DANS QUELLE CRISE SOMMES-NOUS ? N°16

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« La crise c’est quand le vieux se meurt et que le jeune hésite à naître. »

Antonio Gramsci

 

Comme chaque année depuis 15 ans, nous reprenons la plume au mois de juin pour décrire ce que nous considérons comme la fermeture du pli historique ouvert au XVIe siècle, qui vit l’éclosion très progressive du capitalisme (voir nos précédents articles : https://www.gaucherepublicaine.org/?s=Dans+quelle+crise+sommes+nous+%3F.). Notre conviction, que nous tentons d’étayer année après année, peut se résumer en ces termes : le capitalisme ayant définitivement subsumé le monde entier après la chute du communisme soviétique au début des années 1990, l’explosion financière de 2007-2008 a sonné le début d’une dégénérescence définitive de ce mode de production moins de vingt ans plus tard. La crise dite des « subprimes-Lehman » n’était donc pas une énième crise d’adaptation du système de domination capitaliste, mais au contraire elle a induit et révélé, par son déroulement même, son inadaptation historique. Toute tentative de correction, loin de permettre de sortir du marasme, accentue au contraire l’ampleur de la crise.

 

Progressivement sous nos yeux, la gangrène progresse dans les superstructures politiques et idéologiques. Les dispositifs politiciens se crispent chacun à leur tour dans les pays occidentaux. Une extrême-droitisation est en marche en Europe et aux États-Unis. La France, que nous considérons comme le maillon faible de l’Union européenne, est particulièrement exposée. Nous saurons en juillet prochain, après les élections législatives anticipées, si notre pays sera gouverné par le Rassemblement national… ou sera tout simplement ingouvernable !

 

Même la guerre généralisée, solution habituelle de sortie de crise pour le mode de production capitaliste, dans laquelle nous commençons à peine à entrer, n’est pas la solution. Car le capitalisme ne sait plus non plus gagner la guerre… en tout cas le capitalisme occidental dirigé par les États-Unis avec l’OTAN comme bras armé en Europe.

Vers la guerre généralisée

Il y a juste un an dans le numéro 15 daté de juin 2023, après avoir décrit une période de relative latence de juin 2022 à juin 2023 dans la guerre en Ukraine, nous écrivions : « L’année qui vient va certainement trancher cette fausse position. Soit le conflit diminue d’intensité pour que les relations et les flux mondialisés reprennent leur cours ou du moins subsistent dans leur rôle d’échanges économiques déterminants. Soit la guerre s’étend à d’autres régions et à d’autres continents pour « passer outre » la crise financière inextricable qui a débuté en 2008 ». Le 7 octobre 2023 est passé par là. La guerre généralisée s’étend effectivement, avec la réactivation massive d’un deuxième front au Proche-Orient. Le potentiel front principal, c’est-à-dire l’Asie, n’est pas encore actif. C’est un atout pour la Chine populaire qui, pour le moment, réussit à détourner les forces occidentales loin des rives de Taïwan ou de la Corée.

Autre élément fondamental, les guerres d’Ukraine et du Proche-Orient révèlent la faiblesse américaine et accentuent les contradictions au sein même du camp occidental. Cette tendance vers la guerre généralisée présente aujourd’hui une nouveauté. En Occident, le coût monétaire des guerres en Europe, au Proche-Orient et demain en Asie, n’est pas payé par de nouveaux impôts ou des « souscriptions nationales » proposées aux citoyens, mais par le recours systématique à l’endettement public massif. Comme nous le verrons dans ce numéro, cette situation est bien sûr inflationniste, mais surtout fort déstabilisante à terme pour le « roi dollar ». Celui-ci risque de perdre son rôle de réserve de valeur, dans une situation monétaire et financière qui tourne à la banqueroute.

Pour partir du concret, revenons un instant sur la situation aujourd’hui sur ces deux fronts déjà actifs de la guerre généralisée.

L’Ukraine au bord de l’effondrement

L’armée ukrainienne est au bord de la rupture depuis plusieurs mois et une percée russe décisive n’est pas à exclure.

