« Un problème bien posé est à moitié résolu » (H. Bergson)
Il fut un temps ou les polémiques de l’été touchaient des questions banales. C’était « topless or not topless ? » plutôt que « burkini or not burkini », et les affaires se réglaient rarement devant le Conseil d’Etat. Hélas, trois fois hélas, le temps de l’insouciance est bien derrière nous, et en cette fin d’août des gens qui auraient mieux fait de passer leurs jours les pieds en éventail jouissant du dolce farniente ont préféré passer par les prétoires pour défendre la liberté absolue de chacun d’entre nous de couvrir son corps de la tête aux pieds lors de la baignade.
Pourtant, cela fait de longues années que des arrêtés concernant les « tenues décentes » sont en vigueur dans de nombreuses cités balnéaires. Des arrêtés qui interdisent de se promener en maillot de bain en dehors de la plage, par exemple. A ma connaissance, aucun de ces arrêtés – qui portent une atteinte évidente au « droit d’aller et venir » dont le Conseil d’Etat se fait le gardien – n’a jamais été attaqué, tout simplement parce que tout le monde – y compris ceux qui aimeraient aller en maillot de bain au restaurant ou au concert – acceptent qu’il y a dans notre société des règles de coexistence, qui se manifestent par exemple dans le fait que certaines tenues sont adaptées à certaines circonstances et à certains contextes. Lorsque l’évêque décide de faire un petit plongeon dans la grande bleue, il laisse sa mitre à l’église, et met un maillot de bain comme tout le monde. Et il n’y a pas besoin d’arrêté municipal qui lui interdise de porter ses vêtements sacerdotaux à la plage : le regard de l’autre, la peur du ridicule est bien plus efficace que celle des gendarmes.
Mais pour que je ressente le regard de l’autre, encore faut-il que l’opinion de cet « autre » m’importe. Et c’est un peu cette contradiction que l’affaire du « burkini » met en évidence. D’un côté, une société qui avance à grand pas vers un état ou seul mon propre regard compte, et l’autre n’a qu’aller se faire cuire un œuf. En d’autres termes, une société où je suis le seul juge de moi-même, et où tous les autres – politiques, professeurs, opinion publique – sont priés de garder leur opinion pour eux. Mais d’un autre côté, cette insensibilité à l’opinion de l’autre en général s’accompagne d’une hypersensibilité à l’opinion des membres de ma tribu, de mes pairs, de mes « amis » façon facebook. Et surtout, des membres de ma communauté. Celle qui ose défier l’ensemble de la collectivité en portant le voile intégral n’ose pas l’enlever de peur de ce que dirait sa « communauté » ou sa famille.
On a tort de lier le phénomène communautaire à l’immigration. Il existe depuis bien longtemps des « communautés » parfaitement autochtones. Il y a « communauté » là où il y a une collectivité humaine dont les membres partagent des habitudes, des croyances, des règles, une sociabilité particulière, qui aboutissent à la création de solidarités exclusives. Les chasseurs, les skinheads, les militants de certains partis politiques constituent des « communautés ». Cependant, dans ce système les « communautés » issues de l’immigration ont un statut particulier. Cela tient au fait que personne ne naît chasseur ou skinhead, et que tout le monde peut le devenir. En d’autres termes, il s’agit de collectivités d’élection. Leur frontière avec l’ensemble de la collectivité sont perméables. Mais surtout, ces collectivités n’ont pas la prétention – ni les moyens – de proposer une alternative à la collectivité nationale. Elles offrent un complément de sociabilité à personnes déjà socialisées dans une collectivité plus vaste. Les « communautés » issues de l’immigration ont cela de particulier qu’elles constituent une projection d’une société fonctionnelle existant ailleurs, et pour cette raison elles offrent une alternative complète aux règles, aux habitudes, à la sociabilité de la collectivité d’accueil. C’est pour cela qu’elles entrent inévitablement en conflit avec celle-ci, qui a ses propres règles, sa propre sociabilité, ses propres habitudes et qui a les moyens de les imposer.
