Dans le « Discours de la servitude volontaire », La Boétie stipule que, contrairement à un cliché largement véhiculé, la servitude n’est pas imposée par la force, mais volontaire. C’est ce qui explique qu’un petit nombre parvienne à contraindre l’ensemble des autres citoyens à obéir servilement. Il enjoint ses contemporains à se libérer en affirmant « Soyez résolus à ne plus servir et vous voilà libres. »
L’analyse de Baruch de Spinoza sur la liberté est connue : « Les gens se croient libres alors qu’ils ignorent les causes qui les déterminent. »
Les recherches contemporaines nous permettent d’explorer les conditionnements, y compris dans nos démocraties occidentales, qui poussent à prendre telle ou telle décision, à voter de telle ou telle manière même dans un sens contraire à nos intérêts, à fabriquer nos propres servitudes qui écartent toutes voies alternatives propres à imaginer une autre société.
L’information comme support à des servitudes inconscientes
De La Boétie à Bourdieu en passant par Spinoza, Gramsci et Foucault, bien des auteurs ont compris que la domination politique d’une classe ne pouvait perdurer sans une forme de servitude volontaire obtenue non par la force brute et la contrainte des corps, mais par la manipulation et le contrôle des esprits.
L’auteur cite Bertolt Brecht pour qui « Rien n’est pire que l’asservissement occulte. Car si l’asservissement est manifeste, s’il est reconnu comme tel, il existe un autre état : celui de la liberté. Mais si l’esclavage effectif est appelé par tous liberté alors la liberté n’est même plus pensable : non seulement l’asservissement devient un état naturel, mais la liberté devient un état non naturel. »
Depuis quelques décennies, avec une accélération ces dernières années, l’horizon vers lequel se dirige notre société est une société de contrôle total, non pas un contrôle total des individus, mais un contrôle total des informations. Dans ce cadre, les individus deviennent les supports des informations qu’ils produisent eux-mêmes en le sachant ou pire en ne le sachant pas. Cette manière de conduire les comportements fait de nos sociétés actuelles des sociétés de contrôle au sein desquelles l’information devient un moyen de donner des ordres sans en avoir l’air.
Les individus sont invités à accepter ces règles du jeu social qui sont autant de fabriques de servitudes. Seules importent les informations captées, confisquées, prélevées par les États, les GAFAM et les partenaires de la vie économique, sociale, politique et culturelle. Ainsi, les populations sont conduites à se soumettre, de gré ou de force, à une culture qui a lâché la proie du vivant pour l’ombre des vérités algorithmiques ou de l’intelligence artificielle.
À une époque encore récente où les catégories économiques et les actes sociaux étaient régulés par dans la morale religieuse, athée ou encore laïque a succédé une époque, la nôtre, de marchands qui érigent en vérités transcendantales quasi religieuse ou sacrée les chiffres, qui croient au pouvoir des chiffres. Les scientifiques, les informaticiens plaident l’objectivité des chiffres alors que leur usage est politique. Les scientifiques sont devenus les alliés objectifs, sans le savoir, sans le vouloir, de la rationalité marchande soumise à la loi du spectacle et à la loi de la concurrence, car il faut être publié pour être reconnu.
La lecture numérique du monde, son imaginaire opère par la soustraction de l’expérience sensible, du réel, du vivant. Dans ce monde numérique, la philosophie et l’art ne pèsent pas lourd faute de pouvoir être transformés en marchandises, hormis la philosophie réduite à la portion congrue du développement personnel et du coaching qui atomise et individualise les questions. La capacité à penser est entamée et les champs de la connaissance sont appauvris. La censure a pris une autre forme : elle n’interdit pas, elle empêche. Il suffit pour censurer de rendre négligeable, insignifiant tout acte de vie social et subjectif qui ne peut se convertir en valeurs pratico-formelles c’est-à-dire dans le langage et les codes des affaires et du droit.
Les services publics, des lieux privilégiés d’expérimentation des « nudges »
Depuis plus de vingt ans, les gouvernements successifs, dans les champs comme le soin, l’université, la recherche, la culture, l’information, ont installé des fabriques de servitude volontaire et de soumission sociale au nom du progrès et de la modernisation(1)Esprit « nudges » : formes de manipulation sociale librement consentie comme dans la gestion de la Covid-19, informations et dispositifs incitatifs pour « aider » les citoyens à s’en sortir (à sortir) en leur évitant de réfléchir, vaccination non obligatoire, mais passe sanitaire indispensable.. Ces dispositifs ont fini par pulvériser les acquis ou conquis sociaux de l’État social de droit et le goût de la pensée révoltée et du savoir du vivant. C’est une véritable colonisation des mœurs autant que des esprits, analogues à toutes les formes d’esclavage et d’exploitation des humains que l’histoire a connues.