Tout d’abord, décrivons l’état du rapport de force en Ukraine. En juin 2023, nous en étions restés à une « contre-offensive » de l’armée ukrainienne soutenue à bout de bras par l’OTAN. Celle-ci a fait long-feu et s’est écrasée sur les lignes de défense de son ennemi. Depuis le début de l’année, l’armée russe progresse inexorablement. Malgré l’aide financière occidentale colossale, plus de 200 milliards de dollars de subventions directes diverses, l’armée ukrainienne ne peut que « limiter la casse » et tenir péniblement la ligne de front. En fait, celle-ci est au bord de la rupture depuis plusieurs mois et une percée russe décisive n’est pas à exclure. En effet, l’armée de Kiev manque de l’atout principal des toutes les nations en guerre au cours de l’histoire, l’engagement de sa jeunesse. Disons-le simplement, la conscription ne fonctionne pas en Ukraine, car sa jeunesse, pour une part sans doute majoritaire, refuse tout simplement de partir au front. Près de 8 millions d’exilés, des déserteurs en masse, des centaines de jeunes hommes qui tentent de fuir le pays tous les jours. Bref l’esprit patriotique n’est pas vivace parmi les nouvelles générations. C’est un terrible défaut dans la cuirasse que toutes les aides des pays de l’OTAN ne pourront pas compenser.

À terme, l’Ukraine a perdu la guerre, sauf si les pays occidentaux se décident à envoyer leurs armées sur le front du Donbass. Le président Macron est officiellement sur cette ligne stratégique. Il propose déjà l’envoi de militaires sur le terrain… et cela malgré l’extrême réticence, voire la franche opposition du peuple français. De manière paternaliste, le président français parle donc de l’envoi de « conseillers » militaires français, voire européens, en Ukraine, comme si l’armée ukrainienne aguerrie par 30mois de guerre de haute intensité avait besoin de « conseils » de la minuscule armée française (armée de terre : 85 000 hommes) qui revient du Mali sur un échec cuisant !

L’Union européenne dans la peine

Au niveau de l’Union européenne, l’incohérence règne également, car, en dehors de déclarations lénifiantes et de postures martiales, qu’en est-il de la mise en place d’une simple amorce de « commandement militaire intégré » européen ? En fait, plusieurs lignes politiques divisent l’Europe de la défense. Par exemple, citons « Sky Shield » : le projet de bouclier antimissile européen, porté par l’Allemagne et critiqué par la France qui en est exclu. L’Allemagne, à l’initiative de ce projet, y a déjà rallié une vingtaine d’autres nations européennes. Ce bouclier antimissile profitera notamment des technologies américaines et israéliennes sans intégrer d’équipement de fabrication française. Ainsi, après deux ans et demi de guerre en Europe, l’Union est dans l’expectative. L’article 42-7 du traité de Lisbonne évoque bien une solidarité militaire en cas d’agression d’un des membres de l’UE, ce qui n’est pas le cas de l’Ukraine. Donc, la guerre continentale européenne ne concerne pas l’Europe politique… cela s’appelle une position de passivité stratégique.

Bilan mitigé des USA et de l’OTAN

En ce mois de juin 2024, le bilan pour les États-Unis et l’OTAN est également négatif. Comme pour l’UE, où en est le « commandement intégré » de l’OTAN ? Celui-ci existe pourtant bel et bien, la France l’a même réintégré en avril 2009. Pourtant, sur le plan opérationnel, il est incapable d’entrer en action sur le front du Donbass. La simple fourniture d’armes et de munitions à l’Ukraine est à peine coordonnée. De Berlin à Paris en passant par Ankara, l’OTAN fait penser à un ensemble disparate plutôt qu’à une force militaire coordonnée. Cette situation observée avec attention depuis Moscou ou Pékin peut s’avérer catastrophique. À la veille des élections présidentielles de novembre prochain, Washington devra en tirer les conséquences. En cas de réélection, Biden aura bien des difficultés à assumer une défaite même partielle en Ukraine. Si Trump retrouve le pouvoir après 4 ans, il lui sera plus aisé de désigner les Démocrates comme responsables de la débâcle devant l’armée russe. Le candidat républicain a déjà clairement indiqué que cette défaite européenne éventuelle pour l’OTAN pouvait signifier la fin de cette institution, en tous les cas dans sa configuration existante depuis les années 1950 avec les États-Unis comme leader incontesté, principal contributeur financier et seul pays doté d’une armée surpuissante.

