Malgré ses échecs, malgré l’inflation galopante, malgré la corruption ou la gestion catastrophique du récent tremblement de terre, Erdogan conserve une base électorale puissante, comme le révèlent les résultats de l’élection du premier tour de l’élection présidentielle. La moitié du pays est encore derrière lui, comme le prouve un scrutin dont le taux de participation extraordinaire atteint 90 %. Il obtient en effet 49,51 % des voix, contre 44,88 % pour son rival Kemal Kiliçdaroglu et 5,61 % à Sinan Ogan, candidat de l’extrême-droite.
Le leader islamique conservateur a montré une nouvelle fois sa maestria, faite de ruse tactique, de don oratoire et de démagogie à toute épreuve.
La nette victoire révélatrice de l’AKP aux législatives
Au-delà de la présidentielle, c’est le scrutin législatif qui dit tout du véritable rapport de force politique en Turquie. Il s’est déroulé le même jour en un tour unique. Il démontre que l’AKP et d’autres petites formations nationalistes réunies sous le vocable « Alliance du peuple » conservent une nette majorité, malgré un recul qui était prévisible. Sur les 600 sièges que compte la chambre turque, la coalition autour d’Erdogan obtient 323 députés contre 211 à l’Alliance de la Nation, le rassemblement de l’opposition, les 66 sièges restants revenant à « l’Alliance du travail et de la liberté » de gauche.
Ce scrutin est intéressant, car il dessine une répartition assez fidèle des rapports de force politiques aujourd’hui en Turquie. L’élection pour ce parlement unique est relativement démocratique, car c’est un scrutin proportionnel plurinominal à listes bloquées avec un seuil électoral de 7 %. Le vote a lieu dans 87 circonscriptions correspondant grosso modo aux 81 provinces du pays. Les électeurs votent par bulletin papier, la Turquie ne pratiquant pas le vote électronique par machine à voter. Certes, on soupçonne un certain nombre d’irrégularités et même de « bourrages d’urnes » le 14 mai, jour de l’élection. Mais cela ne remet pas en cause la validité du scrutin législatif qui est d’ailleurs accepté comme tel par tous les partis politiques turcs présents sur les listes électorales.
Un constat s’impose donc : un peu plus de la moitié du pays semble toujours aux côtés de l’AKP et d’Erdogan après 20 ans de pouvoir. Comment expliquer cette fidélité au vieux leader islamique ?
Un « avant » Erdogan catastrophique
Les peuples ont de la mémoire. Un peu à l’image des Russes se rappelant les terribles années 1990, celles d’avant Poutine, les Turcs se souviennent de la crise de 2000-2001 qui fit tomber leur pays dans un marasme financier total. L’avènement d’Erdogan et de l’AKP islamique fut la conséquence de ce délabrement économique qui précipita les plus pauvres dans la misère. A la suite de la faillite d’une banque importante, la Demirbank, l’ensemble du système bancaire s’effondra. Beaucoup de petits épargnants de la classe moyenne furent ruinés lors de la brusque fermeture des guichets bancaires.
Dans le même temps, les pires malversations et combines en tout genre furent révélées. Au point qu’en 2001 le président de l’époque, Necdet Sezer, dénonça officiellement en plein conseil des ministres les turpitudes et la corruption du gouvernement de son Premier ministre Bülent Ecevit.
La « République laïque » toucha le fond. Une vague populaire immense se leva, alimentée par le dégoût de la classe politique… et l’AKP conservatrice et islamique prit le pouvoir avec Erdogan à sa tête. Bon démagogue, cet ancien président du club de supporters de football du Galatasaray d’Istanbul sut surfer sur la vague protestataire et changea la constitution pour imposer un régime présidentiel. Notons d’ailleurs qu’il déclara publiquement prendre exemple sur la constitution de la Ve République française… C’est tout dire sur ses intentions démocratiques !
