques et historiques… et Netanyahou le sait fort bien. Mais ce « chiffon rouge » fait d’une pierre deux coups : il plaît aux factieux et peut détourner l’attention du camp civique et social hors de l’essentiel, c’est-à-dire de la réforme judiciaire.
Netanyahou a donc annoncé à 18 h la suspension jusqu’à la session parlementaire d’été, c’est-à-dire pendant 6 semaines, des débats sur la loi sur la réforme judiciaire. La mobilisation populaire venait de stopper net en 24 heures chrono l’offensive gouvernementale liberticide !
Et maintenant ?
Rien n’est joué : fin avril prochain, le gong du deuxième round sonnera et le débat reprendra à la Knesset sur cette question centrale du pouvoir juridique de la Cour suprême. D’ici là, les tractations politiciennes vont aller bon train. Le gouvernement trouvera-t-il encore une majorité sur ce projet de loi contesté après sa reculade du 27 mars ? L’incertitude reste totale sur ce point. En revanche, le mouvement civique et social reste mobilisé et se montre prêt à l’action immédiate en cas de nouvelle alerte. Le samedi 1er avril, des centaines de milliers de manifestants ont encore montré leur détermination. Clairement, ils restent sur leur garde, considérant Netanyahu comme « le roi des menteurs ».
Le samedi suivant le 8 avril, et malgré la tension aux frontières, les attentats… et le week-end de vacances le plus important de l’année, des dizaines de milliers de manifestants envahissaient tout de même les rues pour la quatorzième fois à Tel-Aviv… c’est dire la puissance du mouvement.
La mobilisation civique doit absolument conserver les atouts qui ont permis cette première victoire de fin mars. Quels sont-ils ? D’abord son autonomie par rapport à la sphère politicienne et ses tractations plus ou moins avouables. Le deuxième est sa « ligne de masse », c’est-à-dire mettre toujours en avant les mots d’ordre et les discours qui rassemblent et non ceux qui divisent le camp contestataire, bref parler au nom de la nation tout entière. Ce souci majoritaire été constant depuis le début du mouvement en janvier. Car, au départ, les groupes de gauche ou d’extrême-gauche, les organisations de base LGBT et féministes, en pointe des premières manifestations, n’ont pas commis l’erreur de s’isoler, mais au contraire ont cherché l’élargissement de la mobilisation à un large public.
La question laïque est essentielle également. Précisons bien qu’elle ne se pose pas directement sous ce vocable en Israël où la « séparation des églises et de l’état » n’existe pas. Toutefois cette question laïque est sous-jacente, implicite en quelque sorte. Car une fraction religieuse du gouvernement Netanyahou veut imposer une sorte « d’ordre moral » clérical. Par exemple, la question militaire est aussi une question laïque. Sur les 64 députés de la majorité au pouvoir, 43 n’ont pas fait leur service militaire, car les « religieux » n’intègrent pas Tsahal.
Élargissement aux Palestiniens ?
Autre impératif, le mouvement doit s’élargir aux couches populaires pour éviter d’apparaître comme une révolte des « riches » de Tel-Aviv contre les « pauvres » des cités populaires ou religieuses. Enfin, le renfort de la minorité arabe israélienne est indispensable à terme, y compris pour assurer un bloc oppositionnel au Parlement en intégrant les partis politiques de cette communauté. Si toutes les organisations politiques arabes ont bien appelé à la mobilisation depuis janvier — il faut dire que la Cour suprême est une garantie de dernière instance pour elles —, les Arabes étaient peu présents dans les cortèges, hormis les Bédouins.
Autre sujet connexe, la situation politique et militaire dans les territoires occupés. Il serait faux et injuste de dire que le mouvement civique et social aurait fait l’impasse sur ce sujet « pour ne pas diviser ». Au contraire, en février après l’assaut sur le village palestinien d’Huwara des centaines d’extrémistes juifs qui ont incendié voitures et bâtiments, entraînant la mort d’un de ses habitants, la banderole de tête du cortège de Tel-Aviv le samedi suivant dénonçait « le pogrom d’Huwara »(1)Deux jeunes Israéliens ont été tués par balles, dimanche 26 février dans le nord de la Cisjordanie dans une attaque contre leur voiture. Cette action, revendiquée par le Jihad islamique, s’est produite sur la route principale à Huwara, près de Naplouse. Quelques heures plus tard, les habitants des colonies déferlèrent sur Huwara pour « se venger ». Le général de l’armée israélienne en charge du secteur qualifia lui-même cette opération haineuse de « pogrom ».
Les slogans s’en prenaient aux incitations au crime d’Itamar Ben Gvir et de Bezalel Smotrich, les deux principaux ministres d’extrême-droite du gouvernement. Le mouvement civique est par ailleurs parfaitement conscient que le « réservoir » des contre-manifestations, qui commencent à apparaître, est constitué par les habitants des colonies de Cisjordanie. La question de l’occupation et d’une éventuelle relance du processus de paix est de nouveau sur la table, non pas de manière théorique, mais s’intégrant pour la première fois à un mouvement social et politique de la société israélienne. Cette nouveauté est porteuse d’espoir, mais pour cela il faut que le gouvernement Netanyahou tombe d’abord et cela n’est pas gagné d’avance vu le « métier » du chef du Likoud… ce sera l’enjeu du deuxième round qui s’ouvrira au mois de mai prochain.
Notes de bas de page
↑1 | Deux jeunes Israéliens ont été tués par balles, dimanche 26 février dans le nord de la Cisjordanie dans une attaque contre leur voiture. Cette action, revendiquée par le Jihad islamique, s’est produite sur la route principale à Huwara, près de Naplouse. Quelques heures plus tard, les habitants des colonies déferlèrent sur Huwara pour « se venger ». Le général de l’armée israélienne en charge du secteur qualifia lui-même cette opération haineuse de « pogrom ». |
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