Proche-Orient, deux guerres en une

Analysons maintenant l’état des rapports de force sur le deuxième front qui vient de se réactiver au Proche-Orient depuis le 7 octobre dernier. Pour bien comprendre la situation, il faut observer que nous sommes face non pas à une guerre, mais à deux guerres concomitantes. La première fait rage entre des alliés du camp occidental, c’est la guerre Hamas-Israël. La seconde concerne d’une part un allié du camp occidental, Israël, et d’autre part des alliés du camp russo-chinois, l’Iran avec ses « créatures » le Hezbollah et les Houthis. Ces deux conflits sont intriqués, mais nous allons un peu artificiellement les séparer pour mieux les décortiquer.

D’abord le premier conflit, Hamas-Israël. Le Hamas, qui est responsable du « premier sang », comme disent les Anglo-Saxons par le massacre du 7 octobre, est la branche palestinienne des Frères musulmans. Créée en 1928, cette organisation mondiale était alliée avec le Royaume-Uni puis les États-Unis depuis les années 1930 au sein de l’alliance « anti Komintern ». Le Hamas dirige une dictature islamique à Gaza après avoir écrasé l’OLP en 2007 avec l’absolution de l’État d’Israël. Dès lors, cette expérience politique islamiste originale et totalitaire a survécu grâce aux subsides envoyés principalement par le Qatar et secondairement par l’Arabie saoudite. Le Qatar est également un allié stratégique des Américains. Sur son territoire, il abrite la base militaire américaine d’Al-Udeid, la plus grande du Proche-Orient. Elle rayonne également sur le plan idéologique via la chaîne d’information Al Jazzera, gérée officiellement par Doha et officieusement en collaboration avec les services spéciaux américains, en particulier la CIA. Son lancement a eu lieu pendant la guerre civile en Algérie (décennies 90) et Al Jazzera a été très active au moment des « révolutions de jasmin », qui ont eu pour effet de déstabiliser des régimes arabes, la plupart du temps hostiles aux intérêts des États-Unis (Libye, Syrie…).

Secondement, le Hamas a été financé par l’Arabie saoudite, ou plus exactement « la charité islamique » de tous les pays du Golfe. Le centre de gravité de ce dispositif financier se trouve à la « City » de Londres. L’Arabie saoudite est historiquement en alliance avec les États-Unis depuis 1945 et ce que l’on nomme « le pacte du Qincy ». En février 1945, le président américain Roosevelt, de retour de la conférence de Yalta, rencontra le roi Ibn Saoud, fondateur du royaume d’Arabie saoudite, sur le croiseur USS Quincy. Une alliance stratégique fut conclue. L’Arabie saoudite garantira la fourniture de pétrole en échange d’une protection du régime saoudien ainsi que l’extension du wahhabisme comme tendance religieuse principale dans l’espace arabo-musulman. Initialement prévue pour durer 60 ans, cette alliance a survécu à tous les soubresauts de l’histoire… y compris à l’attentat du 11 septembre perpétré par un commando aux trois-quarts saoudien !

Enfin, et c’est le point le plus important, le capitalisme financier que nous connaissons aujourd’hui est, entre autres caractéristiques, le résultat d’un accord de fond entre Wall Street et la City avec les monarchies arabes du Golfe. Depuis 1974, les « pétrodollars » constituent une part essentielle de ce que l’on nomme les « capitaux flottants ». Ces derniers sont déterminants pour la fixation des cours des actions, des obligations et plus généralement de tous les produits financiers.

Complexité des alliances et contradictions

Ainsi, l’alliance entre les « sponsors » du Hamas et les États-Unis est antérieure à l’alliance seconde et secondaire entre Israël et la puissance américaine. Beaucoup plus récente, cette dernière date de la fin des années 60 après la rupture entre Paris et Tel-Aviv lors de la guerre des Six Jours en 1967. Cette alliance est ambivalente suivant les intérêts du moment de la puissance impériale américaine. Et dès le 7 octobre, les pays de l’OTAN, outre leur soutien à Israël, ont également monté une opération qui pourrait s’intituler « il faut sauver le soldat Qatar ! ». Responsable indirect des exactions du Hamas, Doha a été promu contre toute attente négociateur en chef pour les otages israéliens… L’Égypte contrôlant la frontière sud de Gaza, et donc tous les ravitaillements en armement pour le Hamas, aurait certainement fait un meilleur office. Ce lobby trans-occidental pro-Doha est particulièrement visible en France, patrie du célèbre Paris Saint-Germain. Les grandes entreprises françaises et les médias qu’elles possèdent ont trop besoin des pétrodollars du Golfe arabique pour assurer leurs fins de mois difficiles. Cela explique le positionnement médiatique vaguement objectif sur Gaza.

