La guerre sanitaire n’aura pas lieu

Source : https://www.pratiques-sociales.org/la-guerre-sanitaire-naura-pas-lieu – 15 avril

De deux choses l’une : soit l’actuelle pandémie Covid-19 est la punition infligée par les dieux eu égard à nos immenses péchés privés, soit cette pandémie plonge ses racines dans l’histoire sociale, précisément dans les options économiques et politiques néolibérales, hégémoniques depuis des décennies. Certes, la punition divine relève du rudimentaire, du primitif, de l’attardé. Il vaut mieux la remplacer par son succédané moderne : la « guerre sanitaire », guerre sainte s’il en est, mettant aux prises tous les humains sans distinction de genre, de statut social (mais en excluant les trop pauvres), de conviction religieuse (supposée modérée),commandants et commandés fusionnés dans le malheur, fiers de leur commune condition, bref plus et autre chose que des citoyens : des croisés et, en face, un adversaire invisible quoique omniprésent, puissant, mortifère, implacable, sournois, tapi derrière un pseudonyme pour mieux s’infiltrer partout. Toute confusion avec un récit de science-fiction ne serait surtout pas une simple coïncidence.

L’important est d’escamoter les enjeux réels. Des années de pseudo-rationalisation budgétaire, soit d’économie politique de la pénurie imposée aux services publics, services de santé en-tête, aboutissent à la pancatastrophe actuelle et ses imprévisibles suites. Pas de soignants en nombre suffisant, de matériaux pour secourir efficacement, de protections pour travailler sereinement, de conditions pour ne pas mourir en aidant autrui. Ce n’est pas le néolibéralisme qui a déclenché le virus. C’est complètement lui qui en rend le traitement problématique, le transformant ainsi en épidémie et ensuite en pandémie si terriblement coûteuse en vies humaines.

N’empêche que nombreux sont ceux qui ne suivent pas les consignes, deviennent fort agressifs face aux contrôles, se promènent dans les parcs publics (maintenant fermés) ou en bord de mer (idem), organisent des barbecues (sic), ne fréquentent pas cinémas et discothèques uniquement parce qu’ils sont fermés, se font interpeller par la police et probablement bientôt par l’armée. Ils tiennent à consommer comme d’hab’ y compris du papier toilette – puisqu’on leur rabâche depuis des décennies que c’est cela la vraie vie. Las, ce n’est pas pour autant qu’ils réussissent à suivre ceux qui ont déjà quitté les villes contaminantes et contaminées pour se réfugier dans leurs maisons de campagne protégées sous des cloches sans tain (« l’exode », ironise Le Monde). L’affaire n’est point simple dès qu’il faut alléger, sinon supporter la réclusion familiale, les face-à-face et leurs impossibles à dire, l’obligation de s’occuper des enfants pour que ceux-ci occupent les adultes, l’étroitesse des logements, l’éclosion des symptômes individuels et de couple… Mais les avions continuent de voler – vides, pour conserver leurs créneaux de vol tandis que, sur terre, des SDF sont verbalisés pour non-respect du confinement domiciliaire. « Les gens deviennent fous », dit-on. En réalité, la conjoncture objective encourage l’expression discursive et comportementale de la folie subjective que tout un chacun héberge.

Tout n’est pas perdu, cependant. Toutes sortes de comportements solidaires, individuels et collectifs, ont lieu. A 20h chaque jour, depuis leur balcon ou le seuil de leurs maisons, des voisins applaudissent le dévouement hors pair des personnels de santé – copieusement tabassés il y a peu par les forces dites de l’ordre parce qu’ils manifestaient pour la levée des coupes budgétaires imposées aux hôpitaux. Pour sa part, dans une récente allocution, le président français rappelle que la santé n’est pas une marchandise comme les autres – bonne nouvelle qui contredit le credo néolibéral qui ordonne toute l’action de ce même président. Il pourrait le dire également de l’éducation, par exemple. En fait rien n’est marchandise sauf à se faire attraper dans les filets du fétichisme néolibéral. C’est dans ce cadre, et uniquement là, qu’il y a sanctuarisation à la fois des investissements et des coûts, des protocoles confondus avec la vérité ultime, des contrôles tatillons des subordonnés et des décontrôles massifs des commanditaires, des jouissances obscènes des petits-chefs aussi tatillons que foncièrement improductifs. Et si jusqu’ici il n’y avait pas d’argent, maintenant grâce au coronavirus des trésors incalculables sortent de terre, en France et ailleurs – notamment pour les banques et les entreprises. En fait, l’argent manquait juste pour certains usages et en direction de certains destinataires.

A ce jour, l’actuelle pandémie tue largement moins que le virus Ebola, la grippe espagnole ou la rougeole. Son importance n’est donc pas quantitative mais qualitative, éminemment qualitative. Sont en cause les défaillances des Etats, y compris des pays riches, techniquement très avancés, à contenir la pandémie, soit l’impréparation des moyens, les informations paradoxales et/ou contradictoires et/ou fausses, les inégalités criantes des conditions de vie qui le sont souvent de survie, la mondialisation financière et la paupérisation accrue de vastes secteurs de la population, paupérisation économique autant que déstabilisation sociale et ravage psychique, l’insouciance écologique, la démocratie approximative sous laquelle nous vivons… Enormément de gens, y compris, à leur manière, les rebelles aux consignes, lient ces conditions sociales et la pandémie. Ils vivent individuellement et collectivement les multiples déphasages entre le monde qu’on leur vend (et que beaucoup achètent) et le monde tel qu’il va de fait. C’est de ce côté-là qu’il faut chercher ce qui est en cause aujourd’hui. Et également ce qui sera probablement en question – un peu ? beaucoup ? – dans l’après-pandémie…

Il n’y a pas de guerre sanitaire car les belligérants ne sont pas du tout ceux qu’on nous désigne comme tels. Le Covid-19 n’est pas une cause, moins encore une explication – mais un symptôme, un terrible symptôme. Il s’agit d’un porte-parole, d’une sorte de grimace respiratoire de notre système politique. Car, en effet, il y a bien une guerre, laquelle admet un seul et unique adjectif : guerre sociale. Ce n’est pas pour rien que nos dirigeants sont si inquiets.

Cela dit, on peut rejeter ce genre d’analyse. Il restera alors à implorer les dieux d’arrêter la pandémie – si cela ne les dérange pas trop.