Il y a chez l’être humain un réflexe de conservation qui nous pousse à préserver les cadres dans lesquels nous avons été élevés et qui nous ont fait tels que nous sommes. C’est pourquoi les « communautés » immigrées craignent avant tout l’assimilation. Car l’assimilation marque la disparition de la « communauté » en tant qu’objet de la sphère publique en rangeant les origines dans le domaine du privé. Les « communautés » développent donc des mécanismes de défense pour empêcher l’assimilation de leurs membres. Et le mécanisme le plus évident est celui qu’on pourrait appeler le mécanisme de séparation. Il consiste en un ensemble de mesures, de règles, d’obligations qui font que les membres de la « communauté » vivent entre eux, séparés du reste de la collectivité d’accueil. Cette séparation peut être obtenue de différentes manières : par l’endogamie, par la concentration géographique suivie d’une occupation du terrain qui fait partir les non-membres de la « communauté » ; par le port de signes apparents destinés à marquer l’appartenance ; par l’observation pointilleuse de règles limitant le contact physique, la pratique de certaines activités sociales et sportives, la consommation de certains mets. Et le tout accompagné d’une attitude agressive refusant tout compromis, de nature à provoquer chez l’autre le rejet. Car il faut toujours garder en tête que le but de ces comportements n’est pas de se faire accepter, mais de se faire exclure, cette exclusion étant la plus sure manière de protéger la « communauté » des influences corruptrices de la société d’accueil. Rien ne protège mieux l’unité d’une communauté que la conviction d’être une forteresse assiégée.
Ce raisonnement explique pourquoi ces « communautés » observent souvent les préceptes sociaux et religieux de leur société d’origine bien plus strictement, plus rigoureusement, plus agressivement dans le pays d’accueil qu’ils ne le faisaient dans le pays d’origine, et que cet intégrisme soit plus présent chez les jeunes nés dans le pays d’accueil – et dont l’identité communautaire est plus faible – alors qu’il est absent chez les immigrants de la première génération, formés dans leur société d’origine et craignant moins la perte des « racines ».
Ces questions ont été particulièrement analysées par les philosophes juifs qui se sont penchés sur leur propre communauté. Car s’il est une « communauté » qui a de l’expérience dans la préservation d’une vie communautaire au sein d’une société d’accueil différente, c’est bien la communauté juive. La grande bataille au sein des juifs français est depuis longtemps celle qui oppose – très violemment quelquefois – les « assimilationnistes » aux « traditionnalistes », les seconds reprochant aux premiers de mettre en danger l’existence même d’une culture juive qui ne peut subsister pour eux sans une séparation stricte – qui implique paradoxalement un certain antisémitisme comme l’avait fort justement analysé Sartre. L’agressivité des expressions du CRIF n’est en rien le fruit du hasard. Elle a la même fonction que la « burkini » ou les prières de rue islamiques : provoquer un rejet qui à son tour isole la « communauté » pour la protéger de l’assimilation. C’est pourquoi les organismes comme le CRIF alimentent l’antisémitisme autant qu’ils le combattent.
Il y a dans l’affaire de la burkini – que ce soit chez les partisans ou chez les adversaires de l’interdiction – une incompréhension fondamentale qui obscurcit tout le débat. La burkini – comme le voile – n’ont rien à voir avec la laïcité ou la condition de la femme. L’objectif de ces symboles est tout autre : c’est de séparer ceux qui sont dans la « communauté » de ceux qui sont en dehors, et d’empêcher les règles de la sociabilité française de supplanter celles héritées de la tradition des pays d’origine. Le burkini, le voile – mais aussi le Ramadan et toute la batterie d’interdits alimentaires, sociaux et sexuels – sont une sorte de « mur de Berlin » dressé autour de la « communauté » pour empêcher les estrangers d’y rentrer et les membres d’en sortir. Combien de collègues hésitent à inviter un musulman ou un juif à leur table, ne sachant pas ce qu’on peut ou non leur servir, ce qu’ils peuvent ou non faire à telle ou telle date ?