Le second conflit

Le second conflit est potentiellement beaucoup plus grave. Il concerne d’une part Israël et ses alliés arabo-musulmans des « accords d’Abraham », les monarchies du Golfe et l’Azerbaïdjan, et d’autre part l’Iran et ses « créatures » comme le Hezbollah au Liban ou les Houthis au Yémen. Pour cette seconde guerre, les États-Unis et l’OTAN sont cette fois-ci parfaitement clairs. Dès octobre 2023, les porte-avions américains se sont positionnés au large de Beyrouth, donc face au Hezbollah. Par ailleurs, une flotte d’intervention occidentale attaque quotidiennement les Houthis qui tentent d’entraver le transport maritime au large du détroit de Bab el-Mandeb. Notons que les résultats concrets de cette intervention navale occidentale sont extrêmement médiocres, l’US Army refusant d’intervenir au sol au Yémen. En avril dernier, lorsque l’Iran a attaqué Israël avec plus de 350 vecteurs, dont 120 missiles balistiques, tous les pays de l’OTAN ont exprimé leur soutien, prétendant même parfois et sans preuve avoir participé à la destruction des fusées iraniennes. Bref, contre l’Iran, alliée des Russes et amie de la Chine populaire, la réaction de Washington et de ses alliés est très ferme et sans réserve pro-israélienne. Il s’agit donc là d’une configuration classique et non d’une guerre entre alliés de Washington comme c’est le cas entre les frères musulmans et Israël à Gaza.

L’Occident est-il incapable de faire la guerre pour la gagner ?

Sur le front ukrainien comme sur le front proche-oriental, les États-Unis et les pays membres de l’OTAN démontrent leur incohérence stratégique et les incapacités industrielles à « produire la guerre ». Sur ce dernier point, l’Occident, et l’Europe en particulier, sont incapables de passer en économie de guerre, alors même que la Russie a réussi cette transition, sans être handicapée le moins du monde par les « sanctions » occidentales qui devaient la ruiner sans coup férir, comme le prétendait entre autres Bruno Le Maire, notre inénarrable ministre des Finances.

Sur le front proche-oriental, c’est l’incohérence des alliances stratégiques qui prédomine. Dans la guerre Hamas-Israël, il est clair qu’un certain nombre d’alliés des États-Unis font du chantage en agitant de manière menaçante un « retournement d’alliance ». Typiquement, c’est le cas de l’Arabie saoudite. La signature à Pékin, en mars 2023, d’un processus de détente avec l’Iran sonne clairement comme un avertissement de Ryad à Washington. Les Saoudiens exigent un accord nucléaire avec les Américains pour, à terme, disposer de la bombe atomique… comme l’Iran demain si rien n’est fait pour l’en empêcher. L’attitude de la Turquie d’Erdogan, pourtant membre de l’OTAN, est quasi similaire. Les Américains se retrouvent donc dans un nœud de contradictions. Israël veut la tête du Hamas, mais Washington exige un « match nul » préservant les Frères musulmans et leurs alliés. Clairement, une paix sans vainqueur ni vaincu ne peut être assumée par Tel-Aviv, tant pour des raisons de politique intérieure que pour des raisons stratégiques. Cela explique les gesticulations permanentes d’Antony Blinken, le secrétaire d’État des États-Unis, qui passe son temps inutilement dans l’avion, à la recherche depuis 5 mois d’un cessez-le-feu introuvable entre le Hamas et Israël. Le constat est pourtant simple à tirer : les alliés américains au Proche-Orient se haïssent à mort ! 

Existe-t-il une solution pour le capitalisme occidental ?