La laïcité consubstantielle à la République turque depuis Mustafa Kemal Atatürk en 1923 fut injustement associée à la corruption par beaucoup d’habitants des régions pauvres, en particulier de l’Anatolie centrale, orientale et du sud-est. Notamment pour les paysans, la laïcité apparaissait comme un paravent idéologique cachant mal les malversations des « citadins », surtout ceux de la mégapole Istanbul. L’islam politique s’imposa comme le « parti des pauvres » en zone rurale.
Une croissance économique indéniable pendant quinze ans
Mais l’atout principal de l’AKP et de son leader reste la formidable croissance économique turque dans les 15 premières années de son « règne ». En 2002, date de son arrivée au pouvoir, le Produit intérieur brut turc se montait à 251 milliards d’euros, en 2022 atteint 862 milliards d’euros, soit une augmentation de 240 % en 20 ans ! Quant au PIB par tête d’habitant, il est passé pour la même période de 3 810 euros par an à 10 108 euros, soit une progression de 175 %. Cette croissance du PIB par tête est aussi liée à une démographie maîtrisée, le taux de fertilité étant aujourd’hui de 1,70 enfant par femme.
Bien que profitant évidemment à la grande bourgeoisie monopolistique, cette formidable croissance a créé tout de même en une quinzaine d’années une véritable classe moyenne. La population sous le seuil de pauvreté a également diminué, passant de 19 % de la population il y a 20 ans à 13 % aujourd’hui. Par ailleurs, le démagogue Erdogan a appliqué une politique ultra clientéliste, mais qui a eu pour effet de subventionner l’agriculture familiale de l’Anatolie. Certes, depuis 2015, la situation économique s’assombrit, mais ce sont surtout les zones urbaines ou kurdes qui en subissent les conséquences. En revanche, les régions rurales et productrices de produits agricoles profitent du blocus occidental contre la Russie et exportent leurs produits vers l’Europe. Bref, l’AKP a fait le plein dans ses fiefs, perdant il est vrai des plumes dans les zones urbaines ou périphériques.
La force idéologique d’Erdogan : comme toujours l’Islam et la Nation
En bon politicien expérimenté et rusé, Recep Tayyip Erdoğan ne s’est pas dispersé, refusant d’aborder par principe les sujets « gênants ». Il n’a pas, par exemple, évoqué les permis de construire attribués au petit bonheur de la corruption aux promoteurs immobiliers, principale cause des 55 000 morts du tremblement de terre qui a endeuillé le pays en février dernier. D’ailleurs, les électeurs des régions touchées par le séisme ne l’ont pas spécialement sanctionné, considérant que l’opposition n’avait jamais combattu cette corruption endémique. Erdogan a concentré toute sa campagne sur deux sujets qu’il connaît par cœur et qui ont fait sa gloire, l’Islam et l’unité nationale.
Pour Erdogan, la défense de l’Islam est d’abord une lutte culturelle contre l’idéologie libérale occidentale « dégénérée ». Selon le leader de l’AKP, la pornographie, la « promotion » des LGBT ou la gestation pour autrui (GPA) forment un ensemble de stigmates de « la décadence morale de l’Occident athée ».
Le fait que son adversaire Kemal Kiliçdaroglu, candidat de l’opposition, ait révélé son appartenance à l’Alevisme, religion syncrétique minoritaire (autour de 20 % en Turquie) inspirée très vaguement de l’islam, a certainement joué en faveur d’une mobilisation religieuse musulmane en sa faveur. D’ailleurs, Erdogan a été jusqu’à prétendre que Kemal Kiliçdaroglu buvait beaucoup et était un alcoolique chronique. Cette calomnie était en fait une attaque sournoise et insidieuse visant à condamner les prétendues mœurs dissolues des alévis qui boivent effectivement de l’alcool et mangent du porc.
L’autre point fort d’Erdogan est la défense de l’unité nationale. En fait, il comble le vide laissé par les défenseurs républicains du Kemalisme et de la laïcité. Ce courant est aujourd’hui incapable de représenter un courant politique cohérent. L’AKP a pris la place vacante du patriotisme, mais défend une sorte de vision nostalgique de « grandeur ottomane » aux antipodes des idées de Mustapha Kemal. Cela se traduit bien sûr par une détestation et une répression des mouvements politiques kurdes qui, tous, soutiennent l’opposition. Ce positionnement lui permet de compter pour le second tour sur le réservoir de voix des ultra-nationalistes qui ont réalisé le score de 5,2 % en soutenant la candidature Sinan Ogan.