Est-ce grave, docteur ? Après tout, diront certains, quel est le problème si les gens veulent vivre séparés les uns des autres ? Pourquoi obliger tout le monde à dialoguer, pourquoi socialiser les gens de force si certains veulent s’isoler et vivre exclusivement avec des gens qui leur ressemblent ? Dans la réponse à cette question, il y a implicite un choix de société. Dans notre pays, nous avons mis en place toutes sortes de mécanismes de solidarité et de redistribution : nous avons fait en sorte que le prix de l’électricité ou celui du timbre soit le même partout – ce qui revient à faire payer plus certains, les clients « rentables », pour que d’autres, les « non-rentables », aient la même qualité de service. Chez nous, les citoyens des régions riches continuent à payer pour que les citoyens des régions plus pauvres aient un niveau de vie raisonnable, et c’est la solidarité nationale qui prend en charge les habitants lorsqu’une région est sinistrée, que ce soit par un évènement accidentel ou par une mutation économique. Or, il faut bien comprendre que ces mécanismes n’existent pas ailleurs. En Grande-Bretagne, aux Etats-Unis le mot « péréquation » n’existe pas, et lorsqu’on leur explique en quoi ça consiste, ils sont toujours surpris que les gens acceptent de payer des impôts pour les autres. Car dans ces pays, la solidarité passe essentiellement par la charité. Et c’est là toute la différence : dans la charité, celui qui la fait peut choisir ses pauvres.
Si l’on accepte chez nous ce mode de solidarité inconditionnel et impersonnel, cela tient beaucoup à ce « monisme jacobin » qu’on critique tant. Les citoyens de l’Ile de France acceptent de payer pour ceux de la Corse, les consommateurs urbains d’électricité acceptent de payer pour les campagnes parce qu’ils se sentent membres d’une collectivité nationale, avant d’être membres de telle ou telle « communauté ». Et s’ils se sentent ainsi, c’est parce qu’ils partagent des règles, des institutions, une langue, une sociabilité raisonnablement uniformes et acceptées par tous. Aller vers une société « communautaire », c’est renoncer à cette logique pour adopter celle d’une société fragmentée ou la seule solidarité qui vaille est celle qui s’exprime à l’intérieur de votre « communauté », et ou le débat politique consiste essentiellement à un arbitrage permanent entre les revendications contradictoires des structures communautaires.
Personnellement, ce n’est pas le genre de société que je voudrais ni pour moi, ni pour mes enfants. Je préfère la solidarité nationale, qui par définition est inconditionnelle et impersonnelle, à la solidarité des « communautés » qui, parce qu’elle est conditionnelle et personnelle, donne à la « communauté » un énorme pouvoir sur l’individu. On est citoyen dans la nation, on n’est jamais que « sujet » dans sa « communauté ». Je préfère la politique qui se fait dans un débat entre citoyens à la politique paranoïaque qui résulte de l’affrontement permanent de « communautés » toujours promptes à se poser en victimes pour mieux ressouder leur unité. Je préfère la société ou je peux serrer la main de l’autre ou l’inviter à ma table sans avoir à me demander si ces gestes ne l’offenseront pas.