Une solution existe pour le capitalisme occidental, et ce n’est pas la paix, mais encore une fois une solution par « la guerre généralisée ». Pour surmonter cette contradiction entre alliés, il faudrait le plus rapidement possible engager le fer directement contre l’Iran ou indirectement contre le Hezbollah. « L’accident » d’hélicoptère du président iranien Raïssi en mai dernier, qui avait ordonné le bombardement d’Israël un mois avant, est peut-être un signe de cette « stratégie de la tension ». Un affrontement direct contre Téhéran aurait l’avantage pour Washington d’obliger ses alliés arabes sunnites à se repositionner contre l’Iran… aux côtés de Tel-Aviv. Mais Tel-Aviv exige avant tout l’engagement de sacrifier les Frères musulmans sur l’autel de cette « Grande Réconciliation israélo-sunnite »… Bref, la situation est bloquée. Les élections américaines de novembre prochain permettront peut-être de simplifier les choses dans un « Orient compliqué ».

Les hyper profits du complexe militaro-industriel américain

La situation est paradoxale en termes de profits capitalistiques : si les industries américaines et occidentales sont incapables de produire la guerre, c’est-à-dire de faire sortir des usines armes et munitions en énorme quantité, elles réalisent par contre des profits incroyables. Artificiellement, le taux de profit augmente, mais seulement pour les trusts monopolistiques. Cela est dû à l’augmentation monstrueuse des prix unitaires des armes et des munitions « données » par les États-Unis à leurs alliés des différentes lignes de front.

En avril dernier, un nouveau plan d’aide de 95 milliards de dollars a été approuvé par le Congrès américain pour armer l’Ukraine, Israël et Taïwan. Notons que les États-Unis avaient déjà contribué pour 134 milliards de dollars à la défense de l’Ukraine. C’est donc par centaines de milliards qu’il faut compter pour estimer l’aide « gratuite » de Washington à ses alliés de combat. En fait, la fourniture réelle de matériel est assez limitée. Pour compenser cette rareté des fournitures d’armes et de munitions, les prix unitaires sont énormes. Par exemple, le prix d’obus non guidés de 155 mm pour l’artillerie de campagne fournis à Israël dépasse largement les 7000 dollars pièce, alors même que l’industrie russe fournit ses troupes avec des obus quasi équivalents au prix de 800 dollars. Autre exemple de surfacturation manifeste cette fois-ci sur le plan logistique : la jetée artificielle, construite par l’armée américaine au nord de Gaza pour ravitailler les Palestiniens, est estimée à 390 millions de dollars ! Comment est-ce possible pour une sorte de grosse barge ? Manifestement, les grandes entreprises monopolistes yankees liées à la fourniture de l’US Army réalisent des profits inimaginables et sont hors de tout contrôle budgétaire. Rappelons qu’il s’agit de dons à l’Ukraine, à Israël ou à Taïwan. Il ne s’agit pas d’un commerce classique avec mise en concurrence. La question qui se pose donc immédiatement est tout simplement d’où vient l’argent ? D’où viennent ces centaines de milliards de dollars qui sortent du chapeau ?

La planche à billets inflationniste du dollar tourne à fond !

Les États-Unis règlent l’extension planétaire de la guerre grâce à l’augmentation de leur dette d’état. Dans ces conditions, quelle est la valeur effective du « roi dollar » aujourd’hui ?

En fait, la guerre, côté occidental, est payée tous les jours par une monnaie de singe. À la manière du souverain Philippe Auguste qui, au Moyen Âge, mélangeait du cuivre à l’or des réserves royales pour financer ses guerres. Les États-Unis règlent l’extension planétaire de la guerre grâce à l’augmentation de leur dette d’état. Dans ces conditions, quelle est la valeur effective du « roi dollar » aujourd’hui ? La réponse est toute simple : sa valeur repose uniquement sur la confiance dans l’exigibilité de la dette US, c’est-à-dire que le monde financier doit continuer à acheter des obligations d’état américaines. Rappelons que la dette américaine atteint la très modique somme de 34 537 milliards de dollars.