Dans l’éducation, les neurosciences cognitives sont instrumentalisées, notamment durant la période Blanquer, pour faire des élèves un sujet neuro-économique et justifier l’alignement des élèves et la mise en ligne de leurs cerveaux dont les soi-disant défaillances sont confiées au redressement comportemental des plates-formes sanitaires souvent privées, car cela est « juteux » financièrement. À l’université, il faut se normaliser pour apparaître en bonne place au classement de Shanghai, renoncer à toute singularité, à toute originalité des projets pédagogiques pour rejoindre le troupeau et le concert de bêlement. L’évaluationnite aiguë, la pratique intensive des tests nationaux ou internationaux ne mesurent pas le niveau de connaissance, mais l’adaptation aux tests.
La tentation est grande, suite au confinement, d’instituer plus de télétravail dans l’enseignement nous transformant en humains numériques, habitant un logement digital implanté dans une ville intelligente, nourris par des services à la personne par Internet.
Autoroutes de servitude et démocrature ou totalitarisme mou
Nous sommes placés sur des autoroutes de servitude sur lesquelles nous pouvons tourner à l’infini sans être du tout enfermés tout en étant parfaitement contrôlés.
La gouvernance numérique et technocratique a fait exploser les contre-pouvoirs traditionnels des sociétés démocratiques. C’est au cœur des métiers que les radars des servitudes sont installés au nom de la modernité, de l’efficacité économique, de la performance comportementale, au nom de la science instrumentalisée avec des métronomes invisibles qui scandent les moments de nos existences : l’e-médecine, le dossier médical informatisé, les consultations auprès d’une start-up algorithmique faisant de la consultation en présentiel un luxe réservé aux plus riches, la prolifération d’agents conversationnels psychiques ayant une apparence humaine… Il s’agit de créer des dispositifs de conduite des conduites pour fabriquer un habitus dans le cadre d’une éducation numérique.
Nous assistons, sans nous en rendre compte, à la montée en puissance d’un totalitarisme doux, fluide, opaque, car se parant des formes de la démocratie, la montée en puissance de la démocratie des « coups de coude ». Les pouvoirs publics manipulent, aident toujours d’une manière insidieuse les citoyens dans leurs prises de décision par des « coups de coude » ou coups de pouce » qui correspondent à la pratique des « nudges » Cela consiste plus à agir sur leurs comportements et moins à en appeler à la raison critique dans un espace démocratique. De manière plus douce que les pays autoritaires, dans les démocraties libérales, les comportements humains sont aidés, manipulés, car les citoyens n’auraient pas le temps de réfléchir à chaque prise de décision.
L’économie comportementale d’« incitation douce » s’inscrit dans la formation d’un individu souverain coupé de ses racines sociales qu’on guide sans ouvrir un espace démocratique de dialogue et de confrontation. Ainsi l’individu devient abstrait : pas d’origine sociale, pas de goûts singuliers, pas d’histoire.
L’autocratie numérique s’installe avec un libéralisme autoritaire, avec une idéologie de la standardisation des comportements et des cerveaux par les sciences instrumentalisées. Nous adoptons formellement les raisonnements inductifs qui nous donnent des ordres l’air de rien, d’où la réorganisation des services publics confiée à des cabinets rodés aux maniements des données plutôt qu’aux administrations centrales. La réforme des métiers est confiée à des consultants qui ignorent tout des métiers plutôt qu’aux professionnels eux-mêmes.
Achille Mbembe et son opus « Critique de la raison nègre » sont cités. Il met en exergue « l’homme chose, l’homme-machine, l’homme-code et l’homme-flux qui cherche avant tout à réguler sa conduite en fonction des normes du marché, n’hésitant pas à s’auto-instrumentaliser et à instrumentaliser autrui pour optimiser ses parts de jouissance. »
Il y a, dans nos sociétés occidentales qui se prévalent de valeurs démocratiques, une contradiction entre :
- la démocratie dont le principe fondateur veut qu’elle n’importe aucune règle extérieure, qu’elle ne se soumette à aucune règle qu’elle ne s’est pas donnée elle-même,
- et le treillis de normes contraires à ce principe.