Kemal Kiliçdaroglu ou le charisme d’une huître… sans programme politique
L’alliance de la Nation, regroupant l’opposition à Erdogan et soutenant Kiliçdaroglu, s’est révélée un rassemblement hétéroclite sans véritable ligne directrice, sans programme social ni projet national. Le même problème s’est déjà posé dans beaucoup de pays, comme en Italie contre Berlusconi par exemple ou en Israël contre Netanyahu : un simple rassemblement « contre » un leader démagogue n’est jamais suffisant pour assurer la victoire. D’orientation social-démocrate très modérée, Kemal Kiliçdaroglu a lissé son discours, gommant toutes les aspérités qui pouvaient désorganiser sa coalition. Sur la question sociale, il n’afficha aucun programme pouvant mobiliser les ouvriers et les employés, alors même qu’une terrible inflation réduit considérablement le pouvoir d’achat de ces catégories sociales. Cela explique le score finalement honorable aux législatives de l’Alliance du travail et de la liberté de gauche avec 66 députés à la chambre, alors que la « dynamique unitaire » de l’opposition à Erdogan aurait dû laminer ce courant politique socialiste. Même vide sidéral sur la laïcité alors même que cette question est encore mobilisatrice pour l’électorat républicain. Enfin sur la question nationale, un grand flou régna pendant sa campagne, en particulier sur la question kurde, ce qui permit à Erdogan de se poser comme le défenseur de l’unité nationale turque.
Orateur médiocre, sans charisme aucun, ce qui est pratiquement rédhibitoire dans l’espace méditerranéen, Kemal Kiliçdaroglu est apparu au fil de la campagne comme une sorte de « plus petit dénominateur commun », sans texture politique véritable.
Un coup de semonce tout de même sévère pour Erdogan
Dans ce contexte, le fait que le leader de l’AKP soit contraint à un second tour à la présidentielle est en soi un avertissement. A l’issue d’une élection avec un taux de participation impressionnant de 90 %, il n’est finalement soutenu que par la moitié du peuple turc. Certainement réélu le 28 mai prochain, cela l’incitera à la prudence en particulier sur le plan international.
Il est à noter sur ce terrain la quasi-neutralité des États-Unis et d’Israël, qui se sont faits discrets lors de l’élection en cours en Turquie. Certes, Kemal Kiliçdaroglu pouvait plaire aux Américains, en particulier au président démocrate Joe Biden. Mais le pire pour les États-Unis aurait été une déstabilisation générale du pays, fragilisant le flan sud de l’OTAN en pleine guerre d’Ukraine. Quant à Israël, le pays entretient des rapports ambigus avec le leader islamique. Celui-ci a renoué les liens avec Jérusalem depuis un an, après 12 ans d’opposition radicale suite à l’affaire de l’arraisonnement meurtrier du bateau turc Marmara au large de Gaza en 2010. Il est donc plausible qu’Erdogan reste sur sa réserve concernant le rapprochement Iran-Arabie saoudite ou encore en cas d’attaque par Israël, avec ou sans les Américains, des sites nucléaires iraniens. Par contre, sur la question kurde qui est pour la Turquie une affaire nationale et internationale, Erdogan risque de se montrer intraitable comme à son habitude, y compris pour solidifier sa courte majorité sur le plan intérieur.
Ainsi et plus généralement, cette élection ne marque donc pas un déclin brutal de l’islam politique, elle indique simplement que la Turquie, tout comme l’Iran d’ailleurs, est coupée en deux. Cette division en deux blocs d’importance égale en Turquie est lourde de menaces d’éclatement politique à terme, surtout dans un contexte d’augmentation des tensions internationales tous azimuts. Bref, si l’islam politique dans cette région du monde n’a plus de « force propulsive », comme dans les années 80 à 2000, elle reste puissante et ses réactions peuvent être très brutales.