Or la situation est en train de changer sous nos yeux. La Chine est en passe de rompre un « deal » vieux de plus de quarante ans, à savoir l’ouverture des produits chinois à l’Occident contre l’achat de la dette américaine. La Chine a sensiblement réduit ses avoirs en bons du Trésor américain en se délestant de 76 milliards de dollars au cours du premier trimestre 2024. Ses réserves de dollars sont au plus bas depuis 2009, à 767 milliards. D’après les données du Trésor US, la Chine détient moins de 10 % des 8100 milliards en bons du Trésor détenus en réserve au niveau mondial. Une sorte de « dédollarisation » du monde est en cours. La monnaie américaine n’est plus exactement une monnaie-monde. Elle devient progressivement et plus modestement la monnaie occidentale. Car, qui détient encore de la dette US ? Le Japon est le pays détenant le plus de bons du Trésor (1187 milliards de dollars). Viennent ensuite la Chine, le Royaume-Uni (728 milliards $), le Luxembourg (400 milliards $), le Canada (359milliards $), l’Irlande (317 milliards $) ou encore la Belgique (317 milliards $). Nous observons bien qu’en dehors de la Chine qui se désengage, les obligations sont détenues de plus en plus par des alliés de l’OTAN ou l’allié japonais.

Le dollar menacé et remplacé comme étalon de valeur universelle ?

Ce déluge de fausse monnaie devient incontrôlable et d’une très dangereuse instabilité.

Après les monstrueuses injections de liquidités en dollars et en monnaies occidentales pour surmonter la crise sanitaire du Covid-19, après les grandioses injections pour sauver les banques en faillite de la crise obligataire liée à la brusque remontée des taux d’emprunt, voici les incroyables injections monétaires pour payer la « guerre généralisée ». Ce déluge de fausse monnaie devient incontrôlable et d’une très dangereuse instabilité. Bien sûr, le dollar reste à court terme, et par la force de choses, la monnaie commune, la monnaie vulgaire dirait-on, des échanges commerciaux dans une grande partie du monde. Notons cependant que beaucoup de pays, et pas seulement la Russie et la Chine, réalisent de plus en plus leurs échanges commerciaux en monnaies nationales et non plus en dollars (Inde, Brésil…).

Si le dollar demeure encore la monnaie principale, il n’est plus, aujourd’hui, l’étalon de valeur universelle. En effet, un placement en dollars à long terme pour un fonds d’investissement, un fonds de pensions ou même pour une capitalisation financière de longue durée pour des fonds d’investissements familiaux, n’est plus rentable, sauf pour des placements ultra risqués et donc aléatoires. Il faut donc un autre étalon de valeur « neutre politiquement », mais tout de même contrôlé en fait par les Américains. C’est là qu’entre en scène progressivement et depuis quinze ans le Bitcoin !

2024, l’an 01 du Bitcoin

Depuis le numéro 1 de notre série « Dans quelle crise sommes-nous ? » en 2009, nous sommes souvent intervenus sur cette monnaie cryptographique… Par ailleurs, 2009 est aussi l’année de la création du Bitcoin, à la suite de la débâcle financière de 2007-2008(1)Voir par exemple dans la conclusion de ce numéro : https://www.gaucherepublicaine.org/a-la-une/dans-quelle-crise-sommes-nous-n11/7405842?amp=1.. Bien sûr, l’instauration d’une révolution monétaire met au minimum une génération, soit un quart de siècle à s’imposer. Ce fut d’ailleurs le même cas pour l’Internet qui devint incontournable au milieu des années 2000 avec le « web2.0 », après plus de 25 ans d’existence.

Pour poser le problème, rappelons ce qu’est la monnaie : c’est un moyen d’échange – notion la plus familière –, une unité de compte et une réserve de valeur. Or depuis la crise de 2007-2008, nous assistons à la déconnexion progressive entre le dollar « moyen d’échange » et le dollar « réserve de valeur ».

Ainsi, en janvier 2024, une véritable révolution a eu lieu : le Bitcoin quittait la sulfureuse zone d’ombre de la « monnaie du darknet » pour entrer triomphalement dans le monde de la finance institutionnelle de Wall Street.