La démocratie signifie se donner des limites sans hétéronomie ou sans contraintes extérieures que l’on ait acceptées ou débattues.
De tout cela naît ce qu’en psychologie on nomme une double injonction contradictoire, source de détresse sociale et individuelle. Cela aboutit à un habitus contrarié qui peut être soit le lieu et le moteur de forces sociales explosives, soit la cause de détresse individuelle. Il en est ainsi dans les services publics où les agents se donnent pour mission d’être au service de la population alors que le new management public les en empêche.
Face à ce tropisme de la servitude volontaire, que faire ? Quelle stratégie adopter ?
Pour Roland Gori, il faudrait s’appuyer sur le langage créatif et non réduit à son utilité informative. Par le langage, il faut en passer par l’utopie pour renverser ou remettre en cause l’ordre existant, pour réinventer la liberté et construire un nouvel imaginaire. L’acte de création authentique est de fait un acte de résistance à l’ordre de nos sociétés de contrôle qui gouvernent au nom d’informations dites « objectives ». En d’autres termes, il faut s’appuyer sur la « sorcière de l’imagination » et accepter les leçons de l’incertitude et de la complexité et renoncer au monde des algorithmes qui simplifie le monde.
Les seules boussoles pour se libérer des fabriques de servitude sont la puissance du langage enrichie, la force de la métaphore, l’autorité du récit, la littérature. Ce sont autant de voies d’émancipations individuelles et collectives, des formes de marronnage à l’instar des esclaves de nos colonies ultra-marines qui s’échappaient et se réfugiaient en d’autres lieux pour construire une société d’égalité.
La pandémie du Covid-19, une occasion d’émancipation manquée
Des événements pourraient potentiellement remettre en cause cette « démocratie des coups de coude ». Il en aurait pu être ainsi avec la pandémie du Covid-19, cette « tempête parfaite » qui a fait vaciller nos automatismes sociaux et psychiques issus de la mondialisation. La fiction d’un individu « autoentrepreneur » de lui-même se heurtait frontalement aux valeurs de solidarité et de fraternité qu’exigent les épidémies.
La puissance du rêve et de l’utopie
Si nous ne rêvons pas, si notre esprit est rétif aux utopies, nous sommes condamnés à perpétuité dans le confinement des servitudes de la modernité, celles qui nous donneront l’illusion d’être libres et seuls. Lorsque l’utopie rencontre les forces sociales auxquelles elle donne un sens et lui confère une puissance, le pouvoir est menacé. Le mode d’être de l’ordre peut être renversé ou déplacé.
Notre époque témoigne du mépris pour les utopies et les utopistes. Cette position éthique accompagne une ruine de la langue passée au tamis de la censure et désossée dans ses fonctions inventives. Cette défaillance de la langue fait conjonction avec une violence d’autant plus meurtrière qu’elle n’est pas spectaculaire. Pour sortir de l’autocratie numérique, il faut faire preuve d’imagination.
Toute interprétation strictement littérale des énoncés du langage à laquelle se livrent aussi bien le code numérique que la lecture cognitiviste de la communication, obère la possibilité d’acte de création et de résistance en protégeant l’ordre existant et en invitant le citoyen à la besogne et à se soumettre.
L’art comme acte de résistance à une imposture morale
L’art pourrait guider nos pas sur le chemin de la connaissance et de la sagesse en restituant au monde toute une partie de ses possibilités à partir des contradictions et des paradoxes contenus dans le langage et « muselé » par les significations univoques.
Albert Camus révèle l’imposture morale de notre époque : s’il n’y a que les résultats qui comptent, la triche est honorable, du moins jusqu’à ce que l’imposteur ou le faussaire se fasse prendre. Il devient condamnable non du fait des moyens employés, mais des succès ou des échecs auxquels il parvient, non par la morale, mais par l’échec de ses performances. L’efficacité est le maître-mot de cette culture. Seules la métaphore, la poésie, la littérature, le langage enrichi révèlent l’imposture morale de cette culture de l’efficacité.