Les arrêtés anti-burkini ne sont pas une solution. Mais ils ont le mérite de poser le problème. Sommes-nous prêts à accepter une société fractionnée en « communautés », chacune dressant autour d’elle des murs – fussent-ils en tissu – pour s’isoler de l’extérieur ? Et bien, s’il n’y a pas une véritable pression pour l’assimilation, si on laisse se développer les tentatives séparatistes, c’est exactement ce qui nous arrivera. Et plus la société sera fragmentée, moins les mécanismes de solidarité liés à la collectivité nationale seront légitimes et plus ceux qui veulent les démanteler eux trouveront un terreau favorable. C’est cela qui explique pourquoi nos chères « classes moyennes », qui se pourlèchent déjà les babines à l’idée qu’elles n’auraient plus à payer pour les écoles, les hôpitaux, l’électricité des pauvres, se sont si facilement converties à la vision « séparatiste » de la société.
Déjà en 1667, dans son « Essai sur la tolérance », Locke pose le débat : « Il est dangereux qu’un grand nombre d’hommes manifestent ainsi leur singularité quelle que soit par ailleurs leur opinion. Il en irait de même pour toute mode vestimentaire par laquelle on tenterait de se distinguer du magistrat et de ceux qui le soutiennent ; lorsqu’elle se répand et devient un signe de ralliement pour un grand nombre de gens (…) le magistrat ne pourrait-il pas en prendre ombrage, et ne pourrait-il pas user de punitions pour interdire cette mode, non parce qu’elle serait illégitime, mais à raison des dangers dont elle pourrait être la cause?». Je ne sais si les membres du Conseil d’Etat on relu Locke avant de prendre leur décision sur le « burkini », mais toute la problématique est là. Et Locke, dans une Angleterre qui sortait d’une guerre civile entre factions « séparatistes » savait de quel danger il parlait. Le problème est que la France de 2016 est juridiquement très mal outillée pour combattre ces tendances, parce que nous n’avons pas une expérience récente de ce type de phénomène. Pendant les deux derniers siècles, les membres des « communautés » se sont plutôt battus pour être reconnus français « comme les autres » – l’expression elle-même est révélatrice – en effaçant lorsque c’était possible les signes de reconnaissance qui pouvaient les identifier. Et les tentatives de séparatisme culturel ont été ponctuelles et relevaient plus du folklore qu’autre chose. Il nous faut remonter plus de deux siècles en arrière pour trouver une véritable volonté de séparation communautaire. Notre droit moderne, très libéral, a été construit en conséquence : il ne se pose jamais la question de la préservation des liens qui constituent la collectivité nationale, qui sont tenus comme allant de soi. Son seul but est la protection des droits individuels face à l’Etat, sans qu’il existe des sauvegardes lorsque l’action individuelle se met au service d’une aspiration communautaire.
Oui, le problème n’est pas simple. On aimerait que nos juristes, au lieu de se faire les défenseurs de principes immuables et sacrés, fassent au contraire preuve de créativité pour adapter le droit à la réalité, et non l’inverse. Il ne s’agit pas bien entendu de mettre en cause les libertés individuelles, mais de comprendre que la cohésion de la société est la condition nécessaire de leur exercice, et que cette cohésion est un sujet de protection juridique au même titre que les libertés de chacun. Sans sociabilité, il n’y a plus de société, et donc plus de droit. Quant à la LDH, elle ferait bien de réfléchir un peu à ses combats. Car qui est le véritable défenseur des droits de l’homme ? Celui qui défend le droit inaliénable de chacun d’entre nous de s’enfermer dans sa prison communautaire, de se condamner à une servitude fut-elle volontaire ? Ou celui qui au contraire veut sortir les gens des prisons, fussent-elles dorées, fussent-elles choisies ?
La question, vous le voyez, est complexe. Personnellement, je n’hésite pas un instant. Dans notre République, nul n’a le droit de se vendre lui-même comme esclave, nul n’a le droit de se mutiler, nul n’a le droit de choisir lui-même l’ignorance. C’est pour cela que nous avons aboli l’esclavage, que nous avons proclamé l’intangibilité du corps, et fondé l’école obligatoire. Et si la LDH veut défendre au nom de la liberté le droit inaliénable de l’individu de s’enfermer lui même dans une prison, ce sera sans moi.