Pour l’instant, il est vrai que le Bitcoin n’a pas fait ses preuves en termes de circulation monétaire de première importance, c’est-à-dire de moyen d’échange. Par contre, depuis le début de l’année, la crypto-monnaie commence à exister vraiment comme étalon de valeur universelle. En effet, en janvier dernier, après plus de dix ans de refus, la US Securities and Exchange Commission (SEC) a enfin autorisé les ETF basés sur le cours du « bitcoin spot »… ! Rappelons qu’un ETF (Exchange Traded Fund)(2)Un ETF est un fonds de placement qui reproduit l’évolution d’un indice de marché à l’identique et qui peut être négocié en bourse comme une action., également appelé tracker, est un fonds indiciel qui cherche à suivre le plus fidèlement possible l’évolution d’un indice boursier ou autres, à la hausse comme à la baisse. Les ETF sont des fonds d’investissement émis par des sociétés de gestion et agréés. Ainsi, en janvier 2024, une véritable révolution a eu lieu : le Bitcoin quittait la sulfureuse zone d’ombre de la « monnaie du darknet » pour entrer triomphalement dans le monde de la finance institutionnelle de Wall Street. Immédiatement, en moins de 3 mois, plus de 1500 institutions financières, essentiellement anglo-saxonnes de premier plan, achetèrent des ETF, en particulier ceux de BlackRock qui, rappelons-le, gère en portefeuille plus de 11 000 milliards d’actifs financiers.

Soyons clairs : les prémisses de l’émergence du Bitcoin et des crypto-monnaies sont une possibilité et non une certitude. C’est une sorte de « sortie de secours » de dernière instance pour la finance mondialisée. Ce surgissement d’une nouvelle unité de valeur universelle démontrerait surtout la faiblesse extrême du dollar comme réserve de valeur… une sorte de chaloupe de secours quittant le Titanic-dollar en perdition ! Rappelons que l’inflation est telle dans cette dernière monnaie qu’un placement en dollar est neutre, c’est-à-dire sans perte ni bénéfice, que s’il atteint 25 % nets au cours des 6 dernières années.

Après la monnaie papier, une nouvelle révolution monétaire : la chaîne de bloc numérique (bitcoin)

Il fallait donc bien trouver autre chose comme « réserve de valeurs circulantes », c’est-à-dire échangeables immédiatement. Le retour à l’étalon or est impossible. Pour des raisons techniques et stratégiques, la « relique barbare », comme l’appelait Keynes, est handicapée justement par sa matérialité. Elle n’est pas compatible avec le monde en réseau. Notons également que les mines d’or ne sont pas toutes sous contrôle occidental, en Sibérie tout particulièrement. Pour la blockchain du Bitcoin, c’est très officiellement et exactement le contraire : développé par la National Security Agency (NSA) en 2001, le SHA-256 est un algorithme de hachage sécurisé qui, entre autres, est utilisé par l’iPhone pour crypter les données. Il rend également possible le cryptage du Bitcoin. D’une sécurité à toute épreuve depuis 23 ans, le SHA-256 n’a jamais été piraté ou compromis, ce qui fait du Bitcoin l’un des protocoles les plus sûrs au monde. C’est précisément la raison pour laquelle Satoshi Nakamoto, le mystérieux inventeur du Bitcoin, a choisi de construire l’actif numérique sur cette base… heureux hasard ! En 2010, Satoshi a déclaré que SHA-256 « peut durer plusieurs décennies à moins d’une attaque massive ». Donc, pour résumer, les États-Unis « tiennent » totalement le Bitcoin par son code source, comme ils « tiennent » l’Internet par les « serveurs racines DNS » du Domain Name System sous l’autorité américaine de l’ICANN.

Si le Bitcoin devenait à moyen terme LA « réserve de valeur circulante », il s’agirait d’une révolution de première importance. L’ouverture du pli historique du capitalisme au XVIe siècle a eu pour conséquence rapide une dématérialisation monétaire avec le passage de la monnaie métallique à la monnaie papier… une véritable révolution mentale incomparable. Ce même pli historique se refermerait par le passage à un nouveau système monétaire symbolique, la chaîne de bloc numérique : la blockchain.

Notons que les périodes de transition monétaire globale sont toujours les périodes historiques les plus dangereuses pour le genre humain, car les transferts de valeurs, et donc de pouvoir, sont considérables. Les historiens nous rappelleraient à bon escient la « guerre de Trente ans » au XVIIe siècle et le retour du cannibalisme en Europe… c’est-à-dire juste à l’ouverture du pli historique que nous connaissons aujourd’hui.