Le nouvel esprit utopique passe par l’invention d’un nouveau langage et la libération des possibilités retenues dans les langues, de la numérique à la plus littéraire, du créole jusqu’au rap en passant par l’écriture mathématique la plus huppée. Les esclaves se réappropriaient, par le créole et la créolisation, l’épaisseur d’un monde confisqué par la langue utile des plantations. Dans le prolongement des propos de Patrick Chamoiseau, Roland Gori estime que l’acte de création est une forme de marronnage dont le conte créole est une des plus puissantes illustrations.
L’auteur revendique le droit au mélange, à la diversité, au métissage, à la créolisation. Il invite à sortir des fabriques de nos nouvelles servitudes par la créolisation des consciences et des visions du monde.
Il cite Édouard Glissant qui affirme : « La mondialisation économique nous fait entrer dans des régions où, premièrement, l’uniformisation des sensibilités est totale, où l’exploitation des peuples faibles est totale, où les guerres sont considérées comme des moyens légitimes de mener des opérations de police. Cela n’est pas une région du monde, c’est la continuation pure et simple des anciens phénomènes de colonisation et d’impérialisme. »
Le wokisme comme impasse
La culture woke qui prétend lutter contre toutes les formes de discriminations, racistes, féministes, est une impasse et tend dangereusement aux processus de censure de la langue avec des cérémonies sacrificielles d’autodafés d’ouvrages au contenu jugé discriminatoire, mais aussi la condamnation de l’utilisation au figuré de mots comme « nègres », « enculé » ou « pute » considérés comme injures racistes, homophobes ou machistes, avec des cérémonies sataniques qui brûlent « Tintin et Milou ». Il est inutile d’interdire les ouvrages qui montrent des Indiens avec des coiffes de plumes ou au torse dénudé. Le grand danger est le suivant : demain faudra-t-il brûler les œuvres de Shakespeare parce que « Le Marchand de Venise » est présenté comme Juif ou « Othello » comme Maure ? Faudra-t-il interdire le grec et le latin parce qu’elles sont les langues originaires de peuples esclavagistes ? Les crimes de l’esclavage, de la colonisation, les discriminations rexistes et sexistes sont inexcusables. La « culture de l’effacement » ou cancel culture n’en est pas moins dangereuse et délétère.
Le marronnage, la culture, la poésie, la métaphore comme ferments émancipateurs
À chaque fois que nous nous arrachons à l’univers du rationalisme morbide et dévoyé, nous « marronnons », nous marronnons à la manière du conteur qui s’arrache à la langue d’utilité de la plantation dans les cérémonies communautaires du soir pour imaginer un autre monde.
Le système socioéconomique dans lequel nous vivons permet de moins en moins un savoir critique, une philosophie du soupçon. La culture a été absorbée par la société du spectacle et la recherche a suivi ce mouvement.
La question qui se pose est celle-ci pour tous ceux qui veulent agir pour une nouvelle société plus juste, plus humaine, plus égalitaire dans laquelle chacun trouve sa place et sa dignité : comment injecter des ferments de révolution culturelle dans un monde aussi globalisé que fragmenté, orphelin des grandes utopies du XXe siècle et vouant aux gémonies les idéaux humanistes de la gauche sociale-humanitaire dont les descendants sont largement considérés comme les alliés objectifs du néolibéralisme ? En effet, le néolibéralisme ne laisse plus d’espace au compromis cher aux « solidaristes », encore en vigueur jusqu’au début des années 1970, entre les bourgeois de gauche qui ne pouvaient consentir au progrès social que dans la seule mesure où la classe ouvrière ne remettait pas en cause le capitalisme et, où, en contrepartie d’un mieux-être matériel, la classe ouvrière ne s’attaquait pas à la propriété capitaliste.
Enfin, prenons conscience des barbelés virtuels dans les pays « libéraux », barbelés formalisés par la langue comme un conseiller de la reine Isabelle d’Espagne ou de Castille l’affirmait : « L’empire a besoin du langage autant que de l’épée pour coloniser les peuples et soumettre ses propres sujets à une nouvelle forme de dépendance. » Cette soumission est également à l’œuvre dans nos sociétés par le truchement des codes numériques, des algorithmes, des tendances à la binarité…
Notes de bas de page
↑1 | Esprit « nudges » : formes de manipulation sociale librement consentie comme dans la gestion de la Covid-19, informations et dispositifs incitatifs pour « aider » les citoyens à s’en sortir (à sortir) en leur évitant de réfléchir, vaccination non obligatoire, mais passe sanitaire indispensable. |
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