Comme toujours, concluons avec la Chine qui semble tirer son épingle du jeu

Le moins que l’on puisse dire, c’est que la Chine joue bien ! Tant sur le terrain de la guerre en Europe que sur celui du Proche-Orient, elle avance prudemment, consolide ses alliances et divise son adversaire, voire demain son ennemi, les États-Unis. Visiblement, le Parti communiste chinois (PCC), dirigé par XI Jinping, s’inspire de la célèbre phrase de Mao définissant la ligne de masse : « unifier la gauche, rallier le centre et diviser la droite ». En effet, dans les deux zones de guerre, elle évite subtilement la constitution d’une alliance cohérente de l’Occident. Comme nous l’avons vu, sur le front du Donbass, l’OTAN ne dispose pas d’un « commandement intégré » opérationnel. Au Proche-Orient, c’est tout simplement un système d’alliance qui fait défaut pour décliner une stratégie militaire pro occidentale.

Pour accentuer les divisions de son adversaire principal, la Chine soutient son système d’alliance du « premier cercle », c’est-à-dire la Russie, l’Iran et la Corée du Nord, sans s’impliquer dans la guerre proprement dite. Elle délègue l’intendance, la livraison d’armes et de munitions dont Moscou a impérativement besoin, aux puissances secondaires de son dispositif politico-militaire, en l’occurrence l’Iran et la Corée du Nord. Notons également que Pékin a contribué grandement au sauvetage économique de la Russie, permettant à cette dernière de passer en « économie de guerre ». La situation est pratiquement la même dans le soutien de la Chine populaire à l’Iran. Le régime des mollahs à Téhéran ne résiste aux sanctions occidentales que grâce au pacte de coopération stratégique signé entre les deux pays le 27 mars 2021. Signalons d’ailleurs que les détails du contenu de cette alliance n’ont jamais été rendus publics. Pour diviser son adversaire, Pékin tente depuis la signature dans la capitale chinoise de l’accord de rapprochement Iran-Arabie saoudite le 10 mars 2023, une « alliance à revers » avec les pays arabes du Golfe. Pour la première fois, la Chine sort de sa prudence au Proche-Orient. L’année qui vient révélera si cette politique de rapprochement avec les nations sunnites a des effets réels et concrets de division entre les États-Unis et l’Arabie saoudite en particulier.

Sur le dossier de Taïwan, le PCC est passé d’une position défensive, qui était visible lors de la visite dans l’île de Nancy Pelosi en 2022, à une position neutre voir légèrement offensive aujourd’hui avec des manœuvres militaires maritimes et aériennes qui se succèdent sans discontinuer. Comme nous l’avons signalé dans ReSPUBLICA(3)Voir notre précédent article : https://www.gaucherepublicaine.org/respublica-monde/la-tension-chine-taiwan-samplifie-dans-la-vie-politique-interieure-de-taiwan/7436048?amp=1., la classe politique taïwanaise n’est pas unifiée et rechigne à adopter une position franchement anti-Chine continentale. Là aussi, sur le terrain principal de l’affrontement États-Unis-Chine, l’Occident ne dispose pas d’un « commandement intégré », et cela malgré les « dons » financiers pour l’armement de l’armée de l’île décidés récemment par le Congrès américain.

Pékin dispose donc d’un dispositif guerrier compact (Chine, Russie, Iran, Corée du Nord) et relativement unifié. Elle sait que son point faible est certainement le régime des mollahs… Il est fort possible que l’affrontement Chine-États-Unis se déroule dans l’année qui vient sur le champ de bataille proche-oriental.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Voir par exemple dans la conclusion de ce numéro : https://www.gaucherepublicaine.org/a-la-une/dans-quelle-crise-sommes-nous-n11/7405842?amp=1.
2 Un ETF est un fonds de placement qui reproduit l’évolution d’un indice de marché à l’identique et qui peut être négocié en bourse comme une action.
3 Voir notre précédent article : https://www.gaucherepublicaine.org/respublica-monde/la-tension-chine-taiwan-samplifie-dans-la-vie-politique-interieure-de-taiwan/7436048?amp=1.